Fethi Sellaouti, ministre de l’Éducation: Les défis majeurs de la rentrée et l’impératif d’une transformation profonde
Il ne s’en cache pas : les performances du système éducatif restent faibles et appellent à une réforme en profondeur de l’ensemble de la chaîne. C’est ce qu’affirme le ministre de l’Éducation, Fethi Sellaouti, dans une interview à Leaders. Il se félicite de la constitutionnalisation du Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement (Csee), fondant beaucoup d’espoir sur sa capacité à concevoir une politique nationale en la matière.
Avec 7 milliards de dinars, soit le budget le plus élevé par rapport à tous les autres ministères, la majeure partie des crédits est cependant consacrée à 95% aux charges salariales (pour plus de 238 000 salariés), malgré une infrastructure et des équipements vétustes. Le recours aux suppléants sans préparation s’avère excessif et la formation des enseignants est insuffisante. Les programmes comme l’approche pédagogique sont à revoir. La carte scolaire est inégalement répartie sur le territoire et le taux de décrochage reste élevé, avec près de 100 000 élèves par an.
Et pourtant, l’école tunisienne continue à assumer sa noble fonction. Mais doit améliorer nettement ses performances.
Rappelant les différentes recommandations consignées dans un Livre blanc (2016 – 2021), d’un plan stratégique (2023-2025) et d’une vision 2035, il esquisse six axes majeurs d’une transformation indispensable.
Tour à tour, le ministre Sellaouti répond aux questions de Leaders relatives aux défis majeurs de la nouvelle rentrée scolaire, la généralisation de la classe préparatoire à partir de l’âge de cinq ans et les objectifs du nouveau Conseil supérieur.
Interview.
Quels sont les défis majeurs de cette rentrée scolaire?
Une interview de
• Fethi Sellaouti, ministre de l’Éducation
et les analyses de
• Mohamed Jaoua
• Kamel Ben Naceur, et
• Mohamed Hedi Zaiem
Ils sont divers et multiples. Bien que la préparation de la rentrée scolaire se fasse au préalable, gérée dans une approche participative, il reste encore des défis à relever. Les ressources humaines viennent au premier plan. Nous manquons en effet de cadres enseignants dans l’enseignement général et technique, d’ouvriers, de personnel d’encadrement et de personnel de laboratoire, de psychologues, de surveillants et d’ouvriers dans les internats. Nous déplorons également un problème d’instabilité du cadre enseignant dans plusieurs établissements scolaires, le départ d’un grand nombre d’enseignants à la retraite, et l’accroissement du nombre de congés de maladie de longue durée.
Qu’en est-il des infrastructures et des équipements?
Le budget du ministère de l’Éducation s’élève à 7 000 MD, il est le plus important de tous les ministères. Toutefois, le budget destiné à la construction de nouvelles institutions, aux extensions, aux équipements scolaires, scientifiques et informatiques ne s’élève qu’à 250 MD, soit 3.6% seulement du budget total. Les charges salariales constituent 95%.
Malgré les efforts considérables consentis par l’Etat, les institutions monétaires et financières, les hommes d’affaires et la société civile, l’école publique continue à souffrir de la dégradation de l’infrastructure scolaire, du retard de la réalisation des projets de création, d’extension et de réhabilitation des établissements, du problème des blocs sanitaires non fonctionnels, de l’accroissement des coûts de construction, et du phénomène du vandalisme dans les établissements scolaires.
La carte scolaire est-elle adaptée aux besoins effectifs?
Elle connaît un déséquilibre flagrant entre les régions côtières et celles de l’intérieur : 532 écoles primaires ont des effectifs d’élèves inférieurs à 50 et 1 232 avec un nombre d’élèves inférieur à 100. D’où la nécessité de procéder à des fusions. En plus, cette carte se caractérise par un phénomène d’encombrement des classes dans plusieurs établissements, une insuffisance du stock immobilier (terrains) pour la construction de nouveaux établissements, et la fermeture de certains internats non fonctionnels.
La formation des enseignants reste insuffisante
Trois aspects significatifs sont relevés. Le recours excessif aux suppléants sans formation préalable, l’absence de programmes de formation de base et de formation continue en matière d’éducation intégrante et d’apprentissage intégrant, et une faible formation des directeurs d’établissement en management et en gestion administrative et financière.
Qu’en est-il de la vie scolaire?
Un acquis majeur est apporté par la nouvelle constitution en matière d’enseignement. Il s’agit de la création d’un Conseil national supérieur de l’éducation et de l’enseignement, unique instance constitutionnelle, hormis la Cour constitutionnelle. Plus encore, la loi suprême consacre le principe de l’instruction gratuite jusqu’à l’âge de seize ans, sa gratuité et sa qualité. Elle garantit par ailleurs les droits de l’enfant, notamment pour ce qui est de l’éducation, par ses parents et par l’Etat.
Art 44
L’instruction est obligatoire jusqu’à l’âge de seize ans. L’État garantit le droit à l’enseignement public et gratuit à tous les niveaux. Il veille à mettre les moyens nécessaires au service d’une éducation, d’un enseignement et d’une formation de qualité. L’État veille également à l’enracinement des jeunes générations dans leur identité arabe et islamique et leur appartenance nationale. Il veille à la consolidation de la langue arabe, à sa promotion et la généralisation de son usage. Il encourage l’ouverture sur les langues étrangères et les civilisations humaines et veille à la diffusion de la culture des droits de l’Homme.
Art 52
Les droits de l’enfant sont garantis.
La dignité, la santé, les soins, l’éducation et l’instruction constituent des droits garantis à l’enfant par ses parents et par l’État.
L’État assure aux enfants toutes les formes de protection sans discrimination et conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant.
L’État prend en charge les enfants abandonnés ou de filiation inconnue. Chap. IX : Le Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement.
Art. 135
Le Conseil supérieur de l’éducation et de l’enseignement donne son avis au sujet des grandes stratégies nationales dans les domaines de l’éducation, de la recherche scientifique, de la formation professionnelle et des perspectives d’emploi.
La loi fixe la composition de ce conseil, ses attributions et les modalités de son fonctionnement.
Le constat mérite une grande attention. Nous assistons à une augmentation démesurée de phénomènes récents et dégradants qui menacent les enfants comme la violence, la fraude, la délinquance, la consommation de drogue. Ce sont là des manifestations incompatibles avec les règles du vivre-ensemble et qui ont un effet pervers sur les relations éducatives. En outre, la vie scolaire se dégrade à cause de l’absence de mécanismes de dialogue, d’écoute et d’accompagnement psychologique, social et éducatif. Un troisième élément s’y ajoute : le manque d’activités culturelles, scientifiques et sportives dans la plupart des établissements. Toutes ces insuffisances ont engendré un phénomène particulièrement inquiétant : celui du décrochage scolaire. En moyenne, 300 élèves quittent nos écoles par jour, soit 100 mille par an. On estime à 70 % ceux qui intègrent l’enseignement privé et la formation professionnelle. Le reste, soit 30%, s’exposent à toutes sortes de dangers.
Une réforme en six axes
Où en est la réforme du système éducatif?
La faiblesse des performances enregistrées a été objet d’une série d’études mises en débat pour formuler des recommandations appropriées, dans une approche partenariale. Ce travail collaboratif a d’abord abouti à l’élaboration d’un Livre blanc renfermant tous les consensus relatifs aux grandes orientations de la réforme et l’élaboration du plan stratégique de l’éducation 2016-2020. Il se poursuivra et donnera naissance au plan stratégique 2023-2025.
Tout ce processus de réformes a été couronné par la formulation de la vision stratégique de la politique éducative à l’horizon 2035, qui est en parfaite concordance avec les orientations stratégiques du gouvernement. Le ministère de l’Éducation s’est engagé dans un processus global de transformation de l’éducation dans l’objectif de réinventer son système éducatif pour le monde d’aujourd’hui et de demain et consolider les efforts pour ne laisser personne à l’écart afin de se mettre au diapason des pays qui ne cessent de développer leurs systèmes éducatifs et d’introduire les innovations requises.
Les facteurs clés de cette transformation de l’éducation peuvent être alors résumés dans ce qu’on peut appeler «les 6 via» suivants:
• Education équitable et de qualité pour tous à travers la généralisation de l’enseignement préscolaire, le renforcement des mécanismes de la discrimination positive, la lutte contre l’abandon scolaire et le développement des mécanismes d’inclusion scolaire ;
• Développement curriculaire à travers la réforme des programmes et des contenus pédagogiques, le développement des méthodes et des approches d’enseignement et l’introduction des compétences de vie dans les apprentissages ;
• Transformation digitale globale à travers l’intégration des nouvelles technologies dans les contenus pédagogiques, la numérisation des services scolaires et administratifs et la mise en place d’un système d’information global et intégré ;
• Environnement scolaire sain et sûr à travers la révision de la carte scolaire, l’amélioration de la vie scolaire, le développement d’un nouveau modèle pour les activités périscolaires dans les établissements et l’amélioration de l’infrastructure;
• Consécration des principes de la bonne gouvernance à travers la dissémination de la culture de redevabilité, le développement du dispositif de suivi et d’évaluation de la performance du système éducatif et le développement des outils de contractualisation et de programmation ;
• Innovation au niveau des modes de financement de l’éducation à travers la mise en place de nouvelles alternatives de financement, le développement de la culture entrepreneuriale et l’encouragement de la création de projets scolaires innovants au service du financement innovant.
Le secteur de l’éducation doit demeurer, comme il a toujours été pour la Tunisie, la locomotive du développement et le garant de sa durabilité. C’est ainsi que sa transformation via la réalisation de l’équité et l’égalité des chances, l’amélioration de la qualité, la digitalisation et l’instauration des principes de la bonne gouvernance, en adoptant une approche globale et participative, demeure le pilier de la politique générale du secteur de l’éducation en Tunisie.
Comment sera généralisée l’année préparatoire?
Où en est l’année préparatoire devant accueillir les enfants à l’âge de 5 ans?
La prise en charge éducative de la petite enfance. Les interventions précoces dans le préscolaire auront un effet positif sur les capacités présentes et futures des enfants.
L’enseignement préscolaire tunisien n’est ni obligatoire ni généralisé. Il est régi par la loi d’orientation de l’éducation et de l’enseignement scolaire du 23 juillet 2002 (loi n° 2002-80). Selon l’article 16 de cette loi, l’éducation préscolaire est dispensée dans des établissements et des espaces spécialisés ouverts aux enfants âgés de trois à six ans. Elle est destinée à socialiser les enfants et à les préparer à l’enseignement scolaire. La dernière année, qui concerne la tranche d’âge de 5 à 6 ans, constitue une année préparatoire au cycle primaire. L’article 18 énonce la généralisation de cette année préparatoire. Cependant, cette généralisation est loin d’être effective actuellement. L’article 18 postule que l’année préparatoire fait partie de l’enseignement de base et précise que trois structures principales se partagent l’éducation préscolaire, à savoir les jardins d’enfants, les kouttebs et les écoles publiques.
Le taux de couverture des écoles primaires par les classes préparatoires est estimé à 52.8 % en 2021/2022. Au cours de l’année scolaire écoulée 2021/2022, 89.5% des élèves inscrits en première année de l’enseignement primaires ont bénéficié d’une année préparatoire. Les taux régionaux révèlent des différences flagrantes en la matière : il n’est que 62 % dans les régions de l’intérieur, contre 96 % dans le Grand Tunis et les régions côtières.
Les élèves qui n’ont pas bénéficié d’une année préparatoire seront les plus exposés au décrochage scolaire précoce, et leurs espoirs de réussir se dissiperont peu à peu en avançant dans les différents niveaux du parcours scolaire.
Le ministère de l’Éducation devra alors relever le défi d’assurer l’égalité des chances entre les régions et entre les enfants. L’extension de l’année préparatoire à toutes les régions et à tous les enfants devra se poursuivre progressivement jusqu’à une totale généralisation.
Selon quelles modalités?
Elle se fera aussi selon une approche plurielle et intersectorielle appuyée par des partenariats avec la société civile, les autres ministères et le secteur privé. En effet, la généralisation de l’année préparatoire sera assurée d’une part par le secteur public représenté par le ministère de l’Education et le ministère des Affaires religieuses et d’autre part par le secteur privé sous la tutelle du ministère de la Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes âgées en collaboration avec d’autres partenaires dont essentiellement la société civile, les municipalités et le ministère de la Défense nationale. Une organisation entre ces partenaires est nécessaire pour relever ce défi. En outre, les pédagogues devront mettre en œuvre un programme spécifique et des outils pédagogiques adaptés et efficaces. Les différents intervenants devront mettre à la disposition de ces classes préparatoires des installations adéquates, des enseignants suffisamment formés et des programmes pédagogiques modernes adaptés.
Que faut-il attendre du nouveau Conseil national supérieur de l’éducation et de l’enseignement?
A quoi servira ce conseil supérieur?
C’est un acquis national de grande importance. Il peut représenter un espace de réflexion et de discussion en vue de concevoir la politique publique nationale en la matière, surtout que l’éducation, l’enseignement supérieur et la formation professionnelle représentent les principaux piliers du développement économique.
Les domaines de l’éducation, préscolaire et scolaire, l’enseignement supérieur et la formation professionnelle, relevant des ministères de la Famille, des Affaires religieuses, de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de l’Emploi, le Csee peut jouer un rôle fondamental dans la coordination entre ces différents intervenants en vue de créer une synergie.
La constitutionnalisation de ce conseil représente une garantie pour sa pérennisation, surtout que depuis 1958, il y a eu huit tentatives de création à travers des décrets mais elles se sont soldées par une seule réunion.
La mise en place de ce conseil ne saurait tarder et son apport sera bénéfique.
La nouvelle constitution réaffirme clairement le caractère obligatoire de l’enseignement, sa gratuité et sa qualité (art.44). Quelle lecture en faites-vous?
C’est à la fois une noble mission et une lourde tâche. On est passé d’une période où assurer une éducation de base à tout l’effectif en âge de scolarisation était notre ultime objectif à une période où la qualité du système éducatif et son efficacité constituent le plus grand défi. L’article 44 de la nouvelle constitution, tout en rappelant le caractère obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans et la gratuité de l’enseignement, souligne l’impératif de qualité de l’éducation. Nous devons l’accomplir.
L’avenir de l’éducation en Tunisie est tributaire d’une transformation solide, étudiée, portée par une vision partagée par tous les acteurs nationaux et mise en œuvre par l’engagement déterminé de tous.
L’Etat et les parents doivent garantir les droits de l’enfant à l’éducation (art.52), affirme la constitution
Effectivement, la nouvelle Constitution tunisienne mentionne clairement dans son article 52 la protection et la garantie des droits de l’enfant. L’Etat doit alors prendre en charge les enfants abandonnés et de filiation inconnue. En outre, il incombe aux parents et à l’Etat de garantir à l’enfant la dignité, la santé, les soins, l’éducation et l’enseignement. L’État doit assurer toutes les formes de protection à tous les enfants, sans discrimination ; ceci conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant.
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