La méthanisation source d’énergie propre et durable
Par Ridha Bergaoui - A la veille de la conférence sur le changement climatique COP 28, qui aura lieu à Dubaï à partir du 30 novembre, le monde entier est appelé à œuvrer sérieusement pour réduire la production des gaz à effet de serre (GES) afin de freiner le réchauffement climatique et ses effets catastrophiques comme la sécheresse que notre pays est en train de subir depuis de nombreuses années et qui risque d’avoir des retombées dramatiques. L’épuisement des stocks d’énergies fossiles, leurs méfaits sur l’environnement et la santé et la sécurité énergétique des pays déficitaires sont également autant de facteurs qui poussent à la reconversion et la transition énergétique et le développement des énergies renouvelables.
Par ailleurs en ces temps difficiles, il est important de lutter et d’arrêter tout gaspillage et de tirer profit de la moindre ressource nationale pour améliorer notre situation et notre bien-vivre. C’est le cas entre autres des déchets organiques qui sont jusqu’ici très peu ou très mal valorisés.
Les déchets organiques, source de richesses
La Tunisie dispose d’un potentiel important de biomasse. L’Agence nationale de gestion des déchets (ANGED) estime que la quantité de déchets organiques (déchets ménagers, fumier et lisier, boues d’épuration, résidu agroalimentaires…) produite chaque année est d’environ 6 millions de tonnes. Cette biomasse peut être judicieusement valorisée par méthanisation aussi bien à l’échelle industrielle qu’à une échelle domestique au profit des ménages.Le principe de la méthanisation est simple. La matière organique, placée dans une cuve étanche et en anaérobie (absence d’oxygéne), fermente grâce aux bactéries entrainant d’une part la formation d’un biogaz, constitué essentiellement de méthane (60 à 70%) pouvant être utilisé comme source d’énergie, et d’autre part, un résidu, liquide, inodore, riche en éléments fertilisants qui représente un excellent engrais pour les plantes. Il faut signaler que la production de méthane n’est pas instantanée dès le premier remplissage du digesteur. Il faut compter de 30 à 45 jours (selon la température ambiante et la nature du substrat) pour voir le démarrage de la production de biogaz. Il est préférable d’opter pour un système de fermentation en continu, avec une alimentation quotidienne du digesteur en déchets et récupération du digestat, au système discontinu qui est plus difficile à gérer. Le système présente peu de danger sachant qu’il est généralement équipé de vannes et soupapes de sécurité, que la système fonctionne à basse pression et que la production du gaz se fait en anaérobie.
Autant le méthane, 11 fois plus puissant que le CO² en tant que GES, produit par les vaches est nuisible à l’environnement et combattu dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, autant la production de ce gaz combustible est intéressant et permet de se débarrasser judicieusement des déchets et de protéger l’environnement.
La méthanisation industrielle
Avec les prix des énergies fossiles qui ne cessent d‘augmenter et la nécessité de réduire la production des GES, de nombreux pays ont développé la méthanisation à une échelle industrielle. L’Allemagne, avec ses 11 000 installations, est le leader européen de la méthanisation. Elle est suivie de l’Italie et de la France. De grandes installations, généralement présentes en milieu rural, sont construites et comportent d’immenses cuves de fermentation (ou digesteurs) alimentées à partir du lisier de vaches ou de porcs des grands troupeaux ainsi que divers sous-produits agricoles et agro-industriels. Le méthane obtenu est purifié, comprimé, injecté dans les circuits publics commerciaux d’approvisionnement en gaz naturel liquéfié et mis à la disposition des divers utilisateurs. Dans de nombreux pays, cette filière de méthanisation à la ferme est largement subventionnée et encouragée et actuellement parfaitement fonctionnelle.
La méthanisation domestique
La méthanisation peut se faire également à petite échelle, à l’échelle des ménages, c’est la mécanisation domestique. On estime, dans le monde, à 30 millions le nombre de petits méthaniseurs domestiques, principalement en Chine et en Inde. Il s’agit de petites installations qui comportent généralement une cuve, en maçonnerie enterrée, où les petits agriculteurs jettent les déchets de cuisine, de la bouse de vache et autres matières organiques et d’où sort un tuyau qui alimente une gazinière en méthane combustible. Ces mini-méthaniseurs permettent ainsi de produire, pour les besoins des ménages, du gaz pour la cuisson, l’eau chaude et peuvent donner même l’électricité grâce à une lampe spéciale à gaz. L’Etat aide et subventionne ce genre d’installations qui permettent également de libérer femmes et enfants des corvées du ramassage du bois, de combattre la déforestation et de préserver la santé en évitant le dégagement des fumées lors de la combustion du bois.En Europe, les petites installations de méthanisation domestique sont moins fréquentes mais de plus en plus présentes particulièrement en vue de la production d’électricité, grâce à un groupe électrogène qui transforme le méthane produit en électricité. Ces installations permettent non seulement de produire du biogaz mais également de réduire sensiblement le volume des ordures ménagères en les transformant en engrais. De nombreux systèmes d’installations de différentes capacités sont commercialisés clé en main. Elles comprennent généralement une cuve de fermentation et une autre pour le stockage du biogaz (qui peut être soit en matériau dur soit en toile plastique gonflable et étanche). Elles sont équipées également d’un petit broyeur pour réduire les déchets, de systèmes d’épuration du gaz et d’instruments de mesure et de sécurité. Le tout peut être complété par un bidon d’une solution de bactéries (ferments qui vont permettre de démarrer la digestion) et d’une gazinière adaptée. Le prix de ces installations est d’environ 600 €. Des installations plus importantes, avec groupe électrogène pour produire, à côté du biogaz pour la cuisson, de l’électricité pour le chauffage, l’eau chaude et l’éclairage, reviennent beaucoup plus chers et peuvent aller jusqu’à 20 000 €.Pour les foyers isolés, certains concepteurs proposent une solution complète pour avoir l’électricité et la chaleur qui consiste en une installation photovoltaïque couplée à un biodigesteur.
Il est également possible de fabriquer soi-même, moyennant un peu de débrouillardise et du petit outillage, sa propre installation de biogaz. Internet comprend de nombreux sites qui expliquent dans les détails comment s’y prendre. Ce type d’installation coute très peu surtout dans le cas d’une utilisation de matériaux de récupération.
La méthanisation en Tunisie
Des tentatives d’installation de digesteurs dans la région de Sejnène (gouvernorat de Bizerte) ont été initiées dans les années 1985-1990. Ces digesteurs, enterrés et en maçonnerie, sont relativement de taille moyenne avec une capacité de 16 à 25 m3. Malheureusement ces digesteurs n’ont pas connu le succès attendu pour plusieurs raisons (cout de l’installation, savoir-faire des utilisateurs, fuites du méthane dans le digesteur…) et ont été rapidement abandonnés. Dans son rapport pour 2010, l’ANGED, prévoyait la réparation et la relance de ces installations ainsi que la promotion d’autres projets de méthanisation dans les fermes agricoles de l’Office des terres domaniales, chez des privés et même certaines écoles publiques rurales. Quoique certains digesteurs installés au niveau de quelques stations d’épuration de l’ONAS, soient encore fonctionnels, la plupart des projets semblent rester sans suite.
D’autres tentatives de création de stations importantes pour la production d’électricité issue du biogaz, à partir soit du lisier produit dans les stations avicoles de pondeuses, parfois de plusieurs centaines de milliers de poules, soit des grands troupeaux des vaches laitières ont été rapidement abandonnées probablement pour un problème de rentabilité.
Une installation intéressante de méthanisation a été inaugurée en 2010 pour valoriser les déchets du marché de Birkassâa fin de produire à la fois de l’électricité et de la chaleur. Cette installation permettrait une production de 1800 m3 de biogaz/jour et une importante quantité de fertilisants destinés à l’agriculture biologique. Elle n’a malheureusement jamais fonctionné et se trouve actuellement complètement à l’abandon.
Le gaz liquéfié en bouteille
En Tunisie, environ seulement un million de ménages sont raccordés au réseau du gaz naturel. Le reste de la population doit s’approvisionner en bouteilles de gaz liquéfié pour la cuisson, l’eau chaude et le chauffage.
Le gaz en bouteille est fortement subventionné et figure en bonne place, parmi les produits stratégiques, dans la Caisse générale de compensation créée en soutien aux catégories sociales nécessiteuses. La subvention sur le gaz en bouteilles s’élève à 1,2 milliard de dinars/an. Selon le Ministère de l’industrie, de l’énergie et des mines la bouteille de gaz liquide revient à 35 dinars, alors qu’elle est vendue à 8 dinars seulement. Cette subvention, qui représente 648 dinars par ménage/an en considérant une consommation de deux bouteilles/mois, sera levée progressivement d’ici 2026. Les ménages touchés recevront une prime afin d’éviter la détérioration de leur pouvoir d’achat. Il est connu par ailleurs que ces bouteilles de gaz sont également utilisées à d’autres fins comme pour le chauffage des élevages de volaille, les taxis qui roulent au gaz, les plombiers et autres professionnels.Aider les ménages des couches fragiles est certainement une bonne chose dans l’optique d’un partage équitable des richesses du pays et la sauvegarde du pouvoir d’achat des personnes démunies. Il est possible également d’aider ces ménages à produire eux même l’énergie nécessaire pour le chauffage et la cuisson grâce à la méthanisation domestique. L’argent économisé pour la subvention des bouteilles de gaz peut être utilisé pour subventionner et aider à l’acquisition des installations de microméthaniseurs. Ces installations peuvent également, en principe, bénéficier du Fond de transition énergétique destiné à promouvoir les énergies renouvelables. Des start-ups et de petits artisans peuvent se lancer dans ce créneau pour proposer des solutions intelligentes et bon marché. Ces petites installations, légères et pratiques, peuvent être placées aussi bien en milieu rural, qu’en milieu péri-urbain et urbain pour ceux qui disposent d’un jardin ou d’un petit espace inutilisé.
Le Tunisien produit environ 212 kg de déchets ménager/personne/an ce qui représente 850 kg pour un ménage de 4 personnes. Ces déchets sont constitués de 60 à 70% de matière organique. Ils seront suffisants pour alimenter une micro installation de 1 à 2 m3 de biogaz/j pour permettre au ménage de cuisiner les deux repas nécessaires.
En conclusion, la Tunisie dispose d’un important gisement de matières organiques jusqu’ici mal valorisé. La méthanisation permet de produire, à partir de ces déchets, de l’énergie propre et durable et réduire le déficit énergétique national. Elle conduit également à fournir un fertilisant de qualité. De nombreuses tentatives ont été menées pour développer cette activité. Presque toutes ont échoué pour de nombreuses raisons (probablement techniques, économiques, législatifs...). Il serait important d’étudier les raisons précis de ces échecs afin d’apporter les solutions adéquates et relancer la méthanisation, comme alternative aux énergies fossiles couteuses et nuisibles, sur des fondements solides. La méthanisation domestique permettrait également un allégement du budget de la Caisse de compensation et une autonomie des ménages en matière d’approvisionnement en gaz.
Il est nécessaire d’accorder à la méthanisation une attention particulière et d’encourager le développement de cette branche dans le cadre de la transition énergétique et pour le développement du pays et le bien-vivre du citoyen.
Ridha Bergaoui