Changement climatique: Les ultra-riches et les marchés agissent contre l’intérêt de l’humanité
Par Pr Samir Allal - Université de Versailles/Paris-Saclay
Entre produire plus et polluer moins, il va falloir choisir: les riches polluent et les pauvres subissent
1. Saviez-vous que les objectifs de la «neutralité carbone» reposent largement sur des technologies qui n’existent pas? Que la destruction d'une zone naturelle peut être «compensée» par l'investissement dans un produit financier? Que l'on ne produira jamais assez d'hydrogène «vert» pour remplacer le pétrole? Alors que l'enjeu écologique est décisif, nous avons un besoin urgent de clarifier le débat sur la transition.
2. Entre produire plus et polluer moins, il va falloir choisir. Depuis le début de cet été, les preuves du réchauffement climatique s’accumulent. On pourrait s’attendre, à ce que, pour lutter contre ce réchauffement climatique, et toutes ses conséquences, les marchés prennent les bonnes décisions et que les entreprises investissent massivement dans les secteurs de l’économie bas carbone. Il n’en est rien.
3. Pourquoi le marché ne conduit-il pas à inciter les entreprises à produire ce qui est le plus utile aux consommateurs? Pourquoi les entreprises qui font le plus de profit, et font le plus d’investissements sont les entreprises produisant et utilisant des énergies fossiles ? Pourquoi les plus riches du monde ne sont pas ceux qui produisent les biens les plus utiles au bonheur des gens et à la survie de l’humanité?
4. Loin d'être le remède miracle aux crises auxquelles l’humanité fait face, la croissance économique en est la cause première. Notre obsession moderne pour l'accumulation est un frein au progrès social et un accélérateur d'effondrements écologiques. Nous n'avons pas besoin de produire plus, mais de répartir mieux: lutter contre le changement climatique, éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, créer de l'emploi, financer les services publics, améliorer notre qualité de vie: ne pas céder à l’alliance mortifère des gouvernements et des marchés.
5. Devant l'extrême gravité de notre situation et l’accélération du dérèglement climatique, la décroissance est le chemin de transition «juste» vers une économie de la post-croissances. Une économie peut tout à fait prospérer sans croissance, à condition de repenser complètement son organisation.
6. Les fausses promesses sur la croissance verte, les énergies décarbonées, la dématérialisation, le déploiement d'innovations aux effets «écologiques» douteux, le véhicule propre, la ville durable, nous enferment dans des trajectoires insoutenables et nous bloquent la voie aux bifurcations nécessaires. La récupération d'un discours environnementaliste vidé de sa substance est un verdissement de façade. Le greenwashing biaise le débat public et empêche des choix démocratiques éclairés.
7. L'effondrement environnemental auquel nous sommes désormais confrontés impose chaque jour son lot de désastres, et rares sont ceux qui oseraient à présent contester l'écrasante responsabilité de notre espèce. L’Anthropocène est le nom que les scientifiques ont donné à cette période «où les activités humaines ont de fortes répercussions sur les écosystèmes de la planète et les transforment à tous les niveaux». Ce serait donc l'humanité dans son ensemble (anthropos), à qui reviendrait la responsabilité de l'apocalypse. Toute l'humanité, vraiment? Non…
Pour endiguer le creusement des inégalités sociales et la destruction de la planète, on ne peut s'en remettre aux chimères du tout-marché
8. En 2022, les 10 % des ménages les plus riches au monde possèdent 76 % du patrimoine global et captent plus de la moitié de tous les revenus, soit 38 fois plus de richesses et 6 fois plus de revenus que la moitié la plus pauvre de l'humanité. Pire : les 1 % les plus riches (seulement 51 millions de personnes) ont capté 38 % de toute la richesse créée depuis 1995, alors que la moitié la plus pauvre de l'humanité n'en a reçu que 2 %. Qui dit droit à la fortune dit droit à polluer. Les 10 % des plus riches à l'échelle de la planète sont responsables de la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre.
9. Jamais la production de charbon, de pétrole, de gaz, n’a été plus élevée et les cours de bourse des entreprises produisant des énergies fossiles sont au plus haut. « Pour ceux qui croiraient encore que les marchés orientent les décisions de la façon la plus rationnelle, ou que les gouvernements font ce qu’il faut pour les maîtriser, il devrait suffire d’observer ce qui se passe en ce moment pour changer d’avis». Jacques Attali, (AOC, 2023). Souvent, les dirigeants politiques se plient aux ordres du marché.
10. La très récente réunion des ministres de l’environnement du G20, en Inde, s’est terminée sur un refus de fixer quelques limites que ce soit à l’émission planétaire de gaz à effet de serre, dont tout le monde sait aujourd’hui qu’elle est suicidaire, à très court terme. «Pire encore, beaucoup de pays ont affirmé que le G20 n’était pas le bon endroit pour parler de climat et que les COP(s) sont devenues malheureusement une mascarade impuissante».
11. Dans ces institutions, on débat à l’infini de l’efficacité des marchés, du rôle de la concurrence, de l’importance de l’innovation. On passe beaucoup de temps pour expliquer pourquoi les marchés sont la meilleure façon d’allouer les biens rares, et qu’il suffit, pour obtenir la répartition idéale, de supprimer tous les obstacles à la concurrence. Or, il y a mille influences du marché sur la politique et de la politique sur le marché.
12. Tant que les opinions publiques ne se mobiliseront pas vraiment, pour exiger une réorientation massive de l’usage des capitaux, l’alliance mortifère des marchés et des gouvernements, démocratiques ou totalitaires (les uns et les autres obsédés par leur survie), le «business as usuel» créeront chaque jour davantage les conditions d’un drame pour l’humanité. Et pourtant, les solutions existent et elles sont à notre portée, sans remettre en cause le niveau de vie, ni l’espérance de vie de tous. Bien au contraire.
Pourquoi la cause climatique n'est-elle pas embrassée par les classes populaires, alors qu'elles sont infiniment moins responsables que les catégories aisées?
13. Parce que la question est mal posée. Face aux partisans da capitalisme vert, qui nous promettent que nous pourrons continuer à jouir sans entraves, grâce aux technologies et au marché, les forces du progrès semblent désarmées. Elles ont beau clamer que fin du monde et fins de mois sont les deux faces d'un même combat, elles laissent s'installer l'idée que l'écologie est un nouvel ascétisme. (Écologie punitive).
14. Pour atteindre la neutralité carbone, il nous faut prendre le mal à la racine, s'attaquer frontalement aux inégalités et à l'hyper-concentration des richesses, qui sont le moteur de la hausse continue des émissions de gaz à effet de serre et de la perte de biodiversité. Dénoncer les mythologies libérales de la «croissance verte» et du «découplage». Soustraire la définition de nos modes de production et de consommation aux forces du marché, pour les soumettre à la délibération démocratique.
15. Il faut développer massivement les services collectifs essentiels, pour mettre fin à l'insécurité de l'existence et réparer la planète. Faire de la justice climatique une authentique lutte sociale, fédérant les nouveaux damnés de la terre, que, «la vie large, ne soit plus le privilège de quelques-uns, mais la réalité de tous», comme le suggère, Paul Magnette, (Ed la découverte), en traçant une voie à la fois désirable et praticable sans escamoter les difficultés de la transition.
16. Aujourd’hui, les consommateurs voient très vite les bénéfices, mêmes furtifs, des produits de l’économie carbonée, qui les tuent et ruinent l’avenir de la planète ; et ne voient que très lentement les avantages de l’économie décarbonée, qui assurent pourtant aussi la survie des générations futures. Et de cela, les producteurs profitent: ils produisent ce qui créent le plus de profit immédiat.
17. Le rôle principal du politique est d’introduire des exigences de long terme dans les comportements des marchés, soit en éduquant les consommateurs, soit en incitant les producteurs, soit en contraignant les uns et les autres. Jusqu’à présent, il n’a pas su le faire correctement. Et c’est de pire en pire. Actuellement, les décideurs politiques entretiennent plutôt, la prime au vice en subventionnant des activités climaticides.
18. En prétendant prolonger la domination de l’humain sur la nature grâce à la technologie, la pensée dominante permet à ses défenseurs de ne pas débattre des conditions sociales, culturelles, économiques et politiques qui permettraient de nous réconcilier avec les limites planétaires. Nous devons avoir le courage de penser l’économie autrement et changer de paradigme en mobilisant une ressource rare… le génie humain.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay