Hamouda Ben Slama: Si Ahmed Mestiri, le père de la démocratie tunisienne… (Photos)
Ahmed Mestiri, la silhouette frêle, la voix calme mais ferme, le ton sobre et persuasif de l’homme qui a toujours eu le sens de l’Etat.
Si Ahmed a parrainé en quelque sorte mon entrée en politique au début des années soixante-dix.
Des aînés réformateurs dans la pure tradition du réformisme tunisien, emmenés par Ahmed Mestiri, avaient tenté sans succès dès la fin des années soixante d’introduire des réformes au sein du Parti destourien, parti unique au pouvoir auquel ils appartenaient. Ne pouvant pas réformer de l’intérieur leur parti, c’est-à-dire aussi et surtout le système politique et de pouvoir du pays, ils n’ont pas hésité à initier et défendre leurs idées de l’extérieur…
Et ce fut le départ d’une belle aventure alliant le combat contre le système du parti unique et favorisant l’émergence et la promotion du concept de démocratie, des droits de l’Homme et des libertés dans le discours politique.
L’originalité et la crédibilité de ce mouvement de libéraux réformateurs viennent du fait que leurs promoteurs et initiateurs étaient des personnalités en charge des affaires du parti et du pays. Beaucoup d’entre elles étaient des ministres en exercice et certaines étaient auréolées de leur passé de militants et de dirigeants du mouvement de libération nationale et de la lutte pour l’indépendance…
Ahmed Mestiri en était la parfaite illustration et tout le portait à en être le leader naturel…
Ce mouvement attira et séduisit très vite de jeunes cadres, issus pour la plupart des rangs du Destour, déçus de l’immobilisme et de l’autoritarisme de la machine destourienne qui s’est montrée réfractaire à toute réforme malgré des tentatives louables en son sein.
Pour ma part, j’ai fait partie très vite de ces jeunes cadres qui ont été facilement cooptés par les pères fondateurs du mouvement, les Barons comme nous nous plaisions à les appeler en signe de déférence pour des aînés mais aussi d’affection!). Et bien qu’étant personnellement le seul non-destourien au sein d’une majorité de destouriens, je me suis très vite intégré et retrouvé dans le même moule, celui de la mouvance réformatrice en faveur de la démocratie et du pluralisme.
J’étais surtout impressionné et admiratif devant le courage lucide de ces quarantenaires et cinquantenaires qui n’avaient pas hésité à troquer leurs portefeuilles ministériels, les avantages liés à leurs charges et le confort que confèrent le pouvoir et la fonction contre un engagement ô combien difficile et hypothétique en faveur de réformes que Bourguiba, encore au faîte de sa popularité et de son leadership, ne semblait pas apprécier et encore moins tolérer !
Braver Bourguiba à cette époque d’autoritarisme et de despotisme, fussent-ils éclairés, où les libertés étaient muselées et les droits placardés, c’était une gageure hasardeuse et risquée que seuls quelques-uns issus des cercles du pouvoir avaient osé avant Ahmed Mestiri. Je citerais Ahmed Tlili, Mohamed Masmoudi et Béchir Ben Yahmed (l’un des meilleurs analystes politiques que la Tunisie ait enfanté et qui vient de nous quitter il y a quelques jours).
Si Ahmed se plaça résolument en opposition frontale au système du parti unique et coupa tôt et net les ponts avec Bourguiba et son régime; il maintiendra inflexiblement depuis son exclusion du PSD en 1971 la même ligne directrice en faveur de l’instauration de la démocratie et du pluralisme.
Le mouvement qu’il initia en collaboration intelligente avec notre groupe et notamment avec Hassib Ben Ammar et Béji Caïd Essebsi anima la vie politique durant la grande partie des prolifiques années soixante-dix : lettre ouverte à Bourguiba (véritable programme de réformes) à l’occasion du 20e anniversaire de l’Indépendance, ‘’l’Appel des 198 pour les Libertés’’, création du Conseil national pour les libertés publiques et préparation de la Conférence nationale pour les libertés ( interdite par les pouvoirs publics), genèse de la Ligue des droits de l’Homme, lancement des journaux Errai et Démocratie, intermédiation entre le gouvernement et l’Ugtt les jours précédant les évènements du Jeudi noir du 26 janvier 1978…
Durant les six premiers mois de l’année 1978, le mouvement connut sa première crise, une crise de croissance; les jeunes cadres du groupe sentaient que l’on devrait passer la vitesse supérieure dans la concrétisation du pluralisme ; et puisqu’on parle de pluralisme, pourquoi ne pas donner l’exemple et sauter le pas en créant notre propre parti politique.
Une première réunion exploratoire et préparatoire se tient à cet effet un 18 janvier 1978 ; et là la scission en deux groupes eut lieu: ceux qui sont pour et ceux qui sont contre ou réservés quant à la création d’un parti politique.
Deux points de vue (en tous points respectables et défendables) se font face.
Les jeunes du mouvement ont opté clairement pour la création d’un parti. Il fallait un leader et Si Ahmed était tout indiqué à cet effet. Quelques-uns parmi nous auraient voulu associer Si Hassib Ben Ammar à cette entreprise, Hassib (comme on l’appelait toujours sans le Si car très proche de nous).
En face, les grosses pointures du mouvement étaient opposées et réservées quant à cette initiative ! Sans le dire expressément, ces aînés restaient attachés à leur parti d’origine, le Destour, et n’excluaient pas d’y retourner si une évolution favorable le permettait… Et c’est ce qui s’est produit deux ans après à la faveur de l’avènement de l’ère Mzali à la primature : l’essentiel de ce second groupe sous la houlette de Si Béji réintégra le PSD…
Au début de cette crise, Si Ahmed était tiraillé, il appartenait à la génération de ses camarades de la première heure, de la première tentative de réformer le parti en 1971, il en partageait les choix (sauf celui de retourner au PSD) ; mais d’un autre côté, il n’était pas insensible à la pression des jeunes loups du mouvement et qui, bien que ne pesant pas lourd comparés aux barons, ne traduisaient pas moins les attentes justifiées des générations montantes et étaient en meilleure conformité avec l’air du temps.
Et Si Ahmed trancha comme à son habitude, nettement et clairement. Contre toute attente et prenant même en partie ses jeunes camarades de court, il choisit le camp des jeunes, de parier sur la jeunesse, sur l’avenir, même si la voie à suivre paraissait à première vue hasardeuse et difficile!
Le parti politique le MDS vit le jour le 8 juin 1978 et l’aventure prit un nouveau tournant sans pour autant que des querelles ou des inimitiés n’éloignent les uns des autres car nous sommes restés les uns vis-à-vis des autres, et notamment de nos aînés, respectueux, amis, unis dans l’adversité et nos chemins se sont parfois croisés de nouveau à chaque fois que la situation du pays nous imposait d’être solidaires et complémentaires…
Les élections anticipées de novembre 1981, dont la tenue résultait de négociations et d’accords entre l’aile libérale du pouvoir menée par Si Mohamed Mzali et l’opposition (essentiellement le MDS), illustrèrent la montée en puissance du MDS et dont la popularité prit des ailes en peu de temps. Si Ahmed, calme et déterminé, mena bien sa barque et y apposa sa marque toute de rigueur, de courage et de lucidité…
N’eût été la falsification massive des résultats des premières (et dernières) élections libres et pluralistes de l’ère Bourguiba, novembre 1981 aurait été une date phare dans l’avènement de la démocratie dans notre pays… Il y a de cela quarante années !... Dommage!
Le MDS, Si Ahmed et ses compagnons sortirent vainqueurs de ce scrutin et virent leur poids populaire décupler malgré la falsification ou plutôt grâce à elle.
Paradoxalement, son succès allait engager le MDS quelques mois après dans sa première crise depuis sa création ; crise de croissance aussi … de choix, d’alliances et de positionnement.
Quelques-uns d’entre nous quittèrent alors le MDS mais notre attachement et notre respect à Si Ahmed restèrent intacts et régulièrement entretenus. Notre itinéraire commun ne fut pas bien entendu un long fleuve tranquille. Les vicissitudes et les difficultés de l’activité politique n’épargnent personne et leur gestion fait partie de cet engagement.
Ce qui est important, c’est ce qui reste une fois les feux de la rampe éteints et la sérénité retrouvée. Ce qui reste ancré en moi de ce parcours commun sous la direction de Si Ahmed, c’est ce profond respect et cette grande admiration indélébile pour cet homme juste, droit, pudique et propre. Si Ahmed nous a appris que la noblesse en politique existe…
C’était pour moi nécessaire de le dire en ces temps présents où la politique et les hommes politiques sont décriés, souvent à tort, car certains d’entre eux sont décevants!
Nous sommes, Si Ahmed et moi-même, cousins germains. Si j’en parle (pour la première fois) avant de clore cette ode à un homme hors du commun, c’est pour insister sur le fait que cette proximité familiale (qui m’honore) n’a jamais interféré dans nos relations publiques, dans nos accords comme dans nos désaccords.
Si Ahmed a toujours laissé sa vie privée et familiale à l’écart de ses engagements publics et politiques. C’est là une autre qualité qui s’ajoute aux nombreuses qualités qui ont jalonné le long parcours de ce grand homme.
Là où il est pour l’éternité que le guerrier repose en paix.
Allah Yarhmou
Hamouda Ben Slama
Membre fondateur du MDS
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