La transition linguistique et l’enseignement en Tunisie: Apprentissage des sciences
Par Habib Batis - Une des caractéristiques principales du système éducatif Tunisien est qu’il doit composer avec une situation linguistique complexe qui conditionne fortement son organisation et son évolution. Soucieux de maintenir le pays ouvert à la civilisation scientifique et technique, les concepteurs de la réforme de 1958 ont favorisé et développé l’utilisation conjointe de l’arabe et du français comme langues d’enseignement dès les premières années de scolarisation. Un choix qui fait du bilinguisme un élément important de la stratégie du développement. Dans ce contexte, le français a toujours occupé une position ambiguë. Il oscille entre un ressentie comme langue du colonisateur et un moyen d’ouverture et d’accès à l’enseignement scientifique et technique.
Le paysage linguistique de l’enseignement Tunisien peut ainsi être décrit par une langue de scolarisation qui est un enchevêtrement d’enseignements de langues et de langues d’enseignement. Elle englobe «les langues comme matière», «les langues des matières non linguistiques» et «les langues étrangères». Toutes ces composantes devraient contribuer à l’acquisition de compétences en langues; toutes devraient utiliser la langue pour l’apprentissage et l’enseignement. L’adoption d’une approche globale pour la langue de scolarisation permet de comprendre l’importance des compétences en langues pour divers domaines, tels que le développement personnel, la participation à la vie sociale et la communication et l’interaction avec les autres dans différents contextes sociaux et culturels. Dans cet article nous nous intéressons à la «langue des matières non linguistiques» et plus particulièrement à la composante «langue des matières scientifiques» dans le sens que c’est cette dernière qui, dans le contexte du système éducatif Tunisien, présente des transitions linguistiques au cours des différentes périodes de scolarisation. Mais, il serait utile, dans un premier temps, de revenir brièvement sur les repères historiques qui ont caractérisé la politique linguistique lors des différentes réformes.
Bref regard historique sur la politique linguistique balbutiante
Dès le lendemain de l’indépendance, les pouvoirs publics qui se sont succédé à la tête de l’état ont mené des politiques linguistiques variables. Tout en étant partagées entre une volonté d’affirmer une identité nationale à travers la langue arabe et la nécessité de la langue française, elles ont profondément marqué l’évolution du système éducatif. En 1958, le modèle d’éducation institué se propose de former un individu parfaitement bilingue. Les matières scientifiques sont enseignées en français, une décision qui s’inscrit logiquement dans une continuité de ce type d’enseignement jusqu’au niveau supérieur. Le modèle didactique adopté est axé sur plusieurs dimensions, culturelle, scientifique et l’étude de la littérature.
Au bout d’une décade et demie d’une expérience d’enseignement caractérisée par l’option bilingue, un grand chemin est parcouru malgré les problèmes humains et matériels. La scolarisation et le bilinguisme se sont développés sur la quasi-totalité du territoire pour toucher un important contingent d’enfants en âge de scolarisation. Mais cet aspect quantitatif ne peut à lui seul être considéré comme un critère de réussite d’une politique scolaire. En effet, les statistiques publiées au début des années 70, révèlent les forts pourcentages des redoublants et d’abandons à la fin du cycle primaire. Elles marquent les difficultés d’un système qui s’adresse initialement à une élite et qui n’a pas pu, sans difficultés, s’adapter à une large échelle. A cette époque, certains responsables et enseignants particulièrement ceux de formation unilingue incriminent le bilinguisme et le tiennent pour responsable de la faiblesse du niveau des élèves et de la plupart des retards scolaires.
Devant ces difficultés, une politique d’arabisation de l’enseignement est adoptée. La langue arabe devient la langue véhiculaire de toutes les disciplines. L’arabisation des enseignements scientifiques et techniques qui constitue un axe important de cette politique, se confronte de fait à de sérieuses difficultés. Elle vient de fait, mettre fin arbitrairement à la continuité de la langue d’enseignement des matières scientifiques créant ainsi des fractures tout le long du cycle scolaire de l’école de base mais aussi entre celui-ci et le cycle secondaire.
La déroute de ce changement d’orientation en matière de politique linguistique est apparue sur plusieurs niveaux:
• Celui de l’uniformité des outils utilisés sans tenir compte des disparités des situations sociales des écoles sur le territoire,
• Celui de l’évolution du modèle didactique vers le développement de compétences «communicationnelles». Celui-ci se fracasse contre une réalité où l’évaluation est basée exclusivement sur des travaux écrits ; résultat : une moindre maitrise des deux langues,
• Celui enfin, de la rupture linguistique dans l’enseignement des concepts scientifiques et techniques au cours de la scolarité. Enseignés en arabe au cours de l’école de base, ceux-ci sont désormais véhiculés par la langue française aux niveaux secondaire et supérieur. Compte tenu de la place que le français occupe dans l’enseignement supérieur et des contradictions de son enseignement au niveau secondaire, cette langue constitue, du fait de cette orientation de la politique linguistique, un frein à l’accès de certains élèves aux matières scientifiques et techniques.
La réforme de 1989 a redéfini les finalités et les missions de l’école en instituant l’enseignement de base obligatoire et a restructuré l’enseignement secondaire. L’enseignement de la langue française reprend une place importante dans le cursus scolaire en tant que langue comme matière, qui dépasse celle d’une simple langue étrangère. Le modèle didactique concocté cherche un équilibre pour associer la dimension culturelle et les apprentissages opérationnels. L’arabe demeure la langue d’enseignement des matières scientifiques tout le long de l’école de base.
Les conséquences de ce va-et-vient dans la politique linguistique de l’enseignement sur les composantes de la langue de scolarisation apparaissent nettement dans les résultats d’évaluation externe et interne. Parmi les plus importantes on peut citer:
• Le niveau très faible des performances linguistiques et scientifiques des élèves,
• La désaffection des élèves pour les filières scientifiques en général et les mathématiques en particulier,
• Les conceptions différentes sur le statut que doit avoir la langue d’enseignement des sciences dans le système éducatif n’a fait qu’aggraver et pérenniser les contradictions qui rendent difficile l’appropriation des concepts scientifiques. Il en sera, malheureusement ainsi, à chaque fois que l’on traitera de ce statut d’une manière incohérente et non contrôlée en se laissant aller aux impressions éphémères. Une manière qui ignore la réalité de l’apprentissage de la pratique langagière pour doter les élèves d’un esprit scientifique.
La pratique langagière dans l’acquisition des savoirs scientifiques et dans la formation de l’esprit scientifique
A l’instar de toute activité humaine qui se rattache nécessairement à l’utilisation du langage, la communauté scientifique utilise des pratiques langagières qui lui sont propres et constitutives des savoirs qu’elle produit. Cette activité scientifique ne se réduit pas à la conduite des démarches scientifiques, mais elle se caractérise aussi par une attitude critique qui ne peut se développer que par des échanges écrits et oraux. Dans cet ordre d’idée, les scientifiques développent leur raisonnement, élaborent leur pensée et produisent le savoir scientifique grâce aux interactions langagières spécifiques, notamment interpellées lors des débats scientifiques.
Cette référence aux sciences est une voie pour s’intéresser aux pratiques langagières à l’école, et plus particulièrement aux relations entre ces pratiques et les apprentissages scientifiques. Ces derniers doivent propulser les élèves à formuler des arguments et à en expliciter les fondements pour construire des explications possibles des phénomènes. L’argumentation tient une place nodale dans l’acquisition d’un discours disciplinaire. Elle est au point d’intersection entre la maitrise de la maturité linguistique et de la connaissance scientifique. Elle permet de développer les échanges langagiers disciplinaires autant que ces échanges développent le sens de l’argumentation. On est en face d’une compétence complexe où langue et discipline forment des enjeux croisés. Il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition de langue et de discipline car il est possible que des élèves, interagissant suffisamment dans les cours de langue comme matière se trouvent en état d’incompétence dans les cours de langue des matières scientifiques.
Si l’acquisition des connaissances et des capacités scientifiques passent en grande partie par la langue, les processus d’apprentissage comportent des phases de compréhension et de production écrite ainsi que des phases d’expression orale. Par ailleurs, dans toutes les matières scientifiques, l’introduction de concepts et de genre spécifiques aux connaissances spécialisées de la discipline contribue à la compréhension et à la réflexion des apprenants. D’un côté, ces derniers ont besoin de posséder des compétences en langue pour apprendre les matières scientifiques, de l’autre, le fait de travailler sur la langue elle-même offre aux élèves la possibilité de parfaire leur pratique langagière. Les stratégies de compréhension et de production écrite et orale sont des stratégies d’apprentissage.
Les principaux objectifs qu’on peut assigner à une langue des matières scientifiques sont donc:
- Développer les concepts et les genres spécifiques d’une discipline scientifique donnée.
- Développer la compétence langagière qui permet de catégoriser la langue en quatre habiletés : la compréhension orale, la compréhension écrite, l’interaction ou la communication orale et la production écrite.
Contexte linguistique de l’enseignement des sciences
L’enseignement des sciences fait partie du cursus scolaire dès le début de l’enseignement primaire. Officiellement, l’arabe littéral moderne est la langue choisie pour véhiculer ce savoir jusqu’à la fin de l’école de base. A partir de la première année secondaire, c’est le français qui vient se substituer à l’arabe comme langue d’enseignement des sciences. L’enseignement dispensé au cours de cette année est qualifié de général. Mais à partir de la deuxième année, les élèves sont orientés vers l’une des quatre filières, scientifique, littéraire, économique ou technique. L’hypothèse sous-jacente à ce choix curruculaire laisse supposer que d’abord, la pratique langagière dans ce cadre plurilinguistique serait tout simplement une affaire de traduction terminologique de l’arabe au français. D’autre part, une année est suffisante pour que la transition linguistique s’opère correctement et que les élèves se familiarisent avec cette pratique langagière avant de s’engager dans des filières à dominante scientifique.
Certes, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se rendre compte que des questions socio didactiques émergent et interrogent d’abord, la qualité d’un enseignement dans une situation de transition linguistique ; d’autre part, les conséquences des conditions d’enseignement/apprentissage sur les performances scientifiques des élèves et leur appétence pour les filières scientifiques. La part langagière dans l’acquisition des savoirs et dans la formation de l’esprit scientifique est aussi interpelée dans un contexte sociolinguistique complexe dominé par un arabe dialectal susceptible de faire écran à l’acquisition d’une langue scientifique considérée comme un idéal à atteindre à l’école.
L’observation et le recueil de données sur le terrain particulièrement en lien avec les pratiques langagières et les pratiques enseignantes mettent au clair que le plurilinguisme est le caractère saillant de ces dernières. Non seulement que ce caractère ne va pas de soi, mais il est aussi problématique, dans le sens que son opérationnalisation multiplie les obstacles à l’acquisition des savoirs scientifiques et au développement d’une pratique langagière propre et constitutive de ces savoirs. La production langagière constatée sur le terrain aussi bien chez les élèves que chez les enseignants est teintée d’approximation, dans le sens où l’écran linguistique dû à l’utilisation de l’arabe dialectale ne peut être que partiellement résorbé ; de reformulation aussi utilisant parfois l’arabe littérale parfois le français pour proposer plusieurs version du message. Dans la mesure où le français, en tant que langue de la matière scientifique, introduit très tardivement, ne peut que mettre de la distance par rapport aux objets enseignés et à leur représentation, il les rend moins familiers et plus difficilement accessibles. De plus, la diversité des moyens d’expression implique des procédures de choix et pose ces choix en termes de contraintes. Car, la nécessaire sélection des ressources conduit à des hésitations, manifestées dans le discours lui-même. La conscience que l’élève peut avoir des écarts entre son répertoire et la norme monolingue qu’il devrait acquérir, le place face à un sentiment d’insécurité linguistique.
Dans ces conditions, Il est souvent observé que les expressions contenant des termes scientifiques jugés essentiels à la conceptualisation des contenus et des faits sont énoncées par l’enseignant en français puis son équivalent en arabe et revient à la langue française pour finir l’énoncé. De son côté, pour répondre à des consignes, l’élève tente une stratégie cognitive qui postule une transparence inter linguistique: traduction de la consigne et formulation de la réponse en arabe dans un premier temps puis traduction de la réponse en français dans un deuxième temps. Cette stratégie qui semble être celle des élèves tout le long du cycle secondaire, traduit la difficulté d’accéder à une pratique langagière monolingue. Difficulté qui pourrait être due à l’absence de répertoire langagier approprié aux disciplines scientifiques. L’absence d’une intégration harmonieuse des deux langues dans l’enseignement des sciences, l’absence d’une préparation des enseignants pour relever ce défi et l’ignorance totale, dans les instructions officielles adressées aux enseignants, des difficultés que risque de poser la transition linguistique, ne peuvent qu’ériger de multiples obstacles pour atteindre un enseignement-apprentissage et une conceptualisation de qualité.
En tout cas, l’enseignement du français en tant que langue comme matière depuis le début de la scolarité ne semble pas suffire pour accéder à une pratique langagière spécifique lorsque cette langue devient une langue des matières scientifiques au début du cycle secondaire. Nous faisons l’hypothèse que toutes les difficultés rencontrées lors de cette transition linguistique aussi bien pour la compréhension, la production écrite et orale ainsi que pour les interactions langagières sont des facteurs déterminants pour dissuader l’élève à choisir des filières à dominante scientifique.
Habib Batis