Le passé éclaire le présent : Le règne du dollar*
Par Aïssa Baccouche - Dans son discours prononcé devant la dernière assemblée générale du Fonds Monétaire International (Washington, 25-29 septembre 1972), le Président Nixon rappelait que la racine grecque du mot «économie» signifiait «les lois de la maison». Et il ajoutait «cette maison où nous vivons - cette communauté de nations - a besoin de bien meilleures lois qui nous permettent à l'avenir de diriger nos affaires économiques». Ces bonnes paroles tranchent de toute évidence avec le ton aigre - doux adopté jusqu'ici par les dirigeants américains depuis la fin de la deuxième guerre mondiale c'est-à-dire aussi longtemps que la loi du plus fort - en l'occurrence la loi U.S. - était la meilleure. En effet jusqu'en 1971 l'Amérique repoussait, du moins avec amertume sinon avec indifférence, toutes les voix qui s'étaient répandues ici et là pour que la «maison» fût régie par de nouvelles lois plus équitables et en tout cas plus conformes à tous ceux qu'elle abrite. Qu'est ce qui a changé alors qui ait pu amener les américains à jouer «les bons apôtres» dans les trois domaines - monnaie commerce international et énergie - auxquels leur économie en premier lieu mais aussi toutes les autres, sont aujourd'hui confrontées ?
Il est devenu un lieu commun d’affirmer que chacun des domaines précités sont affectés par une crise. Aussi entendons-nous souvent parler d'une crise monétaire, d’une crise du commerce international ou d'une crise de l’énergie. Bien qu'elles soient aussi importantes toutes les trois - elles peuvent concourir ensemble à l'éclatement de la grande crise économique que certains observateurs n'hésitent pas à prédire -, c'est de loin la crise monétaire qui a attiré jusqu'ici le plus l’attention du public et obnubilé les esprits des dirigeants et des technocrates.
Sans vouloir retracer toute l'histoire monétaire de ces dernières années - ce qui déborderait du cadre de notre propos - contentons-nous de quelques rappels qui éclairent notre pensée et nous aident å comprendre la situation actuelle.
Lorsqu'en juillet 1944, les quelques 40 pays représentés à la conférence monétaire de Bretton-Woods aux Etats-Unis étaient parvenus à l’élaboration d'un nouveau système international en matière de changes, l’Europe et le Japon éprouvaient un besoin urgent de remettre sur pied une économie ruinée par la guerre qui venait de s`éteindre. Qui pouvait alors mieux que l'Amérique qui détenait les plus grandes possibilités financières du moment, satisfaire ce besoin?
Qu'ils l'aient voulu ou non, les Américains allèrent, de ce fait devenir les banquiers du monde développé (le Tiers monde n'avait pas encore émergé ni politiquement ni économiquement). Il était normal dans ces conditions que la monnaie de l'économie la plus puissante et la plus généreuse fût adoptée par le reste du monde à la fois comme le principal véhicule des échanges et comme l’étalon auquel devait être rattachées toutes les autres monnaies. Ainsi commença le règne du dollar. Ce règne était accepté tant bien que mal par tous, étant entendu que la confiance régnait - c'est le cas de le dire - entre les sujets et la couronne et que, après tout, ceux-là disposaient en principe d'un garde-fou: la convertibilité. En effet la clause principale sur laquelle repose le système adopté à Bretton-Woods est bien celle qui édicte que tous les détenteurs deux dollars peuvent à tout moment les convertir auprès de la trésorerie américaine en or. Cependant, cette clause ne fut pas exploitée par tous et en tout cas pas toujours. Pourquoi voulez-vous qu'il n'en soit pas ainsi puisque le dollar est aussi bon que l'or? soutenaient certains auteurs américains qui n’hésitaient pas à l`occasion à pourfendre tous ceux qui préféraient le métal précieux – cette relique barbare ! - aux billets verts. Or cette parade verbale derrière laquelle se retranchaient les partisans de l'étalon dollar n'a point endigué le vent d'émancipation qui allait souffler en Europe. En effet au fur et à mesure que le vieux continent se relevait de ses ruines et reconstruisait une économie compétitive avec celle des Etats-Unis, la tutelle de ces derniers était de plus en plus remise en cause et parfois combattue.
C'est ainsi que certains leaders européens et notamment le général de gaulle, avaient stigmatisé la main-mise de l’Amérique sur les affaires économiques mondiales par le biais du dollar. Ce dernier, déclarait en substance l'ancien président français, avait permis aux américains de mener des années durant, une politique qui tenait compte uniquement de leurs propres intérêts. Ainsi, le dollar dont l'émission ne dépendait que du bon vouloir des autorités de la banque centrale U.S. permit aux américains d'acheter les entreprises européennes, de financer toutes sortes d'opérations militaires et politiques au risque même de voir le déficit de la balance des paiements atteindre les niveaux les plus critiques. Au reste ce déficit a été longtemps considéré comme étant l'origine de la crise du dollar alors qu'il n'est que de la manifestation la plus frappante et le résultat le plus logique qui découlent du règne de la monnaie U.S.
Que les dirigeants américains ne se plient à aucune discipline en matière de paiements extérieurs: voilà qui a le plus choqué les tenants de l'orthodoxie monétaire en Europe (mais les américains n'ont-ils pas également raison de vilipender ceux qui en Europe ou au japon affichent un comportement tout aussi peu orthodoxe en tolérant d'une manière permanente et durable un excédent dans leurs balances de paiement). Bref, les Européens devenus majeurs n'étaient plus à court d'arguments ni de griefs pour attaquer la tutelle du dollar et pour remettre en cause le rôle qu'il jouait en tant qu'instrument de réserve. Réaction tardive certes, car on savait depuis longtemps et avant même la tenue de la conférence de Bretton -Woods que le choix d'une monnaie nationale comme monnaie de réserve impliquerait nécessairement que celle-ci fût assujettie à la politique de la nation émettrice. Mais les choses étant ce qu'elles étaient au cours des vingt années qui avaient suivi la guerre on ne voit pas comment les européens pouvaient s'occuper sérieusement des affaires monétaires internationales. Dès que la chose fut possible -c'est-à-dire lorsque la croissance économique des pays du vieux continent et du japon atteignait sa vitesse de croisière - on assista à une cascade de prises de position et d'évènements qui allaient constituer la trame de ce qu'on appelle désormais la crise monétaire internationale.
Il y eut d'abord la dévaluation de la Livre Sterling en novembre 1967. La monnaie anglaise qui jouait également le rôle de monnaie de réserve, fut-ce de second ordre était considérée jusque-là comme la première ligne de défense du dollar. On comprend dès lors pourquoi la mésaventure de la livre devait être interprétée par les observateurs comme une première sonnette d'alarme pour le système monétaire international. La suite des évènements allait leur donner raison.
C'est ainsi que quelques mois plus tard le pool de l'or constitué par les principales puissances monétaires occidentales pour maintenir le cours officiel de l'or était dissous parce que cette entreprise devenait illogique et onéreuse. Illogique, car l'or étant considéré par certains des membres du pool comme une marchandise parmi d'autres, devait se soumettre aux lois du marché (La France quant à elle avait quitté le pool dès 1967 parce qu'elle estimait que l'or était sous-évalué).
Onéreuse parce que les banques centrales intéressées se dessaisissaient de plus en plus de leurs actifs en métal précieux au profit - est-ce bien le mot! - d'une opération aux conséquences incertaines. La dissolution du pool de l'or en 1968 a ravivé la méfiance des créanciers des Etats-Unis c'est à dire de tous les détenteurs de dollars. Nombreux étaient ceux qui se décidaient à s'en débarrasser pour acquérir en contrepartie soit de l'or (ce qu'a fait notamment la France) soit d'autres devises réputées plus fortes (telles que le Mark, le Yen, ou le Franc Suisse). Le mouvement devait s'accélérer jusqu'en Aout 1971 au grand désarroi des argentiers américains qui voyaient leur réserve en or approcher du niveau jugé stratégique (10 Milliards de dollars). Entre temps une nouvelle réforme était introduite dans le système de Bretton-Woods : la création des droits de tirage spéciaux. Ce nouvel instrument monétaire introduit dans les paiements internationaux depuis I969 devait dans l'esprit de ses prometteurs résoudre le problème de la pénurie des liquidités (ce qui a postériori n'est pas du tout vérifié; car lorsqu'on considère l'ampleur des capitaux flottants dont a été victime l'Allemagne Fédérale au cours de ces deux dernières années on est plutôt amené ã conclure qu'il existe un excès de liquidités) et à supplanter le dollar dans ses prérogatives de monnaie de réserve. Or, outre le fait qu'elle était à la fois incomplète (aucun lien n'était prévu entre les DTS et l'aide aux pays pauvres) et injuste (les pays reçoivent les DTS au prorata de leurs quotas au FMI, ce qui est une façon d'avantager encore une fois les pays riches), cette réforme n'allait résoudre - il s'en fallait de beaucoup - aucun des problèmes monétaires qui surgiront au début des années 1970. Bien au contraire le système monétaire, ou ce qu'il en restait, devait voler en éclats à la suite des vastes mouvements de capitaux qui ont affecté l'Europe et principalement l'Allemagne, obligeant celle-ci à décider en mai 1971 le flottement du Mark. Des remous monétaires s'ensuivirent en Europe. Trois mois plus tard, ce fut la décision de M. Nixon en vertu de laquelle le Président Américain signa l'acte de décès du système de Bretton-Woods. En décidant le 15 Août 1971 de mettre l'embargo sur l'or - c'est-à-dire de ne plus assurer la convertibilité du dollar en or - le Président Nixon mit fin au règne du dollar pour préserver celui de l'économie américaine.
En effet, étant ainsi libérés de leurs engagements, les américains pouvaient s'occuper un peu plus de la compétitivité de leurs produits. Ceci n`était pas seulement une affaire d'augmentation de la productivité à l'intérieur de leur territoire mais aussi et surtout une affaire de parité du dollar avec les autres monnaies. C'est ce qui a décidé le Président Nixon à amputer le dollar, en l'espace de l4 mois, de près du cinquième de sa valeur, alors qu'au même moment plusieurs autres monnaies étaient réévaluées. Mais ni les deux dévaluations successives du dollar (18 décembre 1971 et 12 février 1973) ni les réalignements monétaires qui étaient opérés ici et là en Europe comme au japon, ni les conférences qui s'étaient déroulées tantôt en grande pompe tantôt dans le plus grand secret n'ont pu venir à bout du principal danger qui guette les monnaies à savoir les mouvements agressifs des capitaux flottants. Quand on sait que la valeur des capitaux dont disposent les firmes multinationales s'élève à près de 260 Milliards de dollars (alors que les réserves des banques centrales sont trois fois moindres) on mesure le fossé qui sépare les décisions arrêtées jusqu'ici des réalités de la scène monétaire internationale. Au reste on arrive même à se demander si ces décisions ne concourent pas dans une certaine mesure à l'aggravation des rapports monétaires et commerciaux entre les différents pays. Le flottement général des monnaies occidentales (qui constitue une victoire des thèses américaines sur la flexibilité des parités) peut-il être érigé en système sans faire courir des risques aux économies intéressées. Celles d'Europe ne sont-elles pas à la limite menacées de satellisation par les Etats-Unis. Car en accordant aux américains lors de la dernière réunion des Dix à Paris, les moyens qui leur permettraient de soutenir le dollar, les Européens leur ont également laissé la liberté du choix de la ou des monnaies dans lesquelles cette opération serait réalisée. Rien ne dit que les américains n'utiliseraient par ces nouvelles possibilités pour accroître leur pression sur les monnaies - en fait sur les économies rivales - Ce n'est pas le flottement concerté et solidaire des monnaies des pays de la CEE (sans le Royaume Uni et l'Italie) qui les en dissuaderait!
Les économies du Tiers-Monde enfin ne vont-elles pas elles aussi pâtir d'un système de changes désordonnés. Sont-elles condamnées à subir encore les réformes et les lois accomplies par et pour les économies développées? Le moment n'est-il pas au contraire propice pour que les nations pauvres fassent entendre leur voix au sein des instances internationales spécialisées (telles que le groupe des «vingt» constitué l'année dernière pour examiner la réforme du système monétaire)?
Autant de questions qui ne manquent pas de déterminer l'évolution de la situation monétaire actuelle. En dépit du calme apparent qui la caractérise, cette situation peut déboucher soit sur une tempête qui emporterait cette fois-ci toute la maison à laquelle faisait allusion le président Nixon soit sur un aménagement juste et équitable des rapports entre les nations.
Aïssa Baccouche
* Article paru dans le 1er numéro – datant de mois d’Avril 1973 – du périodique « TUNISIE ENTREPRISE » - fondé par feu Naceur El Ouafi.
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