News - 16.01.2023

Tunisie: L’exode des jeunes compétences, ce mal incurable qu’il faut savoir dompter

Tunisie: L’exode des jeunes compétences, ce mal incurable qu’il faut savoir dompter

Par Ridha Bergaoui - Depuis quelques années, le flux migratoire ne cesse de croitre. Le nombre de Tunisiens ayant émigré vers les pays Européens ou le Canada, officiellement ou clandestinement, a atteint son plus haut niveau. Quoique l’émigration clandestine est mal vue et peut avoir des conséquences tragiques, l’émigration officielle, surtout celle des jeunes diplômés, est tolérée et même encouragée.

Selon l’OCDE, la Tunisie se situait deuxième parmi les pays arabes, après la Syrie, qui a connu le plus de départs de ses cadres hautement qualifiés. En 2018, 8200 personnes (dont 2300 enseignants-chercheurs, 2300 ingénieurs, 1000 médecins et pharmaciens et 450 informaticiens) ont quitté le pays.

Le départ des jeunes diplômés ou «fuite des cerveaux»

La plupart des jeunes qui quittent le pays, comptent généralement s’installer définitivement dans le pays d’accueil et ne revenir que pour passer des vacances ou à la retraite. Ces jeunes, pour lesquels le pays et la société ont fait de gros sacrifices pour les former, iront étoffer les entreprises étrangères qui profiteront de ces cadeaux pour lesquels le pays d’accueil n’a rien dépensé. Ils représentent ainsi pour le pays d’origine une perte sèche et un manque à gagner, des compétences qui auraient pu contribuer à surmonter les crises socio-économiques aux quelles le pays est confronté.

Ce type d’émigration est couramment qualifié de «fuite des cerveaux». En réalité, cette appellation ne semble pas appropriée. En effet, quoique cette émigration est la conséquence d’un choix individuel et réfléchi, elle donne l’impression que le migrant est fautif et qu’il vient de commettre un acte préjudiciable à l’encontre de son pays.  En réalité, la responsabilité est partagée et le départ de ces jeunes diplômés est souvent le résultat d’un contexte socio-économique et politique insatisfaisant. Le terme exode des compétences serait préférable.

En Tunisie, l’exode des jeunes compétences non seulement s’est accéléré au cours de ces dernières années mais a connu également deux changements majeurs. D’une part la contribution importante des jeunes filles et d’autre part cette migration concerne, à côté des enseignants chercheurs, des compétences surtout en informatique et le digital ainsi que des cadres médicaux et paramédicaux.

Le départ des jeunes médecins a soulevé de nombreux débats dans les médias et les réseaux sociaux surtout que nos hôpitaux publics manquent de cadres et que le citoyen peine à se faire soigner. Toutefois, la brillante réussite en masse de nos jeunes médecins au concours de l’équivalence en France (Epreuve de Vérification des Connaissances) représente une source de fierté et signe que notre système éducatif, malgré tous ses défauts, reste d’un niveau satisfaisant et que nos jeunes sont capables du meilleur. La contribution grandissante des filles dans l’exode s’explique par leur domination à l’université. Les diplômés filles représentent 70% dans les filières médecine-pharmacie- dentaire et près de la moitié des ingénieurs-architectes formés dans nos universités.

L’émigration des compétences est un phénomène mondial

L’émigration des compétences est une tendance mondiale qui touche aussi bien les pays en voie de développement que les pays développés. En Europe, la France est très touchée par l’exode des compétences qui ont tendance à partir travailler en Amérique, Japon et Australie. Ils se font appeler des expatriés pour se différencier des émigrants issus des pays en voie de développement. L’Allemagne est un grand pays d’émigration. Le Canada également accueille à tour de bras. Les flux d’émigration touche tous les continents dans le sens des pays les moins évolués et pauvres vers les pays plus développés et riches.

Par ailleurs, le droit à la mobilité est un droit international reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme depuis 1948. De nombreux pays encouragent la mobilité des jeunes. Le système universitaire Européen encourage la mobilité académique des enseignants et étudiants. Des programmes de mobilité et d’échange, avec un appui financier important, existent afin d’encourager les jeunes à développer leurs compétences scientifiques et culturelles et l’acquisition d’une expérience internationale. Par ailleurs, on ne peut pas retenir un jeune de force. S’il est suffisamment motivé, il trouvera toujours le moyen pour partir ailleurs et réaliser ses rêves et ses ambitions.

En Tunisie, on ne peut reprocher à nos jeunes de partir alors qu’il n’est pas possible de leur offrir du travail ainsi que l’environnement stimulent dont ils rêvent. Le marasme économique, les crises successives que connait le pays, l’instabilité politique et l’augmentation du taux de chômage surtout des diplômés du supérieur sont autant de facteurs qui poussent les jeunes à quitter le pays pour un monde meilleur. Les parents soutiennent, encouragent et se sacrifient financièrement et matériellement pour voir leurs petits s’épanouir et se construire.

De nos jours, avec la mondialisation, le développement de l’Internet des réseaux sociaux et des NTIC, le monde devient de plus en plus petit dans le sens où on peut savoir tout ce qui se passe en temps réel dans le coin le plus reculé de la terre et qu’on peut entrer en contact et discuter en vidéo, très rapidement, facilement et même gratuitement, avec n’importe qui sur la toile à des milliers de km. Le transport aérien est devenu également moins cher et plus facile avec l’utilisation de plateformes qui permettent de choisir son vol, la compagnie aérienne, réserver, acheter son billet et même accomplir les procédures d’embarquement et de choix de sa place en avion, sans bouger de son fauteuil. Grace aux NTIC, il est également possible aux jeunes de faire toutes les procédures de recherche d’emploi à distance : déposer un CV, postuler pour un emploi, passer des entretiens... Ces technologies ont facilité la communication, les échanges ce qui explique l’explosion des flux migratoires et de mobilité dans le monde.

Tout pousse nos jeunes à l’émigration

Afin de réduire la masse salariale, l’Etat a opté pour le blocage des recrutements dans de la fonction publique. Associé au marasme économique et le salaire jugé trop bas (comparé au cout réel de la vie), nos jeunes diplômés doivent choisir entre chômage durable et le sous-emploi ou l’exode. Les plus méritants sont recrutés par les entreprises internationales et partent s’installer à l’étranger. Un véritable marché non officiel de l’emploi s’est constitué avec des «chercheurs de têtes», des sociétés et des intermédiaires en recrutement pour mettre en contact jeunes diplômés tunisiens et recruteurs européens. Les motivations des jeunes ne sont pas uniquement d’ordre financier mais également l’environnement professionnel agréable et des perspectives de promotion claires ainsi qu’un mode de vie digne, moderne et confortable.

L’Enquête nationale sur la migration internationale 2020 en Tunisie a montré qu’entre 2015 et 2020, 39 000 ingénieurs et 3 300 médecins ont quitté le pays pour travailler surtout en Europe. Ceci représente une moyenne annuelle de 6 500 ingénieurs et 550 médecins alors que nos facultés et écoles (publiques et privées) forment annuellement environ 7 000 ingénieurs-architectes et 1700 docteurs en médecine, pharmacie et médecine dentaire.

Les pouvoirs publics semblent ignorer le problème de l’exode des compétences et rien n’est fait pour retenir nos diplômés. Tout laisse croire au contraire que l’Etat encourage le départ des jeunes afin d’alléger les pressions sur le marché de l’emploi et profiter de l’apport en devises de nos ressortissants.

Le système éducatif et universitaire tunisien est lui-même favorable à l’émigration des jeunes. Les collèges et lycées pilotes publics, ainsi que les établissements privés qui naissent un peu partout, font l’écrémage de la population scolaire. La plupart de ces jeunes, issus généralement de familles moyennes à aisées, sont destinés à poursuivre des études supérieures longues dans les filières dites de «prestige» comme la médecine et l’ingéniorat. Cette élite, ambitionne généralement de partir travailler à l’étranger.

Par ailleurs, chaque année, le MESRS octrois une centaine de bourses pour permettre aux meilleurs, bacheliers, titulaires de licences et masters, pour poursuivre leurs études à l’étranger (France, canada et Allemagne). Diplômés, ces étudiants reviennent rarement travailler en Tunisie et continuent leur carrière professionnelle dans le pays d’accueil. De nombreux établissements universitaires, forment en premier pour les entreprises françaises. Les étudiants sont même recrutés avant d’obtenir leur diplôme en partant effectuer en entreprise leur projet de fin d’études de dernière année. Les établissement privés de l’enseignement supérieur promettent aux jeunes des emplois à l’étranger et offrent des programmes de double diplômassions, en alternance et l’ouverture à l’international avec des partenariats avec des universités prestigieuses étrangères.

Du «brain drain» au «brain gain»

L’exode des compétences est un phénomène mondial et inévitable. La Tunisie ne peut y échapper surtout qu’elle a misé sur l’éducation et la formation. Son capital humain représente sa principale richesse. La Tunisie passe malheureusement par une conjoncture difficile et ne peut offrir à ses enfants un travail digne, un salaire satisfaisant et un environnement stimulant. On ne peut reprocher aux pays étrangers, recruteurs de nos compétences, de leur offrir du travail et de leur permettre de vivre décemment, de s’y installer, d’avoir la nationalité du pays d’accueil et d’en devenir un citoyen à part entière. C’est à la Tunisie de retenir sa jeunesse et en faire une force de développement et de progrès. Il s’agit également d’œuvrer pour le retour de ces compétences au pays et de profiter pleinement de leur expérience.
Le retour, et l’installation de ces jeunes dans le pays, dépendrait des encouragements qu’on pourrait leur offrir pour créer des entreprises, développer leurs activités et devenir à leur tour des créateurs d’emplois pour lutter contre le chômage et l’émigration. Il faut rappeler que la bureaucratie, les procédures administratives longues et fastidieuses, la corruption, l’instabilité politique, le manque de libertés sont parmi les raisons qui poussent nos jeunes à quitter le pays. Les liens familiaux et le doux climat de la Tunisie sont au contraire des arguments favorables.

Les entreprises Tunisiennes doivent également évoluer et accorder beaucoup plus d’attention à leurs salariés et faire un effort pour les retenir. Leur offrir un salaire satisfaisant et une bonne ambiance de travail. En Europe les entreprises pratiquent la chasse aux talents et ont toute une stratégie pour garder leurs meilleurs agents en leur accordant tous les avantages matériels et financiers dans un marché ouvert à la concurrence et la compétitivité. Il faut également donner la possibilité aux jeunes dans les entreprises de se recycler, se perfectionner et se former et d’acquérir de nouvelles compétences.

Une stratégie de migration est indispensable afin de profiter de la présence de jeunes compétences issues des pays arabes, du Maghreb en premier et ceux issus des pays de l’Afrique subsaharienne qui passent par la Tunisie ou qui ont poursuivi leurs études dans nos universités tant publiques que privées. Près de 5000 étudiants africains fréquentent nos facultés et écoles supérieures. Un cadre juridique adéquat doit permettre l’insertion de ces forces vives dans le marché de l’emploi pour compenser l’exode de nos jeunes.

La population des tunisiens résidant à l’étranger est estimée en 2015 à 1,3 million dont près de 115 milles de cadres et 253 milles étudiants. La présence de cette communauté en général et des compétences en particulier peut constituer une importante force de lobbying pour contribuer au développement scientifique, culturel et économique du pays. Nos scientifiques installés à l’étranger peuvent établir des relations de coopération entre les deux pays. Nos concitoyens sont nos ambassadeurs dans les pays frères et amis. Ils véhiculent une image de la Tunisie et peuvent participer au développement du tourisme, de l’artisanat et des relations commerciales en général. Il est nécessaire de développer et de renforcer les relations avec les membres de notre diaspora, les encadrer de prés et préserver leurs droits et leurs privilèges.

Ridha Bergaoui