Ahmed Ben Hamouda : Appel à plus de raison
Je déplore que le Président de la République et la commission du Professeur Sadok Belaid n’aient pas tenu compte de quelques repères utiles pour notre vivre ensemble et pour la gouvernance apaisée de nos institutions et de nos ressources. Je passe outre les arguties abondamment développées ici et là et relatives au pouvoir et au danger de son exercice par un Président qui a taillé à sa mesure la constitution. Ici, je me réfère surtout à l’article 5 du projet de constitution paru sur le JORT parce que je l’estime capital aux yeux des anonymes soucieux de soutenir par une vision culturelle notre projet futur de gouvernance.
Deux oublis expliquent mon dépit: le premier est celui de notre histoire sociétale, le second est celui de l’absence de recherche d’un vivre ensemble apaisé…
L’oubli de l’Histoire et du cheminement sociétal
Pourquoi ne pas affirmer à l’article 1 de la constitution que ce pays de la rive sud de la méditerranée qui est le nôtre a ses marqueurs forts dont certains sont hérités de cultures et civilisations diverses , partagés avec elles, et d’autres, lui sont propres et laissent entrevoir sa grammaire ?...
Ce qui identifie notre pays ne va-t-il pas au-delà de ces postures clivées qui essaient de le réduire tantôt à un identitaire religieux régressif et à relents passéistes, tantôt à un nationalisme arabe et revanchard et tantôt à des droits formels et universels vitrines d’une «modernité historique inéluctable» ?
La Tunisie doit à des brassages historiques anciens et à des civilisations devancières son identitaire. Son patrimoine résulte d’emprunts et d’influences multiples, mais aussi du souffle premier de cette Ifriqiya géographiquement et historiquement différenciée. De nombreux vestiges et des œuvres, fruits d’esprits et d’intelligences internes individuelles et collectives y témoignent d’entrecroisements et de brassages. On compte en Tunisie des reliques numides, berbères, puniques, romaines, espagnoles, arabo-musulmanes , ottomanes, françaises, à côté de réalisations plus contemporaines postindépendance!!!
Quel encastrement que ce bercement par l’iode des rivages de la Méditerranée à l’Est et au Nord, cette protection par les dénivelés, les dépressions et les plateaux à l’Ouest et cette immersion par le nu du Sahara et ses ersatz de verdure au Sud ! Les temples, les forums, les théâtres, les bains publics, les ports, les palais, les mosquées, l’architecture, autant de traces de croisement d’humains , de patrimoines, de traditions, de croyances, de genres de vie et de rituels qui, conjugués au relief, à la géographie et au climat ; imprègnent l’âme et le mental collectif tunisien…
Pourquoi cette frilosité à admettre que tous ces croisements et brassages aient été déterminants dans la configuration du sociétal tunisien et que si l’arabité et l’Islam ont profondément influencé, les mœurs, les comportements politiques et psychologiques des habitants ancestraux du pays, ils ne sont pas les seuls et uniques marqueurs de ce pays?
Oui, depuis le VIIème siècle à ce jour, soit environ pendant 1400 ans, l’influence arabo-musulmane et les repères liés à cette influence ont été un trait marquant de la culture du pays. Mais cette situation est à nuancer par rapport à celle d’autres régions de l’Orient arabe. Le fait arabe, existant avant l'Islamisation de l’Arabie n’existait pas en Tunisie ! Pourquoi ne pas l’analyser davantage?
En effet, en débarquant en Tunisie, les conquérants arabes ont certes contraint les populations locales à la conversion à l’Islam mais celles-ci; leur ont opposé une résistance et ont , avec le temps, fortement influencé ces mêmes populations conquérantes!… En fait, avec l’invasion de l’Ifriqya, il y a eu, sans aucun doute, incorporation de valeurs arabo-musulmanes sans que cela soit unique et unilatéral! Un peuple ne fait pas que subir passivement, il interagit également. Ceci justifie l’hypothèse d’une remontée en surface de la typicité de la culture endogène, avec son souffle amazigh berbère et ses relents puniques et romains, autant d’éléments qui ont conféré à notre pays ce tempo maghrébin spécifique, si particulier!!!
L’extension de l’Islam jusqu’en Andalousie et le rayonnement de la civilisation musulmane et son âge d’or, durant environ quatre siècles ; est peut être l’élément ultérieur qui a le plus sublimé l’Islam et l’arabité en Tunisie et en a fait deux entités emmêlées dans un statut, désormais légitime, de civilisation!
C’est cette capacité d’accommodement, de résilience et d’enrichissement des influences externes qui explique la typicité de la Tunisie et éclaire certaines postures et attitudes à ce jour dominantes vis-à-vis de l’arabité, de l’Islam et de toutes les influences exogènes!!!
Malgré certaines sujétions et de nombreux projets de déstructuration menés par la suite par une logique ottomane d’organisation de l’économie et de la société, l'attachement à une résonance tout à la fois, berbère, phénicienne, romaine et arabo-musulmane ancienne est resté, pendant des siècles, vivace et perceptible! C’était aussi le cas avec le Protectorat français où de nombreuses modifications ont été introduites et ont sensibilisé le Tunisien à l'existence d'une logique différente d’être et de structurer les rapports économiques et sociaux. Mais, en raison de la nature même du fait colonial et des particularités du pays, ces valeurs étaient considérées comme étrangères voire menaçantes, en dehors de la sphère économique, pour une identité qu'on voulait mettre à l’abri de l'assimilation. Ce n’est que depuis l’avènement d’une gouvernance par les nationaux que le changement a touché de façon recherchée et assumée au psychologique, aux représentations et à l’identitaire. La modernité assimilée à l’industrialisation et au développement économique, force du «colonisateur» français, va bien sûr prendre place dans la hiérarchie interne des représentations et des imaginaires au départ de «l’intrus occupant» et à l’assurance que l’on est entre nous, à ne rien craindre pour nos fondamentaux ! C’est l’élite tunisienne de l’indépendance qui va en faire des repères inconditionnels non menaçants pour l’identitaire et l’ambition d’émancipation !…
En abandonnant la question de l’identité, «El Houya», aux religieux, nous avons manqué d’arguments pour bâtir notre matrice de repères pour le présent et l’avenir. Ainsi, nous nous sommes retrouvés démunis et à court d’arguments face à des activistes qui; tantôt se revendiquent une ascendance berbère, qu’ils cherchent à démontrer à travers des faits historiques, des consonances de noms, des traits physiques et des liens tribaux, tantôt en présence de profils confinés dans un identitaire arabo-musulman exclusif, à relents nationalistes ou salafistes et tantôt face à ceux qui, sans considération de l’ADN du pays, lui imposent la camisole mal taillée des droits de l’homme et de la démocratie formelle!….
Chacun, selon les œillères choisies et selon l’option exclusive prise veut imposer la sienne en réservant ses critiques aux deux autres… Face à ce débat qui déchire depuis une éternité nos élites, le peuple, en l’absence d’une sève de leadership de lumière qui l’éclaire, se laisse aller aux démagogues, à ceux qui flattent son égo et qui se jouent de son émoi…
Sur ce, des esprits malveillants se lancent cyniquement dans des remises en question et des attaques suspicieuses. Certains mêmes, s’essaient à faire du passé, du patrimoine mais aussi de l’histoire contemporaine, une lecture partisane avec des manœuvres qui n’honorent pas un pays d’histoire, à la géographie si particulière et au profil humain si composite et riche!
Dommage que dans les deux projets de constitution, cette richesse historique et culturelle si diverse soit minorée et qu’elle ne soit pas prise en considération dans la gouvernance de notre vivre ensemble.
L’oubli d’une posture apaisée de «vivre ensemble»
Le Président et son projet de constitution d’une part, Sadok Belaid, sa commission et leur projet de l’autre, ont tous les deux péché par oubli du vivre ensemble. Ils se sont rangés, chacun dans un clan, à défendre une posture majoritaire à résonance forte auprès du peuple (projet de kaies Saied) et à esquisser une posture minoritaire universaliste qui n’interpelle qu’une petite élite (projet de Sadok Belaid et de sa commission). Chacun pensait ainsi faire œuvre utile pour sa posture mais chacun a omis le sociétal tunisien et son communiel rassembleur...
En se clivant de la sorte, les deux parties feront encore perdre au pays toute chance de réconciliation avec lui-même. Ni le Président; dont le projet de constitution est mauvais, ni la commission; dont le projet est quasi- parfait, ne sont à une posture de vivre ensemble!
Evidemment aucun espoir pour notre gouvernance apaisée dés lors que le choix s’est fait de proposer au peuple une option qui, plutôt que de rassembler, accroit le clivage . Ce que le Président retient et soumet à référendum ne tiendra pas la route et sera demain, au gré des forces politiques en présence, objet de contestation puis de révision dans un sens opposé. Idem aussi pour l’admirable projet de la commission présidée par Sadok Belaid qui n’est pas à l’abri d’un président clivé «piété et religion» et qui fera tout pour en travestir le sens par des ajouts d’articles.
Que faire alors?
Bien prétentieux est celui qui peut aujourd’hui ramener à la raison un Président qui n’écoute que lui-même et ceux de son camp. Etre dans une posture d’idéologue inflexible est une malchance qui, à terme, va ajouter à notre crispation à tous. En plus, il n’y aura rien à espérer du côté du «peuple qui veut». En effet, flatté tel qu’il est dans son égo ; il se trouve inconscient des travers qu’il vit au point d’en faire une carapace. Il n’y a pas plus dur que de se défaire des illusions, du narcissisme exacerbé, de l’apraxie et de l’immobilisme, de l’effet spectateur et de l’attentisme et pire encore de cet enlisement manichéen dans le refus de l’autre et le clash des civilisations!!!…
Autant de chapes de plomb, qui en font une proie entre les mains des idéologues autistes et des vendeurs de chimères!
Vous l’avez compris, il y a maintenant un projet de constitution qui dans moins de vingt jours sera le référent ultime de la gouvernance politique, sociale et économique de ce pays de Carthage et de Bourguiba… Aussitôt le référendum terminé, le pays sera régenté par un corsage de textes sous l’œil vigilant d’activistes et de malfrats organisés en ordre censeur… Quelle offense alors à notre haute idée de l’humain et à la place que nous souhaiterions lui donner dans notre ambition de libération!
Pour éviter ce scénario sombre, il reste une espérance: celle que demain on reviendra à notre sociétal tunisien d’agrégation et de brassage des civilisations et des cultures, à sa grammaire, à sa symbolique et à ses référents de vivre ensemble. Ceux qui ont eu la chance de valider ce beau sociétal au gré de contacts avec des visiteurs, lors de voyages ou suite à des expériences d’immersion dans d’autres cultures et civilisations, ceux qui ont pu le « benchmarker » doivent , dés maintenant, par une civilité agissante, œuvrer à bâtir notre projet de vivre ensemble et de gouvernance ouverte sur le savoir et les lumières. C’est sûrement là et non ailleurs, notre place , la destinée de notre pays et la note personnalisée de ce que nous sommes et de ce que nous aimerions que soit notre concours au patrimoine collectif mondial !…
Excusez mon impertinence et ma naïveté politique, mais pour que demain on puisse rassembler large et s’autoriser un vivre ensemble apaisé, j’en appelle
1. à garder le préambule de la commission de Belaid,
2. à discuter tous les articles polémiques ou susceptibles de générer des passe-droits
3. à concevoir et à formuler un article 1 qui fédère, synthétise et rapproche toutes les positions. Voilà une proposition de contenu inspirée de l’article 10 de la commission avec quelques ajouts personnels qui sont évidemment à compléter et à parfaire …:
تونس دولة حرة مستقلة ديمقراطية إجتماعية: الجمهورية نظامها ،تقوم على المواطنة و إرادة الشعب وحماية الحقوق و الحريات و التضامن. هي في تكوينها و ملامحها و تركيبة أهلها و طموح شعبها افريقية الموقع، بربرية الأصل، بونيقية الحضارة، رومانية المعالم، تستهلم من التراث العربي الإسلامي و الإنساني والكوني و المعرفي و من تمازج و تعاقب الثّقافات, تطورها و مستقبلها و ركائز ذاتها
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Ahmed Ben Hamouda