Bruno Latour: Figure majeure du monde des idées et de la pensée écologique
Pr Samir Allal. Université de Versailles/Paris-Saclay
1- Célèbre et célébré dans le monde entier, mais un temps incompris
Bruno Latour, figure majeure du monde des idées et de la pensée écologique contemporaine est mort au moment même où ce grand penseur connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays, la France, lui avait longtemps refusée.
Il laisse une œuvre considérable, qui aura bouleversé les sciences sociales, enrichi la philosophie. Bruno Latour a «atterri». Mais il demeure, tout comme son œuvre, irréductible.
Ces travaux, sont au carrefour de la sociologie, de l’anthropologie et de l’écologie. Il a notamment théorisé l’importance des éléments sociaux dans l’élaboration des faits scientifiques. Son œuvre est d’une profondeur, d’une richesse infinie. Elle a fait de lui l’un des chercheurs les plus influents et originaux au monde.
Sociologue, anthropologue des sciences et des techniques, écologiste politique, Bruno Latour est l’un des philosophes les plus lus et le plus cités. Il est traduit dans plus de vingt langues, inspirant une nouvelle génération d’intellectuels, d’artistes et de militants soucieux de remédier au désastre écologique.
Titulaire d’une agrégation de philosophie (reçu premier) et d’un doctorat sur un thème à la fois philosophique et théologique, «Exégèse et Ontologie», il s'est formé ensuite à l'anthropologie en Côte d'Ivoire et à la sociologie des sciences au Salk Institute de San Diego.
Célèbre et célébré dans le monde entier, mais un temps incompris, tant ses objets de recherche semblaient disparates. Sa pensée, développée dans près d’une trentaine d’ouvrages, n’est pas de celles qu’on peut résumer en quelques lignes, et lui-même, ne peut guère être confiné dans une discipline particulière.
Il a touché à presque tous les domaines du savoir: l’écologie, le droit, la religion, la modernité et bien sûr les sciences et les techniques. Ce dépassement de frontières lui a valu quelques critiques.
Sa manière innovante et parfois iconoclaste qu’il avait de «désencercler» les sciences humaines, et de casser les dichotomies avec lesquelles elles pensaient la réalité, pouvait être féconde et essaimer des champs théoriques multiples, adjacents, qu’en général on sépare.
Les influences qu’il a subies - celles de Michel Serre et d’autres - semblent être hétéroclites, mais elles répondent à la nécessité de «se départir de soi-même», comme le suggérait Foucault, et «d’abandonner les schèmes de pensée habituels, si l’on veut saisir ce qui apparaît de nouveau, d’inédit, dans le monde, dans la nature, et dans les comportements des hommes». Ce à quoi Bruno Latour s’est voué.
Il fut le premier à percevoir que l’enjeu de la pensée politique résidait tout entier dans la question écologique, comme en témoigne, dès 1999, la publication de Politiques de la nature (La Découverte), écrit en consonance avec Le Contrat naturel de Michel Serres (1990).
Bruno Latour n’a cessé de penser le «nouveau régime climatique» dans lequel nous vivons (Face à Gaïa, La Découverte, 2015). «Nous avons changé de monde», expliquait-il, «depuis que nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène, au sein de laquelle l’homme devient une force géologique».
Bruno Latour s'est longtemps intéressé aux questions de gestion et d'organisation de la recherche et, plus généralement, à la façon dont la société produit des valeurs et des vérités, avant de s'intéresser à la crise environnementale.
C'est sans doute comme penseur de l'écologie politique que Bruno Latour a eu le plus d'influence, notamment auprès du grand public : en témoigne l'un de ses derniers succès d'édition, l'essai Où atterrir ? (2017) qui appelle à remettre les conditions d'habitabilité de la Terre au cœur de nos délibérations politiques, espérant à terme réinventer la lutte des classes par la constitution de classes géosociales.
Sa philosophie permet de penser la crise écologique à nouveaux frais. Mais aussi d’agir, afin d’« atterrir sur cette nouvelle Terre ». Bruno Latour n’est pas venu à l’écologie par une pratique de naturaliste ou par un goût prononcé pour l’immersion dans les grands espaces, mais par la sociologie des sciences.
Loin de l’épistémologie classique, Bruno Latour comprend que la science est une pratique qui n’oppose pas la nature et la culture ou la certitude et l’opinion. La science est faite de controverses, elle est socialement construite (La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, avec Steve Woolgar, 1979, trad. La Découverte, 1988).
Cette ethnologie hétérodoxe des sciences lui vaut d’être taxé de « relativisme », supposant qu’il nierait l’existence d’une vérité scientifique, alors que sa sociologie est « relationniste », elle met en relation les éléments théoriques, empiriques, sociaux et techniques qui permettent d’accéder à une forme spécifique de vérité.
Bruno Latour pense en bande et réfléchit en équipe, à l’aide de collectifs et de dispositifs. Ce « bouillonnement collectif » a débouché sur des recherches particulièrement originales, comme en témoigne Aramis ou l’amour des techniques (La Découverte, 1992).
2- Sociologue de profession, philosophe jusqu’au bout: son audience est immense
Infatigable inventeur de concepts, incontournable initiateur de percepts, Bruno Latour se fit aussi plus politique à mesure que montait l’urgence écologique.
Les conflits ne sont plus seulement sociaux, mais « géosociaux », affirment-ils, avant d’appeler une « nouvelle classe écologique » à reprendre fièrement le flambeau des socialistes du siècle dernier.
Ses idées ont-elles triomphé ? Elles se sont propagées dans le monde entier, son audience est immense. Les intellectuels qu’il a formés, accompagnés, épaulés sont désormais lus, plébiscités et commentés. Une constellation si ramifiée qu’il est impossible de tous les nommer. Certains de ses étudiants à Sciences Po ont copiloté la convention citoyenne pour le climat ou travaillent dans des mairies tournées vers l’écologie.
Avec l’anthropologue Philippe Descola, professeur émérite au Collège de France, il a opéré le tournant écopolitique de la pensée contemporaine, en chef d’une bande. « Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien », disait, en 1969, Michel Foucault, impressionné par l’auteur de Différence et répétition (PUF, 1986). Le philosophe Patrice Maniglier estime aujourd’hui que le nôtre sera « latourien ».
Bruno Latour laisse une extraordinaire boîte à outils, non seulement destinée à nourrir la réflexion, mais également à imaginer de nouveaux modes d’existence et d’action. Une invitation à « devenir terrestre » en faisant preuve d’empathie avec la Terre qu’il nommait « géopathie ».
Je crois qu’il ne saurait y avoir de meilleure manière de rendre hommage à Bruno Latour, qu’en étant fidèle à son esprit, qui n’était pas de déploration sur notre sort ou de critique du monde tel qu’il va, mais bien de mobilisation collective dans le traitement de problèmes réels, qu’il s’agit de mieux déterminer afin de mieux les prendre en charge, non parce qu’on a quelque devoir abstrait envers ces problèmes, mais parce que la seule vraie joie vient de ce qu’on agit sur ses problèmes au lieu de les subir.
Bruno Latour a œuvré inlassablement pour nous aider à comprendre l’événement qui constitue notre présent, et dont le bouleversement climatique est une des manifestations les plus spectaculaires, mais non la seule, puisque l’effondrement de la biodiversité, la réduction de la surface terrestre non artificialisée, la pollution aux microplastiques, etc., en font aussi partie.
Sa mort nous prive d’un des alliés les plus précieux que nous ayons eus ces derniers temps pour faire face au grand défi civilisationnel qui est le nôtre aujourd’hui, et auquel il avait donné un nom précis : « faire atterrir la Modernité ».
3- Le problème est, comme toujours, de bien comprendre le problème: «revitaliser la modernité»!
L’urgence du présent est de comprendre quel problème particulier, spécifique, singulier, pose ce présent. Et Bruno Latour avait fini par avoir sur ce point un énoncé clair: il s’agit de savoir «comment faire revenir dans les limites planétaires un certain mode d’habitation terrestre qui s’est appelé Modernité.» Au fond, toute son œuvre aura consisté en ceci: «relativiser les Modernes».
Le mot «modernité» est au fond pour lui plutôt le nom d’une question que d’une réponse. S’il est préférable à d’autres termes (capitalisme, anthropocène, industrialisme, technoscience, etc.), c’est qu’il est plus obscur, plus discutable, plus controversé, et nous oblige de ce fait à ne pas croire trop vite que nous avons compris la question.
C’est cette évidence du moderne que Bruno Latour n’a jamais cessé d’interroger : jusqu’à la fin de sa vie, il cherchait de savoir si on pouvait faire coexister des réalités différentes. Et au-delà de cette question de savoir si cette pluralité de réalités ne permettait pas d’avoir un rapport plus juste à la réalité en général, en renonçant à croire qu’elle puisse être autre chose que la matrice de cette pluralité.
On peut dire que le présupposé fondamental de toute son œuvre (comme d’ailleurs de celle de Lévi-Strauss, avec laquelle elle partage bien des traits), est «la décolonisation»: comment aller jusqu’au bout de la décolonisation de nos modes de pensée. Tel est donc le premier contexte du projet de relativisation de la modernité: la question coloniale.
Mais l’œuvre de Bruno Latour n’aurait pas été ce qu’elle est pour nous aujourd’hui s’il n’avait pas pris acte très tôt qu’un deuxième contexte justifiait l’urgence d’une telle entreprise (une anthropologie des modernes) : la question «écologique», et plus exactement la question «éco-planétaire».
C’est dans « Nous n’avons jamais été modernes», publié juste après la chute du Mur de Berlin, au tout début des années 1990, que Bruno Latour explique que la prise de conscience du réchauffement climatique (avec le début du cycle des négociations climatiques internationales qui aboutira au Sommet de Rio) constitue désormais «le cadre problématique inévitable de toute réflexion sur la Modernité».
Pour lui, l’enjeu du présent est de «réencastrer les modes de vie modernes dans les limites terrestres». Les Modernes (pour Bruno Latour) sont des «terrestres déterrestrialisés», qui habitent la Terre en ne cessant «d’impenser, de négliger, leur propre condition terrestre, et l’enjeu du présent est de les «reterrestrialiser».
Nous sommes toujours en train de terraformer la Terre. Le problème est qu’aujourd’hui nous la terraformons à l’envers, ou plutôt «le problème est que notre manière d’habiter la Terre détruit aujourd’hui les possibilités pour d’autres terrestres de projeter d’autres perspectives d’avenir pour la Terre, d’autres lignes de terraformation».
Car une Terre réchauffée de 3 ou 4 degrés non seulement détruira un très grand nombre de terrestres, humains et non-humains, mais en plus imposera une condition d’existence déterminée à de très nombreuses générations de terrestres, pendant des centaines, voire des milliers ou des dizaines de milliers d’années.
Les gaz à effet de serre répandus dans l’atmosphère prendront beaucoup de temps à disparaître de l’atmosphère, les déchets radioactifs le resteront parfois pour des centaines de milliers d’années, les molécules de synthèse modifieront peut-être substantiellement les structures chimiques terrestres d’une manière indélébile et avec des conséquences imprévisibles, etc. «Les Modernes ont préempté l’avenir de la Terre».
Faire atterrir les Modernes, c’est donc rouvrir la pluralité des projections terrestres. C’est aussi réfléchir aux conditions sous lesquelles la modernité pourrait coexister sur la même Terre avec d’autres formes d’habitation terrestre, sans les éradiquer ou les soumettre : «l’unicité de la Terre est une unicité diplomatique».
La Terre, c’est justement ce qu’une pluralité de projections terrestres doit nécessairement partager. «Faire revenir les Modernes sur Terre c’est savoir ce qu’il faut modifier de leurs institutions pour qu’ils cessent de préempter l’intégralité de l’espace et de l’avenir de la planète».
Cet atterrissage n’est pas triste, il n’est pas frustrant. Il est difficile, certes, mais il offre aussi une opportunité unique : «l’opportunité de se rendre plus sensibles à une certaine vérité de notre condition, la condition terrestre».
Se réencastrer dans les limites planétaires ne consiste pas du tout à se limiter, à se priver, mais à gagner, gagner en vérité, gagner en intensité, gagner en précision : en nous réappropriant notre propre condition terrestre, nous ajoutons au monde…
Certes, tout cela peut mal tourner, et les probabilités tendent plutôt à modérer l’optimisme, mais je crois qu’il serait contraire à l’esprit de Latour, du moins à ce que j’ai perçu de ses textes, que de se contenter des légitimes angoisses et tristesses que suscite cette situation pour encourager à le lire.
4- Un penseur Joyeux: on sort toujours augmenter de sa lecture
Il faut lire Bruno Latour parce qu’il nous donne des outils pour vivre mieux. Nul mieux que Latour n’a réalisé la grande leçon de Spinoza : «il n’y a pas de vérité sans joie». Bruno Latour est un penseur joyeux. Son œuvre est désormais dispersée dans ses livres.
Il avait une capacité extrêmement rare à aller dans les angles morts de notre pensée et de notre existence, à nous faire voir soudain qu’il existait un autre point de vue d’où les horizons changeaient, d’où les questions se simplifiaient, fût-ce en se multipliant, où aussi le désir se réveillait, le courage de penser et d’agir.
La joie caractéristique de la pensée de Latour tient beaucoup à cela: on sort toujours augmenter de sa fréquentation.
Nous ne pourrons faire mieux pour honorer sa mémoire que de continuer à le lire avec joie, ardeur, enthousiasme, passion, rigueur, humour, inventivité, solidarité, sororité, à pallier tant bien que mal cette perte, en nous inspirant de ce qu’il a nous laissé pour mieux deviner ce qu’il aurait pu encore nous donner.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay