Mohamed Salah Ben Ammar - Tunisie: Chroniques estivales
Beaucoup gardent une image idyllique de leurs vacances estivales en Tunisie. Lors des moments les plus durs de ma vie, le souvenir de la mer chaude, des plages de sable fin, des parties de pêches sous-marines et des interminables matchs de Beach- volley m’a permis de reprendre courage et de traverser bien des épreuves. Je ne pense pas être le seul à essayer de me ressourcer dans ces sensations fondatrices. C’est donc avec beaucoup de conviction que je reviens tous les étés à la recherche de ces sensations uniques. Évidemment, personne n’arrive jamais à retrouver ce que la mémoire a magnifié et les déceptions sont souvent au rendez-vous, pourtant sur beaucoup de sujets il suffirait de presque rien pour que la magie opère et ce presque rien dépend en grande partie du comportement de chacun.
Premier instantané
Mon vol pour Tunis était prévu à 16h20, j’arrive à l’aéroport largement en avance, je m’enregistre et me dirige vers la salle d’embarquement, je prends mon mal en patience et je plonge dans un des nombreux livres que j’ai avec une prétention certaine, prévu de lire durant ma semaine de vacances. Le vol est retardé d’une heure, puis de deux et enfin de trois heures. On finit par arriver à Tunis aux alentours de 22h30 (heure tunisienne). La foule devant les postes de police de frontière est impressionnante. On me propose de payer 50 euros de bénéficier d’un traitement de faveur à travers une agence. Je refuse et fais la queue durant 100 minutes. J’arrive enfin devant le tapis numéro 4 pour récupérer ma valise. Une pagaille monstre, des valises il y en avait partout…j’attends avec mes compagnons d’infortune. Au bout d’une heure on nous explique que nos valises ne sont pas arrivées. Direction le guichet de déclaration des pertes de bagages. Devant le seul guichet ouvert la queue est impressionnante. Les tricheurs sont plus nombreux que ceux qui respectent l’ordre de passage. J’ai eu le malheur de demander à une dame, qui semblait extérieurement raisonnable, de bien vouloir respecter l’ordre de passage. Sa réponse très courtoise m’a douché. « Vous êtes en Tunisie Monsieur, réveillez-vous ». Déclaration de perte faite, l’agent nous demande de revenir demain. Certains voyageurs devaient aller à Gafsa, d’autres à Sfax, ils ont dû trouver un hôtel pour y passer la nuit. Finalement un vol de 2h20 qui a couté 2200 dinars aura pris 12 heures de temps mais j’étais heureux de retrouver ma famille, je n’ai pas pu voir les enfants épuisés ils s’étaient endormis je les verrai demain. Mes amis essayent de me réconforter en racontant des histoires de vols retardés de 16 ou même 24 heures. Pensant que j’arriverai à Tunis vers 20h j’avais avec dédain refusé le sandwich de l’avion, je savais que ma famille avait préparé de délicieux mets pour le dîner, peu importe on dinera tard, très tard dans la nuit et on se régalera des saveurs uniques de nos légumes et de nos fruits.
Deuxième instantané
La paupérisation d’une grande partie de la société n’est pas une vue de l’esprit, elle est perceptible dans les attitudes, dans l’habillement… dans le quotidien. La station de péage de l’autoroute Tunis – Hammamet est une cour des miracles plus que tout autre chose. Vendeurs ambulants de toutes sortes, publicitaires, mendiants et même policiers en civil qui font de l’autostop. Les voitures vous foncent dessus à droite et à gauche en essayant de prendre votre tour au péage.
Troisième instantané
Malgré l’heure tardive, on décide d’aller voir la mer. Tous, avons une relation quasi charnelle avec cette mer nourricière. Le spectacle fait chaud au cœur. La plage était pleine de familles installées autour de tables basses improvisées, les rythmes de musiques de toutes sortes se mêlent dans une cacophonie heureuse. Sur le chemin du retour, l’odeur nauséabonde des poubelles laissées à l’air libre nous prend à la gorge. Les chats se régalent. Le lendemain matin la plage est déserte, les poubelles sont plus que jamais là. Plus tard dans la journée nous remarquerons que l’essentiel des estivants est composé de tunisiens de l’étranger et d’algériens, quasiment pas ou très peu d’occidentaux. Ce n’est pas qu’une simple impression. Étrangement à cette époque de l’année beaucoup d’hôtels sont encore fermés. Les effets de deux années de Covid ?
Quatrième instantané
Les trottoirs ont été transformés en d’immenses parkings où stationnent à la queue leu leu les voitures des riverains. Nous voilà donc obligés de marcher sur la route, naturellement les automobilistes ne sont pas contents, ils nous font des appels de phares ou klaxonnent, nous avons peur de nous faire écraser mais nous n’avons pas le choix.
Les deux roues nous frôlent, les passagers ne portent pas de casque, ils sont parfois à trois sur l’engin, ils passent impunément devant les agents de police, tous occupés à pianoter sur leurs téléphones. La nouveauté c’est l’apparition de grosses cylindrés qui zigzaguent à grande vitesse entre les voitures. Elles sont moins sympathiques que les scooters.
Cinquième instantané
De retour à la maison j’avais besoin de boire un verre d’eau. Voilà des années que j’avais décidé de ne boire que l’eau du robinet. Je remplis mon verre, le goût de l’eau est infect, elle est imbuvable. Un goût de terre ou de DTT me prend au nez. Mon ami me dit, estimons-nous heureux, nos voisins n’ont pas l’eau courante depuis plusieurs jours. Je me dis, il a de façon inconsciente bien retenu la leçon du gourou.
Sixième instantané
Le jour se lève il faut refaire le chemin inverse vers l’aéroport pour voir si la valise est enfin arrivée.
Le spectacle est désolant. Ici le changement climatique n’est pas une vue de l’esprit. La sécheresse et des chaleurs inhabituelles ont transformé les paysages. Tounes El Khadhra passe devant nous par toutes les couleurs de l’arc en ciel mais à l’évidence le vert se fait très rare. L’ocre et le jaune dominent.
Septième instantané
Sur la route des voitures de grandes marques, rutilantes neuves, à 300 et 400 000 dinars l’une s’arrêtent pour acheter des tabounas, les occupants négocient âprement pour 100 millimes avec de petites filles qui passent leurs journées sur le bord de la route, sous un soleil de plomb. L’indécence n’a pas de limites. Le travail des enfants est théoriquement interdit.
Huitième instantané
En voiture nous écoutons la radio. Mohamed Ali Chelbi, un jeune gardien de but du CS Sfaxien et de l’équipe nationale junior a, comme d’autres, choisi de traverser clandestinement la Méditerranée dans une embarcation de fortune clandestine à destination de l’Italie. « J’ai choisi l’immigration clandestine à cause de l’injustice que j’ai subie en Tunisie. » a-t-il déclaré. Il y a trois mois c’était la moitié de l’équipe nationale d’un sport d’élite qui disparaissait dans la nature en Europe. Etrangement cette information ne suscite aucune réaction, un silence lourd se fait place dans le véhicule.
Neuvième instantané
Nous profitons de la matinée pour faire quelques courses. Officiellement l’inflation est aux alentours de 8% ? Comme partout les chiffres officiels sont toujours décalés par rapport à la réalité. Les billets de 50 dinars partent de nos poches à une vitesse vertigineuse. Des courses qui seraient revenues à 30 dinars il y a deux ans nous reviennent à 90 dinars. Les gens ne s’étonnent plus du prix de 100 gr de gnaouia, 5 dinars, ou du kilo de figues à 20 dinars, la viande et le poisson sont inabordables au commun des mortels… Officiellement c’est de la faute des spéculateurs.
Dernier instantané
Une Ghasselet Nwader précoce fait du bien à tous, la nature en premier. Le système d’évacuation des eaux de pluie est évidemment bouché. Une petite Venise éphémère se crée sous nos yeux mais l’ambiance est festive, il faut simplement être patient.
Plus que jamais la Tunisie est en ce moment le pays des paradoxes. Les interminables discussions sur l’avenir du pays traduisent à la fois une certaine lassitude et une grande colère. La coupure avec la réalité de bans entiers de la société aussi sidérante soit-elle est à prendre au sérieux. Des universitaires habituellement raisonnables tiennent aujourd’hui des propos qui n’ont rien à avoir avec la réalité. Ils s'accommodent avec les faits historiques et croient en des chimères. On pourrait résumer l’état d’esprit actuel en une phrase : « le monde entier nous en veut ». Résilient le « peuple », que chaque veut s’approprier, cherche à oublier ne serait-ce que le temps d’une soirée, les pénuries, les dettes, les dangers, les rumeurs et les manipulations médiatiques dans les festivals, qui se transforment régulièrement en de véritables défouloirs.
Malgré tout rien ne pourra jamais égaler les vacances en Tunisie. Dans l’antiquité on a dû traîner de force Ulysse jusqu’à son bateau pour l’obliger à partir, cette magie opère toujours. La couleur du ciel, les bougainvilliers, la lumière, les eaux chaudes de la méditerranée, le sable fin et une culture de la générosité et de la passion, un je ne sais quoi qui exaspère et attache. Une joyeuse désorganisation fédératrice, bref autant d’éléments qui rendent chaque instant vécu unique.
Mohamed Salah Ben Ammar