Mahatma Gandhi: «L’Ennemi, c’est la Peur!»
Par Mohamed Salah Ben Ammar
Suspicion et délation, le retour
Lors d’un séjour en Albanie, un ami de Tirana m’avait expliqué que du temps d’Enver Hodja sur trois personnes prises au hasard, deux étaient des indicateurs de la police politique. Il me disait que quand on dînait entre copains, on était sûr que parmi nous plus de la moitié était des indicateurs. Ce qui était valable à Tirana l'a aussi longtemps été à Tunis. Et semble l'être à nouveau...
Du temps de Ben Ali, un ministre libéral avait tenu lors d’une discussion avec deux de ses amis les plus proches des propos non conformes à la ligne politique du RCD. Le lendemain, il a été démis de ses fonctions. Le ministre en question a vite deviné d’où venait la délation et il est allé poser la question fatidique à son ami, pourquoi toi l’ami de toujours avec qui j’ai partagé tant de choses m’as-tu trahi? Sans hésitation l’ami a répondu: mais si je ne l’avais pas fait, l'autre l’aurait fait, alors autant que ça moi, ton vieil ami, qui tire avantage de cette situation et en même temps je me suis protégé. En me racontant cette anecdote, l'ancien ministre aujourd’hui disparu, avait ajouté, et je n’en veux pas à mon ami et je comprends même son attitude. Un aveu glaçant.
Durant et après la Révolution du 14 janvier le slogan, «N’ayons plus peur à partir d’aujourd’hui» a été repris à tue-tête lors des meetings et les manifestations. Un temps béni, naïvement nous y avons cru. Mais Louis Aragon nous rappelle à travers ces vers merveilleux, chantés par Léo Ferré: «Rien n'est jamais acquis à l'homme: ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur; et quand il croit ouvrir ses bras, son ombre est celle d'une croix; et quand il croit serrer son bonheur, il le broie. ». Le bébé a été jeté avec l’eau du bain, et la décennie a été qualifiée de noire par ceux à qui la liberté fait peur.
Chut les murs ont des oreilles!
"Il ne faut plus m’écrire sur WhatsApp, utiliser Signal ou Telegram est moins risqué! "
Fantasmée ou pas, la peur a repris sa place dans les esprits. Subrepticement, à petits pas, sans faire de bruit mais elle est là et c’est indéniable. L’espace des libertés s’est réduit, des voix se sont tues. Chacun se protège et rares sont ceux qui sont prêts à sacrifier leur liberté pour la liberté. Ministres et hauts fonctionnaires, terrorisés par l’article 96, sont devenus de simples exécutants, ils ne prennent plus de décisions.
Chassez le naturel il revient au galop, il n’a pas été difficile aux thuriféraires et certains médias, qui ont manié la langue de bois durant 50 ans de reprendre les bonnes vieilles habitudes! Beaucoup l’ont même fait avec une certaine délectation. L’appareil a repris ses droits et la propagande bat son plein et les dénonciations des idées déviantes s'affichent en première page dans certains journaux. L’article 54 a réanimé l’autocensure.
Depuis des mois s’affichent en première page dans la presse de gros titres tendancieux qui reprennent les versions officielles sur tous les sujets. Les déclarations nationalistes pompeuses font office de vérité. L’exemple de l’accord avec le FMI est significatif un jour on nous explique à grands renforts d’éditoriaux et de déclarations tonitruantes de supposés responsables internationaux, qu’il sera signé la semaine prochaine et le lendemain les mêmes toujours sans aucune preuve tangible disent tout le mal qu’ils pensent du FMI et même de l’impérialisme occidental. De toute évidence être en décalage avec la réalité ne les gêne pas trop, l’essentiel est de suivre le mouvement et surtout de plaire…Il suffit de parcourir la presse pour se rendre compte que les débats contradictoires sont rares sinon inexistants et la pensée critique a disparu des médias. Pourtant le pays en a grand besoin.
La peur s’est réinstallée
Les dénonciations, les arrestations des « saboteurs » et des « traîtres à la Nation » ont eu raison du courage des plus téméraires. Les citoyens crédules se sont laissés emporter par ce climat délétère. Certains sont convaincus d’être entourés d’ennemis potentiels bien dissimulés, d’autres ont choisi de classer comme ennemis ceux qui les dérangeaient d'une façon ou d'une autre.
L’idée qu’il existerait une cinquième colonne au sein de la société, des traîtres embusqués au sein de l’administration, de la société civile, des réseaux de comploteurs, chez les commerçants, les agriculteurs, les élus, les corps constitués, la classe aisée et…depuis quelques temps les étrangers, a pris corps dans les esprits de ceux qui estiment être d'honnêtes citoyens". Peu importe si ces « petits bourgeois » n'ont pas toujours eu un comportement civique ou cachent quelques revenus au fisc ou encore ne paient carrément pas les impôts. Il faut, pour leur tranquillité d'esprit désigner des traîtres. Ces gens qui se sont infiltrés au sein du pouvoir pour nuire. Nos « petits bourgeois » ne peuvent pas admettre un instant que nous pourrions être responsables, chacun à son niveau, de ce qui arrive au pays.
Les vagues d'enquêtes et les purges se suivent. On ne compte plus les accusations contre des fonctionnaires sur de simples dénonciations parfois anonymes. La foule aime voir les puissants tomber lors de scandales retentissants.
Comme attendu, le cercle de la méfiance s’est progressivement élargi. Dans tous les secteurs plusieurs dizaines de hauts cadres ont été mis au placard ou poussés à la démission. Ne parle-t-on pas d'épuration de l'administration ?
Comme nous l’apprend l’histoire des sociétés qui ont ou affrontent encore de graves crises, les minorités constituent des victimes expiatoires.
En interne cette peur a atteint toutes les composantes de la société.
Notre vie politique, déjà malade, moribonde, agonise. Elle est actuellement réduite à sa plus simple expression. Aucun discours n’est crédible aux yeux des citoyens qui n'en peuvent plus de l'inflation, du chômage, de la pauvreté...seules les idées conspirationnistes sont audibles.
L’affaiblissement du syndicalisme et du mouvement ouvrier est patent.
La voix des militants pour les droits de l’Homme est devenue inaudible et disons rejetée par la majorité.
Les derniers tracts et autres lettres ouvertes diffusées par des universitaires sont choquants, ils reprennent les arguments des discussions de terrasses de cafés. Aucun secteur n’a été épargné par ce vent mauvais.
Les subsahariens cible de choix
C'est ainsi que sont pudiquement nommés les noirs, le mot noir choquerait-il donc les âmes sensibles?
Quelques milliers de frères africains noirs, nos hôtes faut-il le rappeler, chercheraient donc à semer le chaos dans la société, ils sont décrits comme des envahisseurs par de hauts responsables? Ils seraient l'instrument d'un complot téléguidé par des forces occultes? Pourquoi cet acharnement sur une petite minorité pacifique dans son écrasante majorité. Quelle est leur responsabilité dans nos faillites? Ainsi donc les supposés 100 000 immigrants illégaux (en fait les chiffres de l'institut national des statistique (INS) sont un peu différents: 21 000 en 2021 et actuellement 57 000 selon les statistiques des Nations Unies) seraient responsables de nos dettes, du chômage, des pénuries, de la violence bref des malheurs de douze millions de personnes? Évidemment ce n'est pas crédible, ces réactions sont guidées par la peur.
Malheureusement les voix qui osent dénoncer les propos xénophobes et racistes et les comportements immondes de certains sont minoritaires. Elles sont qualifiées de pions des puissances étrangères alors que les discours nationalistes primaires trouvent de larges échos auprès d'une opinion publique chauffée à blanc par la peur.
Oui ceux qui rappellent nos concitoyens à leur devoir d’hospitalité sont minoritaires, la manipulation de la peur a aveuglé des franges entières de notre société.
Le courage de casser la spirale de la peur
Dans la préface de «L'administration de la peur.» de Paul Virilio, Bertrand Richard écrit «La peur, les peurs, individuelles, collectives, additionnées et se renforçant les unes les autres (la dynamique même de la peur), semblent débouler dans notre monde.»
La méfiance, la violence, l’angoisse, le fantasme, l’hystérie, l’inhibition ont été en toute logique le corollaire de la peur qui s’est installée. Parler aujourd’hui de confiance en un avenir meilleur fait sourire poliment. Et l'homme qui a peur est sur la défensive, attaque. La proie facile pour commencer.
La peur alimente la colère populaire, elle est mauvaise conseillère. Des politiciens en mal d’idées l’exploitent et l'amplifient. La PEUR a des conséquences néfastes sur la politique, les investissements, l’économie, les médias, la vie sociale, la culture et notre image dans le monde…Nos peurs se sont manifestées dernièrement dans nos approches de problèmes réels et graves, le courage et l'innovation ont disparu de la scène. Nos instincts primaires ont pris le dessus sur la réflexion et le phénomène de foule est devenu un moyen d'expression, or la foule ne réfléchit jamais. Ainsi au lieu de fantasmer au point de se faire du mal et de faire de sa vie et celle de l’autre un enfer, au point parfois de l'exposer à la mort, si au lieu de tout cela, on adoptait ce qu’écrivait dans son journal Etty Hillesum morte en 43 en déportation à Auschwitz : "Je voudrai être un baume versé sur tant de plaies".
Et si on essayait le courage? Nous l'avons déjà fait en 2012 et 2013. Le courage de se mobiliser, de s’exprimer, de défendre ses idées, d’ouvrir son cœur et ses bras à ceux qui sont dans le besoin, le courage d'ouvrir le pays, de casser les carcans et d'encourager les jeunes à entreprendre, le courage de maîtriser nos instincts primaires et lutter contre la peur, à accepter la diversité et savoir écouter les opinions divergentes, tous ensemble on pourrait faire de notre pays un exemple unique de tolérance et de liberté.
Mohamed Salah Ben Ammar
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