Pr Abdelmajid Zahaf - Parcours en mode "Travailler, c’est déranger!"
A-t-il fini par jeter l’ancre après une vie bien remplie de médecin, de doyen de la faculté de médecine de Sfax et fondateur de nombreuses associations ? Le professeur Abdelmajid Zahaf ne saurait se résoudre à l’inactivité. Mettant à profit les périodes de confinement durant la pandémie de Covid-19, il est descendu dans sa cave pour ouvrir ses archives et y relever tant de documents instructifs. De ce corpus bien fourni et fort épars, il a sorti un volumineux livre (plus de 400 pages) passionnant. Sous le titre de Garder la tête hors de l’eau. Parcours d’un militant de la santé, Pr Zahaf revient, avec son caractère percutant et son humour perfide, sur différentes étapes vécues. Rarement, il en avait fait un choix réfléchi. La plupart du temps, il s’est laissé emporter par son destin.
Les surprises ne manquent pas, le récit est croustillant. Plus qu’une évocation personnelle, c’est un portrait de la société sfaxienne de son enfance et sa jeunesse, puis de son exercice médical, qu’il brosse. Avec une parenthèse, ses années d’études en France. Un portrait où le personnel, intime, se croise avec la société, les confrères médecins, la municipalité, l’administration, les ministères et la société civile. «Magid», pour ses intimes, a toujours été un combattant infatigable, aimant se battre pour de nobles causes. A peine un défi relevé et un combat gagné, il s’attaque à un autre. Quitte à bousculer, déranger, sans le laisser décourager. Inlassablement. Et sans en tirer une gloire personnelle.
La force de la détermination
Remontant à l’origine de ses aïeux, Pr Abdelamajid Zahaf dépeint avec force détails ses deux arrière- grands-parents (Sellami du côté de sa mère et Zahaf, de celui de son père) qui sont dans le commerce et l’agriculture. Sellami voyage beaucoup, commerce avec Alexandrie et épousera quatre femmes. Zahaf aussi sera polygame. Le futur doyen de la faculté de médecine de Sfax n’était pas à l’origine «programmé» pour la médecine. Sciences économiques? Médecine dentaire ? Puis, finalement médecine, plus encore, dermatologie et vénérologie, mais aussi biologie… Il faut lire l’évocation de ses années d’études primaires et secondaires à Sfax, son départ en 1964 en France, son arrivée à Toulouse, puis sa montée à Paris : savoureuse, surtout avec ses anecdotes et ses histoires de bicyclette, de Solex, et de vieille 2CV et, en parallèle, ses études et stages.
Le retour en Tunisie, en 1974, ne sera pas aussi facile que prévu, mais tous les diplômes acquis et l’expérience pratique cumulée. Le Pr Abdelmajid Zahaf devra alors se préparer pour «de grands combats». Squatter un tout petit coin pour en faire le noyau d’un service de dermatologie, lancer des assauts successifs pour arracher quelques lits dans tel ou tel service, mobiliser du personnel soignant, former de jeunes médecins : tout sera dur, à la force de la détermination, sans relâche.
Doyen de la faculté de Médecine, il aura à livrer d’autres batailles…
Majid, le magicien
Visionnaire et audacieux, sans doute en avance sur nombre de ses pairs, Pr Zahaf entraînera avec lui des confrères pour fonder des associations spécialisées comme celle de la lutte contre la lèpre ou contre les maladies sexuellement transmissibles et le sida, avec la création de centres spécialisés de prise en charge. Il prendra le flambeau en 1987 à la tête de la Société tunisienne de dermatologie et de vénérologie (Stdv). Demandez-lui l’organisation d’un congrès médical mondial, il le réussira en un tour de main, même avec très peu de budget. Majid deviendra alors magicien. Il rejoindra le Rotary Club et d’autres composantes de la société civile et sera tenté, après 2011, par un engagement politique, mais finira par s’en lasser. «Son truc à lui, selon l’un de ses proches amis, c’est de se battre pour du concret et de le réaliser.»
Plus qu’un récit, un film qui se déroule délicieusement avec tant de rebondissements, de surprises, et des acteurs parfois piqués au vif, sans rancune, ni revanche du Majid Zahaf.
Garder la tête hors de l’eau
Parcours d’un militant de la santé
De Pr Abdelmajid Zahaf
Mai 2022, 400 pages
Bonnes feuilles
Le Hasard est mieux que mille rendez-vous
En 1964, je me suis décidé à suivre des études en France où, sur le conseil d’un ami de mon frère Taoufik, je me suis inscrit à l’Ecole supérieure dentaire de Toulouse, pour pouvoir postuler à une bourse.
Après avoir débarqué au port de Marseille, j’ai mis le cap sur Toulouse, la ville Rose. En arrivant à Toulouse à 20 h à la rue Bayard fortement animée par des femmes en tenus légère, je me sentis désorienté, un peu perdu, en plein désarroi, au milieu de ces gens inconnus, étonnamment froids, distants et dont le comportement contrastait énormément avec celui de ma ville, chaleureux et souriant.
Heureusement, alors que, l’estomac noué et dans une profonde détresse, je n’avais qu’une envie, celle de retourner chez moi, la providence mit sur mon chemin un ami, Rachid Hakim, avec qui je partageais le même banc d’école jusqu’à la 4e année secondaire. J’étais sauvé, car Rachid offrit de m’héberger quelque temps chez lui, ce que je m’empressais d’accepter, d’autant plus que, cerise sur le gâteau, il habitait en face de la faculté de Médecine sur les allées Jules-Guesde.
Je m’étais inscrit en parallèle à l’Ecole supérieure dentaire et en année préparatoire de médecine (APM), j’ai renoncé aux études dentaires, perdant ainsi le bénéfice de la bourse, pour me consacrer uniquement à la médecine. Durant toutes les années passées à la faculté de Médecine, j’ai travaillé d’arrache-pied avec mes camarades, tous soumis moralement à l’obligation impérative de réussir et rentrer au pays, diplômes en poche. C’est cette motivation qui nous galvanisait et adoucissait l’austérité de notre vie vouée au travail. Il y avait peu de place pour les loisirs.
A l’époque, nous n’avions que quatre moyens de communication pour garder le contact avec la famille : une connaissance qui rentrait au pays et se chargeait de transmettre notre message, le téléphone, un moyen peu commode et trop coûteux, le télégramme en cas de grande urgence et le courrier postal, qui était le moyen le plus courant en dépit de sa lenteur et des risques de perte en cours de route. C’était d’ailleurs pour nous, ressortissants de pays étrangers, le seul moyen convenable, à tous points de vue, pour être en contact avec nos familles. Mais à la veille de l’Aïd, nous nous permettions le luxe d’utiliser le téléphone, ce qui donnait, à cette occasion, une longue queue d’étrangers au bureau de poste.
Fauché comme je l’étais, après avoir perdu le bénéfice d’une bourse d’études, conscient que je ne pouvais demander à ma famille de supporter les frais de mes études, je n’avais d’autre choix que de dénicher quelques activités rémunérées pour subvenir à mes besoins. C’est ainsi que j’ai travaillé, à l’Hopital Hôtel Dieu, à Paris, à la fin de l’année préparatoire pendant trois mois de vacances, comme infirmier de nuit en hématologie, où j’étais amené à recenser les décès survenus pendant la nuit. A vingt ans, ce que j’allais vivre, dans ce sinistre service, était un vrai calvaire. J’étais traumatisé par le fait de découvrir, chaque soir, de cinq à dix morts, des corps froids et inertes de malades avec lesquels je venais, pourtant, une heure ou même une demi-heure auparavant, de plaisanter!
J’en fus obsédé à tel point que j’en arrivais à imaginer que tous les malades alités dans les deux salles dont je m’occupais allaient mourir le lendemain.
Heureusement que je fus assez rapidement délivré de ce cauchemar en obtenant de changer de service. Sauf que cette-fois-ci, j’ai atterri dans le service où étaient soignés des gardes, mitraillettes au poing, pendant que je leur faisais leurs piqûres. Là aussi, ma demande de mutation a été rapidement acceptée et j’ai rejoint un service hospitalier «normal».
La création du service de dermatologie
Depuis mon arrivée à Sfax en 1974 jusqu’à l’acquisition du service de dermatologie à son état final, le chemin a été très long et difficile. Le parcours a duré environ 20 ans.
En juillet 1974, je me vis accorder le poste d’assistant sanitaire. Etrange paradoxe : non seulement la deuxième métropole du pays, chef-lieu d’un gouvernorat de 300 mille habitants et capitale du Sud attitrée, ne comptait qu’un seul hôpital principal, mais de plus, l’établissement qui pensait - et prend encore - en charge les malades de tout le sud, pour ce qui est de nombreuses spécialités, manquait de place pour abriter le service de dermatologie ! Je me retrouvai ainsi dans un dispensaire (Mohamed-Ali) ne disposant que de deux salles, sans aucun autre moyen. Un dermatologue bulgare m’a prêté main-forte pendant les cinq ans pour faire face au nombre sans cesse croissant de consultants, venant du centre et du sud de la Tunisie. Il serait utile de préciser, à ce propos, qu’en dehors de Tunis, où il y avait une dizaine de dermatologues, le reste de la Tunisie était démuni de spécialistes du genre. En octobre 1974, la faculté de Médecine de Sfax voit le jour et, dans le même temps, l’hôpital principal acquiert le statut d’universitaire. En octobre 1975, sur dossier, j’ai obtenu le titre d’assistant universitaire, ce qui m’a permis de faire partie du conseil de santé, instance de décision pour le nouveau CHU.
Contre toute logique et pour des raisons obscures, le conseil de santé a constamment et unanimement opposé son véto à mes demandes d’attribution d’un local pour loger le service de dermatologie au sein de l’établissement, ce qui donnait fréquemment lieu à des discussions houleuse, voire à des disputes véhémentes, mais vaines. Au bout de quatre ans de refus général, en 1978, j’étais convaincu que le conseil n’était pas disposé à céder. Sur ce terrain-là, j’ai profité d’une salle inoccupée de 24m2 qui donnait sur un couloir et était attenante à l’ancien service de médecine générale. Pour l’aménager, j’ai ramené, le soir, un menuisier en vue d’installer une serrure et occuper les lieux afin d’en faire une salle de consultation quotidienne, sommairement meublée à mes propres frais. Dès lors, fut annoncée la naissance du premier service de dermatologie de la région et de tout le Sud tunisien, car j’avais délibérément ignoré les remous suscités par mon acte et hardiment passé outre aux injonctions de plier bagage.
Malgré l’exiguïté des lieux, le service a été aménagé de façon à comprendre une petite salle de chirurgie, un bureau et un coin pour la consultation. Quant au couloir, il servait de salle d’attente où se tassaient tous les jours entre 80 et 120 consultants. J’ai exercé deux ans durant dans ces conditions, aidé par l’infirmier du dispensaire, M. Mohamed Msekni, que j’avais sollicité pour venir travailler avec moi à l’hôpital. C’est dans ce local qu’ont été accueillis les externes de la faculté de Médecine de Sfax qui, en 1978, étaient en cinquième année. C’est avec ces externes que j’ai commencé ma carrière universitaire en tant qu’enseignant de dermatologie. J’enseignais à l’époque tout le certificat de dermatologie avec encadrement théorique et pratique.