Tunisie: Hausse des prix des produits avicoles et lutte contre la spéculation
Par Ridha Bergaoui - La hausse des prix des denrées alimentaires et la pénurie de certains produits ne cessent de préoccuper le citoyen surtout avec la rentrée et les dépenses qui s’en suivent.
Presque chaque jour le Président de la République soulève la question avec la Cheffe du Gouvernement et les Ministres concernés en exprimant la volonté de l’Etat de lutter contre la spéculation et les corrompus à l’origine de l’inflation et la détérioration du pouvoir d’achat du consommateur.
Les produits avicoles (poulet, dindon et œufs) sont des produits de consommation courante et représentent la principale source en protéines des classes moyennes et pauvres. Depuis la guerre en Ukraine les prix de ces denrées alimentaires connaissent une augmentation phénoménale et sont devenus presque des produits de luxe. Dans certaines enseignes, le prix de l’escalope avoisine 20 dinars le kilo, celui du poulet presque 10 dinars.
Une note ministérielle
Dans le cadre de la lutte contre la hausse démesurée des prix, les Ministres du Commerce, de l’Agriculture, de l’Intérieur et de l’Industrie viennent de publier le 10 septembre une note commune, circulant sur les réseaux sociaux, dont l’objet serait de mieux organiser le marché des produits avicoles et l’approvisionnement des différentes régions en toute transparence conformément aux règles de l’offre et de la demande.
La note demande à tous les intervenants dans la filière avicole (producteurs, abattoirs, points de distributions et de vente en gros et en détail…) de faire, auprès des Directions régionales du commerce et des CRDA, une déclaration indiquant les adresses, la nature de l’activité et sa conformité avec la réglementation en cours. Elle exige également de déclarer les stocks actuels des produits et l’évolution de ces stocks depuis le mois de juin. Toute opération de stockage ou d’arrêt de l’activité doivent être immédiatement rapportée aux services compétents. Bien sûr, toutes les factures et autres documents, concernant les opérations d’approvisionnement de distribution et de transport, doivent être soigneusement gardés. Les locaux et les devantures des bâtiments doivent porter des affiches indiquant le nom de l’exploitant et la nature de l’activité. Enfin, bien sûr, tout contrevenant sera sévèrement puni conformément à la loi. Chose étrange, la note ne donne aucun délai et ne précise aucune date limite. La note ne fait aucune allusion à l’abattage anarchique, en principe interdit, chez les volaillers et les petites boutique des quartiers.
La note ministérielle laisse entendre que, certains acteurs de la filière avicole, ont dans l’intention d’une affreuse opération de spéculation, stocké depuis le mois de juin des quantités importantes de produits avicoles pour réduire l’offre, augmenter les prix à la consommation et augmenter leurs bénéfices. Les quatre ministères en question veulent avoir tous les détails avant d’agir énergiquement, sanctionner sévèrement les contrevenants, remettre les stocks en circulation et revenir à la réalité des prix.
Un secteur vieux de plus de 50 ans
Le secteur avicole en Tunisie a démarré début des années 1970. Depuis il n’a cessé de se développer pour devenir un pilier stratégique de l’agriculture et l’industrie tunisienne non seulement sur le plan économique, social mais également nutritionnel. La viande de poulet, dindon et œufs sont devenus la base de l’alimentation du citoyen, à domicile, les collectivités, la restauration et les fast-foods.
L’ONAGRI, dans une note publiée en 2020, donne les indicateurs principaux de la filière. Cette-ci est composée de:
• 4 685 éleveurs
• 6 827 bâtiments
• 100 millions de poulets et 10 millions de dindonneaux engraissés/an
• 5,7 millions de pondeuses.
Le secteur produit en moyenne 130 000 tonnes de viande de poulet et 70 000 tonnes de viande de dinde ainsi que près de 1 900 millions d’œufs. La consommation moyenne annuelle par habitant est d’environ 20 kg de viande de poulet et dindon et 188 œufs. La consommation de la viande de poulet et dindon représente plus de 60% de la consommation totale toutes viandes.
La filière comporte également 38 couvoirs, 30 abattoirs industriels avec 6 ateliers de découpe et 6 ateliers de transformation. Elle comporte également 140 usines d’aliments.
Le secteur avicole demeure le secteur le mieux organisés. Toutes ses activités obéissent à toute une bibliothèque de textes réglementaires très précis.
Le GIPAC, un organe essentiel dans la gestion de la filière
Le Groupement Interprofessionnels des produits Avicoles et Cunicoles (GIPAC) a été créé en 1984. Il est placé sous la tutelle des Ministère de l’Agriculture et de l’Economie.
Parmi ses principales missions c’est de « collecter, analyser et archiver les informations et mettre en place des banques de données se rapportant aux secteurs » objet de son intervention. Il a la charge du « suivi, le contrôle et l’évaluation de la production ». Il est responsable, en coordination avec le Ministère du commerce, de la régulation du marché des produits avicoles et la constitution et l’écoulement des stocks régulateurs stratégiques en prévision des besoins additionnels du mois de Ramadan.
Le GIPAC est « administré par un conseil d’administration constitué de 12 personnes dont le tiers représente l’administration (Ministère de l’agriculture, commerce, industrie et finances) et les deux tiers par les organisations professionnelles (UTAP et UTICA) ».
Quoique le site Internet du GIPAC ne soit pas à jour depuis très longtemps, son dataportal.gipac.tn, donne, dans les détails, chaque jour, les prix du poulet, des œufs et du dindon. On trouve également les quantités, le cout et le prix par région avec l’évolution pour une période déterminée au choix.
Les Ministères sont au courant
Les différents ministères signataires de la note ci-dessus indiquée, sont en principe au courant, soit directement soit à travers leurs représentants au conseil d’administration du GIPAC, des moindres détails concernant la filière avicole (producteurs avec leurs adresses, les capacités, les productions, la consommation…). Ils disposent de toutes les données en partant des prix de l’importation du maïs et du soja, utilisés pour la fabrication des aliments concentrés, aux quantités de viande et d’œufs produites et écoulées ainsi que les couts de production et les prix de vente.
Par ailleurs, pour une question de rentabilité, le secteur avicole moderne industriel est dominé par de grandes unités intégrées très connues. La plus grande partie de la production de poulets et dindons passe par des abattoirs modernes où l’abattage est mécanisé. Ces abattoirs possèdent des ateliers de découpes et des chambres froides et de congélation. L’hygiène fait l’objet aussi bien d’autocontrôles que de contrôles par les services officiels.
Les produits avicoles sont des denrées très périssables, ce n’est ni de la pomme de terre ni de l’oignon. Leur conservation et la constitution de stocks nécessitent, surtout pour la viande, des températures très basses, de la congélation ou mieux de la surgélation. Leur manipulation est très délicate et exige une chaine de froid sans aucune défaillance allant de l’abattoir au vendeur de détail. Ces équipements ne sont disponibles qu’au niveau de quelques grandes unités très connues. Quant aux œufs, ils passent de plus en plus par des centres de conditionnement et sont vendus dans des emballages de 30 ou 15 unités. Leur conservation nécessite également le passage par des chambres froides bien équipées.
L’appel à la déclaration de l’activité et la situation des stocks n’a aucun sens. Aussi bien les abattoirs industriels qui peuvent détenir les stocks de poulet et de dindons que les grandes unités de pondeuses et d’emballage des œufs qui détiennent la plus grande partie de la production sont peu nombreux et super-connus par tous au niveau local, régional et national.
Par ailleurs si l’Administration a besoin de renseignements elle n’a qu’à s’adresser au GIPAC qui dispose de tous les détails actualisés et qui a accès à tous les opérateurs de la filière. En cas de doute il suffit d’aller inspecter les abattoirs et les chambres froides de stockage des viandes ainsi que les stations d’emballage des œufs.
De l’autodestruction
Faire abstraction du GIPAC et l’ignorer complètement alors que son rôle, dans la filière avicole, est déterminant revient à une autodestruction. Par leurs maladresses, nos responsables sont en train de détruire des filières et des structures qui ont nécessité de nombreuses années, beaucoup d’argent et d’énergie pour se mettre en place. Dans le cas présent, le Ministère de l’agriculture, dont dépend le GIPAC, prend une lourde responsabilité.
A force de mal poser les problèmes de l’inflation et la hausse des prix, on est en train de créer de nouveaux problèmes et de nouvelles pénuries. La filière lait est un exemple édifiant. En s’entêtant de ne pas augmenter le prix du lait à la production, malgré les grosses pertes et la faillite des éleveurs suite à l’augmentation vertigineuses des prix des aliments et autres intrants, le lait est devenu introuvable aussi bien chez les petits commerçants que dans les grandes surfaces. Une pénurie de plus qui va certainement entrainer la pénurie des produits laitiers (beurre, yoghourt…).
Ne pas se tromper d’ennemi
Au lieu de s’attaquer aux vrais problèmes et trouver les solutions, nos responsables préfèrent jeter de la poudre aux yeux et faire croire à la thèse des spéculateurs qui stockent les denrées alimentaires afin de profiter de prix élevés aux dépens du pouvoir d’achat du consommateur.
En réalité, les prix élevés des produits avicoles observés, après le mois de Ramadan dernier, résultent de l’augmentation des prix des intrants (surtout l’alimentation) et surtout d’un déséquilibre entre la production et la consommation. Le mois de septembre correspond à une baisse de production en raison de la chaleur estivale, de la chute de production (de nombreux éleveur arrêtent l’élevage de volailles en été en raison de fortes mortalités et de baisse des rendements) alors qu’elle correspond à un pic de la consommation suite au retour à la double séance, la rentrée scolaire et universitaire. Il s’agit surtout d’un problème de programmation, qu’on aurait pu éviter en constituant des stocks de régulation comme on le fait pour le mois de Ramadan.
Pour freiner la hausse des prix, il est possible de réduire les taxes et diminuer la TVA. Il faut également discuter avec les professionnels et les syndicats et les appeler à faire preuve de compréhension et réduire leurs marges. Beaucoup de Tunisiens font leurs achats dans les grandes surfaces, celles-ci peuvent baisser leurs marges et réduire les prix.
L’Etat se doit de trouver les ressources financières pour renflouer ses caisses, assurer de la liquidité, compenser la perte du pouvoir d’achat des citoyens et aider les plus démunis.
Enfin, il faut avoir le courage de dire la vérité aux citoyens, leur expliquer que les temps sont difficiles et les inviter à changer de comportement et d’habitudes alimentaires.
Ridha Bergaoui
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Bonjour Si Ridha, Merci beaucoup pour cette analyse et votre esprit libre et clairvoyant. J'adhère à vos requêtes afin d'accorder l'augmentation du prix du Lait à la production (officiellement annoncée sur les media Tunisiens). Bonne journée Chokri DAMERGI