News - 29.07.2022

Tunisie: Voilà pourquoi il faut augmenter la production nationale et la productivité du blé tendre

Tunisie: Voilà pourquoi il faut augmenter la production nationale et la productivité du blé tendre

Par Ridha Bergaoui - La Tunisie dépend en grande partie pour son alimentation de l’importation de divers produits. Elle importe chaque année de grandes quantités de blé, d’huiles végétales, maïs, orge fourragère tourteau de soja, sucre, riz, café...

En 2020, la pandémie Covid-19 avait paralysé le monde entier. Après une légère reprise, la guerre en Ukraine est venue plonger le monde dans les horreurs, l’inflation et le marasme. Le commerce international maritime est complètement bouleversé et déstabilisé.

Le déficit de la balance commerciale alimentaire ne cesse de se creuser. Tout récemment l’ONAGRI vient de publier des données actualisées concernant le déficit de la balance alimentaire. Celui-ci a atteint, durant les cinq premiers mois de l’année en cours, 1 560 millions de dinars (contre seulement 806,9 millions de dinars pour la même période de l’année dernière). L’augmentation des importations, la flambée des prix du carburant et dérivés du pétrole, des matières premières et des produits alimentaires sont les principales raisons de l’inflation et du déficit. Le taux de couverture (des importations par nos exportations d’huile d’olive, dattes et autres produits alimentaires) n’est que de 66,9% contre 75,1% l’année dernière.

Le blé tendre, un produit stratégique, vital

Le blé tendre, appelé également froment, sert à extraire la farine utilisée pour la fabrication du pain mais également aux pâtissiers pour la confection de gâteaux, brioches et aux industriels de l’agroalimentaire pour la fabrication de biscuits et autres produits contenant de la farine du blé. Les pizzerias utilisent également beaucoup de farine pour pizzas, crêpes et autres préparations.

Le besoin national en blé tendre semble se situer pour 2022 à environ 1400 milles tonnes soit l’équivalent de 1000 mille tonnes de farine. L’INC estimait en 2015 que les boulangers préparaient chaque jour près de 3 millions de baguettes et 4 millions de gros pain. Ceci représente environ 800 milles tonnes de farine (dont environ 55 mille tonne la quantité de pain jeté dans les poubelles). Le reste (soit 200 000 tonnes de farine) est utilisé par les industriels, pâtissiers et divers artisans de la restauration, du pain et des gâteaux traditionnels ainsi que les ménages.

Dans de nombreux pays, le pain de farine représente la base de l’alimentation du citoyen et la principale source d’énergie. Le manque de pain est signe de faim, de misère et de famine. Ce manque a été, tout le long de l’histoire de l’humanité, à l’origine de nombreuses crises, d’émeutes, de révoltes populaires et de guerres.

Les temps deviennent de plus en plus difficiles

Jusqu’il y a quelques années, l’importation des produits agricoles alimentaires ne posait pas de difficultés. Le blé tendre, particulièrement, est disponible en grandes quantités au niveau mondial. Les plus grands exportateurs de blé tendre sont la Russie, le Canada, les Etats-Unis, la France et l’Ukraine. Grace à une main d’œuvre bon marché, à des exploitations très étendues et des terres très fertiles, le blé Ukrainien et Russe était très compétitifs et réputés « lowcost ».

La guerre en Ukraine et l’embargo sur les produits russes (Russie et Ukraine représentent 30% du commerce mondial du blé) ont complètement paralysé les exportations du blé à partir des ports de la mer noire. De nombreux pays, surtout africains étaient sérieusement menacés de famine. La signature à Istanbul, la semaine dernière, de l’accord de la reprise des exportations du blé ukrainien, grâce à la médiation de la Turquie et de l’ONU, représente un réel soulagement pour ces pays.

La production dans les plus grands pays exportateurs (Russie, Ukraine, l’Australie, Canada, Etats-Unis…) tend à plafonner. Pour arriver à la neutralité carbone en 2050, certains pays doivent réduire l’utilisation d’intrants, passer au mode biologique ou mettre en jachère certaines terres agricoles. Avec l’augmentation du prix du pétrole, le prix des fertilisants (surtout ammonitrate) est de plus en plus élevé. Ceci risque de pousser certains gros producteurs à réduire la quantité habituellement utilisée et la récolte serait moins bonne au niveau quantitatif et qualitatif.

De plus en plus, au niveau mondial, les stocks de céréales deviennent relativement faibles. La demande est croissante. Certains pays, jadis autosuffisants (comme la Turquie, l’Iran ou le Pakistan), sont devenus de gros importateurs et le marché du blé se trouve de plus en plus sous tension. La croissance démographique importante ne cesse d’entrainer l’accroissement du nombre de bouches à nourrir et l’augmentation permanente de la demande en produits alimentaires.

Le réchauffement climatique représente, au niveau mondial, une sérieuse menace. Partout, sécheresse et canicule frappent très fort. Des méga- incendies ravagent, en cette période estivale, des milliers d’hectares. Des inondations destructrices entrainent tout sur leurs passages. Des milliers de personnes sont décédées ou déplacées. Forêts, cultures, logements et autres infrastructures ainsi qu’animaux et écosystèmes sont complètement ravagés. Le réchauffement des mers est à l’origine des courants de déplacement de nombreuses espèces maritimes et l’invasion de nouveaux territoires. La désertification, le manque d’eau et la réduction des surfaces agricoles mettent en danger la production agricole et les disponibilités alimentaires.

Ce dérèglement climatique catastrophique et alarmant est certainement le plus grave et le plus important qui menace l’avenir de la planète et l’existence de l’humanité.

Souveraineté alimentaire

Les crises mondiales et les tensions géopolitiques que nous avons vécues ces dernières années (pandémie Covid-19, guerres, crises économiques…) montrent que nous ne sommes pas à l’abri d’incidents qui peuvent survenir parfois très loin de chez nous.

La notion de sécurité alimentaire, qui implique la disponibilité des aliments en quantité, qualité et prix satisfaisants, même en ayant recours à l’importation des produits alimentaires, n’est plus de mise du fait de l’indisponibilité des produits alimentaires et des difficultés logistiques.

Dans un contexte mondial de crise et d’incertitudes, la souveraineté alimentaire devient une notion plus opportune. Elle peut être envisagée soit à l’échelle d’un pays soit à l’échelle d’un ensemble de pays comme l’Union Européenne par exemple. Celle-ci depuis la guerre de l’Ukraine accorde désormais plus d’intérêt à l’autosuffisance surtout énergétique et le développement des énergies renouvelables.
Le blé est un produit irremplaçable et représente la base de notre alimentation. Pour le blé dur, le Ministère de l’Agriculture a mis au point une stratégie nationale permettant d’atteindre notre autosuffisance. Cette politique peut être expliquée par d’une part l’importance de cette céréale dans l’alimentation du Tunisien, qui consomme de grandes quantités de pâtes et de couscous, et d’autre part son prix relativement cher à l’importation suite à des disponibilités internationales limitées. Par ailleurs la culture du blé dur en Tunisie est bien ancrée chez nos agriculteurs et le taux de dépendance (rapport importation sur consommation) reste relativement limité.

Pour le blé tendre, le Ministère de l’Agriculture n’a pas jugé important de disposer d’une stratégie particulière et semble se résigner à l’importation de ce produit alimentaire pour répondre aux besoins croissants du pays en ce produit de première nécessité.

L’avantage du prix à la production du blé dur par rapport au blé tendre (130 dinars/quintal contre seulement 100 dinars) et les faibles rendements en blé tendre risquent de faire abandonner définitivement cette culture par nos agriculteurs, sa disparition du paysage rural et une quasi dépendance de l’importation de cet aliment essentiel. Par ailleurs, quoi qu’on observe une certaine diminution de la consommation individuelle annuelle en céréales, on constate néanmoins un certain glissement du blé dur vers le blé tendre.

L’importance nutritive, symbolique et sociale du pain et donc du blé tendre, face à une dépendance presque complète du marché mondial de ce produit avec les difficultés et les aléas précédemment présentés nous met dans une situation inconfortable, très délicate et à haut risque.

Il est possible de se passer de l’importation des bananes et autres fruits exotiques, du café et même du sucre, il est certainement bien difficile de se passer, ne serait-ce qu’un jour, de pain.

Encourager la culture du blé tendre

En Tunisie, le blé tendre n’a pas reçu suffisamment d’attention et d’encouragement. Le rendement des variétés est globalement inférieur à ceux du blé dur dans les mêmes conditions et avec les mêmes intrants. Avec un prix à la production plus faible, la culture du blé tendre n’est pas intéressante et suffisamment rentable pour nos agriculteurs.

Le prix des céréales ne doit pas être fixé d’une façon arbitraire. Il doit tenir compte du prix de revient et garantir une certaine marge pour les producteurs.

Encourager la culture du blé tendre est indispensable afin de réduire notre dépendance alimentaire et nous mettre à l’abri des crises mondiales de plus en plus diversifiées et fréquentes. Ceci est d’autant plus faisable que le blé tendre se cultive facilement, qu’une partie importante du pays (tout le Nord de la Tunisie) est bien adaptée à la culture du blé et que les itinéraires techniques de production sont bien connus.

De grands progrès ont été faits dans le domaine de la sélection et l’amélioration variétale. L’utilisation des marqueurs moléculaires a permis aux sélectionneurs de travailler avec plus d’efficacité, de simplicité et de rapidité. Dans le monde, le rendement des variétés de blé tendre sont en croissance continue. Alors que la moyenne nationale est d’environ 20 quintaux à l’hectare, la moyenne française est de 73qx/ha. En 2020, un record mondial a été battu par un agriculteur du sud de la nouvelle Zélande qui a obtenu, en irrigué et un apport optimal de fertilisants, un rendement de 174 qx/ha. « Grâce à la recherche, il y a toujours de meilleures variétés à plus haut rendement sur le marché et il y a toujours place à amélioration » disait le fermier Eric Watson.

De nos jours, les sélectionneurs sont appelés à créer des variétés adaptées à la sécheresse et au changement climatique. Des variétés moins exigeantes en eau, probablement plus précoces, pour éviter les fortes chaleurs, et plus résistantes aux maladies et différents ennemis.

L’encadrement des agriculteurs et la vulgarisation demeurent un levier primordial pour améliorer productivité et production. Certains proposent que les agriculteurs cultivent un bouquet constitué de 3 ou 4 variétés à la fois, pour ne pas mettre ses œufs dans le même panier et contourner le risque climatique. Il s’agit également de bien maitriser l’utilisation des intrants (fertilisation, eau, désherbants et …) en fonction de la composition, la nature du sol, le stade de développement et les besoins de la plante pour permettre à cette dernière d’exprimer son potentiel au mieux. De nouveaux outils (capteurs et logiciels) sont de nos jours techniquement disponibles et abordables. Grace à l’imagerie satellite, aux drones et à Internet le suivi et l’intervention sur les cultures en temps réel est tout à fait possible.
Augmenter la capacité de stockage du blé au niveau des ports et des centres de collecte, bien gérer nos importations, réduire le gaspillage le long de la chaine de valeur de la farine et du pain peuvent permettre de grosses économies et réduire nos importations.

Prof Ridha Bergaoui
Institut National Agronomique de Tunisie
 

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