Hella Ben Youssef: Egalité de genre, des acquis… mais la ségrégation persiste
La notion d’égalité de genre est avancée pour désigner l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle décrit une situation sociale dans laquelle femmes et hommes jouissent de l’égalité des droits et des chances, où les besoins, les aspirations des femmes et des hommes sont également et indistinctement valorisés et favorisés. Les dispositions éducatives comme professionnelles sont censées réaliser cette exigence!
L’égalité entre les sexes a, ainsi et très tôt, été proclamée dans les pays scandinaves, réels précurseurs dans ce domaine. Un objectif affiché auquel s’est manifestement rallié l’ensemble de ces sociétés. On peut donc s’étonner que, malgré ce consensus général et ancien, une telle égalité ne soit toujours réalisée. Certains chercheurs avancent l’explication qu’il n’existe d’accord ni sur le contenu de cette égalité, ni sur la façon de la mettre en œuvre. D’autres encore précisent que la rhétorique partagée en vigueur ne s’accompagne pas d’une réelle détermination à tous les étages de la société se traduisant de fait par la persistance de ségrégations éducatives et professionnelles. Il y a là, à l’évidence matière à réflexion, même si notre propre histoire, les changements politiques intervenus, les évolutions comme les pesanteurs sociales et culturelles sont assez (pour ne pas dire radicalement) différentes de celles de ces pays scandinaves.
Dans notre pays, la faible participation des femmes à la vie économique (28% de la population active) comme au processus de décisions politiques (nationaux comme locaux), la persistance des inégalités salariales (supérieures à 30%), la situation exécrable des femmes rurales (réduites au seuil de pauvreté) et l’incidence des violences multiples qui leur sont faites (dont la violence conjugale) sont encore perçues comme des questions relevant exclusivement d’une politique, jugée insuffisante, de la part de l’Etat. Parfois nos élites intellectuelles et dirigeantes sont disposées à concéder que le «patriarcat» serait responsable des retards en la matière! L’idée de «patriarcat» est alors reprise, en guise de raccourci, pour expliquer la domination masculine. Un patriarcat quasi pathologique puissamment ancré dans les mœurs et coutumes.
Une notion de patriarcat largement ambiguë car elle porte en elle une ambivalence entre nature et culture ! Ainsi perçu ce patriarcat aurait essentiellement pour fondement des raisons biologiques: les femmes sont «naturellement» faites pour prendre soin des autres, de leur maison, de la sphère privée, tandis que les hommes s’activeraient tout aussi «naturellement» dans le monde du travail, de la sphère publique ! Une interprétation qui expliquerait la pérennité des rôles de genre traditionnels alors qu’en réalité cette persistance des inégalités de genre, est bien plus culturelle, pour ne pas dire politique, qu’il n’y parait !
Pour preuve, la promulgation du code du statut personnel des femmes, cinq mois après l’indépendance, ne s’est vu opposée aucune réelle résistance, mais qui plus est, par être consciemment « intériorisé » par la société dite traditionnelle. Des avancées considérables considérées aujourd’hui comme des acquis irrécusables (relativement à d’autres pays) faisant partie des dits mœurs et coutumes de toute la société.
Nous préférons à cette approche patriarcale tout à la fois biologique et naturaliste, une approche plus sociologique et culturelle au travers de la notion de «ségrégation sociale» conçue comme un processus de «séparation de fait», des trajectoires des femmes et des hommes, tant au plan éducatif que professionnel, qui débouchent sur des statuts et positions sociales différenciées. Des processus qui s’imposent à tous!
Il n’est pas envisagé dans cadre de cet article de nous prononcer sur ce qui relève des déterminismes sociaux qui placent les filles et les garçons, les hommes et les femmes à des positions particulières de l’espace social, et sur ce qui relève des stratégies individuelles que déploient les et les autres pour se placer au mieux, notamment sur le marché du travail (tremplin à des positions sociales).
Il n’en reste pas moins, et pour paraphraser R Est ablet (La reproduction sociale 1968) que: La progression spectaculaire de la scolarité féminine comme de l’emploi féminin n’ont pas ébranlé les lois de la reproduction sociale en Tunisie, puisque les filles continuent, globalement, à s’orienter vers les mêmes filières que les générations précédentes et que les femmes exercent les mêmes métiers en tendance que celles de leurs congénères antérieurs. De fait il y a bien une «résilience de la ségrégation genrée» dont on peut attribuer la cause principale au rôle prégnant des stéréotypes inconscients ou délibérés se traduisant par des pratiques de socialisation observables: choix «genré» des études et des filières scolaires puis d’orientation professionnelle, prenant appui sur le contexte social et les stéréotypes parentaux!
Pour le dire avec les mots des sociologues, «l’hérédité sociale» s’est perpétuée (en dépit d’une percée démocratisation de l’accès aux études et de certains secteurs professionnels) au travers du processus de ségrégation scolaire par des filières d’études genrées, ségrégation qui est venu prolonger et renforcer («justifier») le processus ségrégation professionnelle! Il y a bien sûr comme pour toute explication générale des exceptions: les couches supérieures de la société ont tendance à accorder les mêmes choix éducatifs indépendamment du sexe de leurs enfants avec toutefois une préférence forte vers les professions libérales et intellectuelles. Une exception qui en réalité confirme cette ségrégation!
Autrement dit, les différences entre sexes sur le marché du travail ne reproduisent pas toujours et mécaniquement les différences scolaires. Une ségrégation professionnelle peut suivre et conforter, voire au contraire compenser (mais à vrai dire le plus souvent marginalement), la ségrégation éducative.
Cette ségrégation que l’on observe entre les hommes et les femmes sur le marché du travail est en fait l’aboutissement d’un processus long. Elle commence en effet dès la petite enfance, s’enracine sur les bancs de l’école, du lycée et de l’université pour se cristalliser à l’arrivée sur le marché du travail, moment où les individus choisissent et sont choisis par les employeurs. La ségrégation professionnelle est donc le fruit, longuement mûri, d’une «construction sociale collective» qui inclut mais dépasse largement le phénomène, plus ponctuel, de discrimination sur le marché du travail au sens où l’entendent les juristes.
Précisons ce que l’on entend par ségrégation professionnelle et illustrons ces principaux mécanismes.
La ségrégation professionnelle peut se définir comme la tendance lourde, pour les hommes et les femmes, à exercer des métiers différents. Elle s’apprécie principalement dans la répartition des sexes au sein de chaque profession, mais aussi en fonction des secteurs, des lieux de travail et des types de contrat de travail.
On peut alors observer une ségrégation dite horizontale, où une catégorie d’emplois est constituée principalement par un groupe de personnes ayant en commun le même sexe (femmes infirmières et hommes ingénieurs, femmes ouvrières du textile, hommes cadres supérieurs de la banque). Une ségrégation sectorielle que vient confirmer et conforter une ségrégation dite verticale prise au sens de situations dans lesquelles les possibilités de progression de carrière sont limitées pour un groupe défini, -le fameux plafond de verre-, auquel de nombreuses femmes sont confrontées au cours de leur carrière!
Sans nier l’existence de pratiques discriminatoires du côté de l’offre de travail, c’est-à-dire des employeurs, la ségrégation professionnelle s’élabore plus profondément, plus insidieusement et d’abord, du côté de la demande de travail, c’est-à-dire des jeunes. Prenant appui sur la ségrégation éducative, la ségrégation professionnelle se construit «en aval» sur le marché du travail. Elle s’impose objectivement, autrement dit indépendamment de la volonté, des choix ou des désirs subjectifs des employeurs, qui ne font en réalité que prendre acte de cette ségrégation «amont». Ségrégation qui ne peut se confondre avec la discrimination!
Les parcours d’études et de formations «genrés» débouchent insidieusement sur des perspectives d’emplois tout aussi «genrées» qu’illustre la concentration des emplois féminins dans un nombre restreint de professions, qui plus est et le plus souvent, sous payées et aux possibilités d’accéder aux emplois les prestigieux, fortement restreintes! Le régime de méritocratie comme le mécanisme d’hérédité sociale n’ont manifestement pas changés. De fait et pour justifier cet état de fait, l’argument le plus courant pour expliquer cette ségrégation «genrée» est d’avancer que les filles auraient moins de compétences en mathématiques et en sciences exactes. Les performances réalisées dans ces disciplines par les femmes de façon générale, et y compris dans notre pays, même si elles sont encore limitées et peu visibles, contredisent cette prétendue explication!
Convenons toutefois qu’il existe d’autres ségrégations supplémentaires qui viennent à n’en pas douter, conforter ou réduire la ségrégation professionnelle. Il s’agit pour l’essentiel de considérations d’ordre subjectif et individuelles comme les représentations positives ou négatives de certains métiers, les préférences pour certaines professions, les conditions de travail et de rémunérations, les opportunités, les contraintes familiales ou géographiques…) ou de ce qui est imputable aux entreprises (pratiques discriminatoires directes ou indirectes à l’embauche à l’égard de l’un ou l’autre sexe, refus de mixité des équipes, horaires de travail proposées…). Ces considérations apportent un éclairage complémentaire, certes non déterminant, mais nécessaire pour mieux cerner la part relative de la ségrégation professionnelle d’origine éducative et donc pour relativiser le poids des orientations scolaires dans les destinées professionnelles. Alors comment réduire cette ségrégation? Comment s’y prendre?
En attendant un hypothétique et imprévisible «changement de mentalité», il convient de mettre en œuvre tous les dispositifs de diversification des orientations éducatives et de formation pour les femmes, et dans le même temps, de favoriser une plus grande mixité dans l’ensemble des organisations et des entreprises.
Insistons! Seule cette mixité volontaire ou imposée (logique des quotas) pourra venir à bout des préjugés et des stéréotypes solidement encore ancrés dans notre culture! La force de cette mixité s’observe lorsque les organisations professionnelles mobilisent par leur recrutement et leur gestion des carrières, des individus issus de formations de genre opposé, «cassant» et «effaçant» ainsi les processus de transmission de la ségrégation éducative. Elles pratiquent alors une forme de déségrégation qui passe par le rapprochement d’individus séparés au moment de leurs études. C’est manifestement dans cette direction qu’il faut aller. Bonne fête nationale de la Femme #13Août.
Hella Ben Youssef
Vice-présidente de l’Internationale Socialiste des Femmes
Vice-présidente du parti Social-démocrate Ettakatol