News - 07.06.2022

Amor Mtimet - L e sol : une ressource vivante mise en péril !

Amor Mtimet  - L e sol : une ressource vivante mise en péril !

Un sol vivant (in les sols tunisiens 2016)

Le mois de Juin voit la célébration de la journée mondiale de l’environnement dédiée à la Terre (5 juin), la journée mondiale de lutte contre la désertification (17 juin), la commémoration du 40ème jour du décès de mon ami et collègue Malek Ben Salah et celle  de feu Houcine Khatteli il y a un an, enfin une manifestation scientifique planétaire (qui se passe tous les 4 ans) autour de la problématique SOL en fin du mois de juillet (31) : le 22ème Congrès Mondial de la Science du sol (WCSS) se passe cette année à Glasgow. C’est dans ce cadre de festivités autour d’une ressource naturelle hautement menacée à l’échelle mondiale et en Tunisie pour l’équilibre environnemental et écologique mais combien essentielle pour notre alimentation et survie que j’essaye de présenter par ce message dans une légère synthèse compilée.

Le sol, qu’il soit dans la nature formant de multiples paysages ou sous nos pieds, représente une part essentielle de la mémoire ou des archives de l’évolution humaine (mythologie et histoire des civilisations passées). C’est un patrimoine vivant mais très fragile. Le sol est inévitable dans notre vie quotidienne. Nous construisons (à partir de matériaux spécifiques), nous marchons, nous roulons, nous cultivons le sol. Nous vivons à partir cette ressource pour faire planter des arbres fruitiers et des oliviers, des céréales, des légumes, des espaces sylvo-pastoraux et des aires de récréation. Il est le premier réservoir de l’eau (les nappes souterraines), bien utile dans le stress hydrique lors des épisodes de sècheresse mais également pour lutter contre les extrêmes pluviaux et les excès des inondations…

Sa formation lente au cours des temps et son existence actuelle fragile est donc éminemment précieuse pour la survie et l’alimentation des hommes lors des époques anciennes et actuelles. Le sol associé à l’eau est au cœur des défis de sécurité alimentaire mondiale et de services rendus par les écosystèmes, qu’ils soient naturels ou cultivés. A l’heure actuelle les sols occupent une place très importante dans les stratégies du développement durable à l’échelle planétaire, dans les débats publics territoriaux et dans le milieu de la recherche scientifique (la célébration de la Journée mondiale des Sols du 5 décembre décidée par les Nations Unies en est la preuve).

Toutefois, les défrichements abusifs, les incendies (domaine forestier, parcours), les labours excessifs sur pente, l’exposition de la faune du sol à l’air et au soleil, l’excès d’irrigation parfois avec des eaux saumâtres, l’épandage de pesticides et d’engrais chimiques (agriculture intensive et productiviste), la destruction de la faune, la monoculture, la dispersion de l’humus des sols et la perte de leur teneur en matière organique, l’extension urbaine anarchique parfois en zones inondables sont à l’origine des impacts négatifs sur les sols. Comment notre civilisation pourrait-elle survivre après la mort de ce potentiel difficilement renouvelable dans les conditions présentes ?

A l’unité thématique et technique des terres, répond une étonnante diversité fonctionnelle selon les usages et les paysages agro-écologiques

Le sol ou la terre, d’une épaisseur d’une dizaine de décimètres ou plus, composé d’éléments fins, (sables, limons, et argile) associés à des matières humiques (organiques) de couleur à tendance foncée (par leur richesse en matière organique), constitue la pierre angulaire des systèmes écologiques et  agro-écologiques. Le carbone organique du sol, appelé aussi COS, principal composant de la matière organique, améliore la stabilité structurale (une meilleure agrégation des terres) assurant l’aération et l’infiltration de l’eau pour permettre la croissance des cultures. Il est également un indicateur privilégié pour la datation absolue au carbone14 dans l’étude de la stratification pédologique et des différents processus de l’érosion au cours des temps paléo climatiques des régions.

Elément vivant par la dynamique du potentiel végétal et des microorganismes (vers de terre, champignons, bactéries…) selon leur position morpho pédologique et l’action humaine, le sol se renouvelle mais également se dégrade par épuisement et destruction dans l’espace et dans le temps. Le travail discret et continu des microorganismes (difficilement visible à l’œil nu) est phénoménal dans la transformation du minéral (roche-mère, ou substratum) et de la matière organique pour donner des sources de composés nutritifs aux plantes. Former 10 centimètres dans les conditions idéales (pédogénèse) demande un millier d’années ! Et la faune qu’il comprend comptabilise 25 % de toutes les espèces décrites sur la terre. Une cuillère de café de terre fine héberge des milliards de micro-organismes, tous nécessaires à la vie ! (Le sol, un milieu où des centaines de tonnes de terre à l’hectare passent chaque année par le tube digestif de ses animaux !). Cette microfaune va travailler en profondeur les différentes couches et décomposer la matière organique déposée en grande partie en surface provenant des feuilles mortes et des racines mortes des plantes. Il est à noter que, grâce aux bactéries et aux champignons, la matière organique est transformée en humus de couleur marron foncée vers la partie supérieure du profil pédologique (les sols noirs de l’Europe Centrale comme les « chernozems » sont fondamentalement fertiles en raison de leur teneur en COS). Ce dernier libère progressivement les éléments nutritifs comme l’azote, le phosphore, le potassium vers les racines des plantes et améliore en même temps le stock hydrique du sol. La dynamique au sein de cette formidable couche va faciliter la survie de l’écosystème, permette une production agricole recherchée par les agriculteurs pendant les différentes saisons de l’année (Lal, 2004). Ainsi Les sols sont vivants, fonctionnent, respirent et produisent dans un agro-système en équilibre avec toutes les composantes du milieu...

Peut-on assurer sa protection et sa bonne utilisation pour une transmission des actions aux générations futures? Restaurer la richesse des sols

Cette couche de terre dite arable est très sensible à la dégradation par les facteurs climatiques mais surtout par les actions anthropiques. A cet égard, il convient également de mentionner que plus de 3,5 milliards d’hectares de terres sont dégradés dans le monde (les taux d’érosion actuels de quelques millimètres à quelques centimètres par an sont de 100 à 1000 fois supérieurs au rythme naturel de formation des sols, FAO 2015) et risquent de devenir impossible à cultiver (improductives, désertifiées). Dans les zones arides, qui comptent pour 44 % de la surface terrestre émergée, le phénomène est accablant. En Afrique, il touche 65 % des terres cultivables. Partout, la dégradation des terres met en danger les modes de vie des habitants (phénomène migratoire) qui dépendent pour une grande part d’activités agricoles. Leur présent est difficile et leur avenir incertain.

En Tunisie depuis plus de 30 ans, et malgré les différentes stratégies décennales du MARHP, les sols agricoles sont en danger perpétuel, avec une perte moyenne annuelle évaluée à plus de 20.000 ha. A ce rythme et à l’horizon 2030, 350 000 ha seront perdus pour une population de plus de 12 millions (Mtimet, 2016). La question est de savoir comment évolue la situation, ce que l’on peut examiner immédiatement à partir de quelques indicateurs ? Ces derniers nous permettent de se positionner et de prévoir des plans d’ajustement et d’amélioration de l’état de nos terres nourricières. La Tunisie compte 10,2 millions de terres agricoles (62 % de la surface totale du pays) dont 5 à 5,2 millions ha cultivés (un potentiel de 2,5 millions ha est à améliorer ses propriétés physico-chimiques), en majorité en régime pluvial 92 % de l’ensemble des terres cultivées. Elles se repartissent en 40 % oliviers, 40 % arbres fruitiers et 20 % de cultures diverses. Au début du siècle dernier (1910) il y avait 1,2 millions ha cultivés pour environ 2 millions d’habitants, actuellement 5,2 millions ha cultivés (extension sur les terres de parcours et jachère) pour 11 millions d’habitants (soit un taux de 0,45 ha/habitant !). Par ailleurs les terres de l’état sont évaluées à 500 000 ha dont 65 % des fermes de mise en valeur. 30 % de la surface du pays est inapte à l’agriculture. Les initiatives concertées des aménagements antiérosifs et les efforts consentis des pouvoirs publics se sont soldés par des réussites mitigées dans certaines régions, 3,5 millions ha sont menacées et 1,5 millions d’ha sont très affectés par l’érosion en Tunisie septentrionale et centrale. Il en résulte une moyenne de 28 millions de m3 de sédiments qui se déposent en zones aval (généralement barrages et lacs collinaires). 78 % des terres arables sont situées en zones arides et désertiques (< à 300 mm/an). Environ 100 000 ha irrigués souffrent de salinité moyenne à forte qui affecte la productivité des terres (ils concernent les terres de la vallée de la Medjerda, le Cap Bon, le Kairouannais et les oasis). A l’échelle mondiale le rapport de l’ONU du 27 avril 2022 vient de sonner l’alerte : « non seulement 70 % des terres émergées ont déjà été transformées par l’Homme, mais pas moins de 40 % des sols s’en trouvent abimés ».  La fertilité des sols baisse et on assiste à une dégradation continue de leur biodiversité. Ils émettent plus de gaz à effet de serre (CO2, CH4) participant ainsi au réchauffement climatique !

La pression urbaine sur les terres agricoles, un processus inquiétant à l’échelle mondiale et nationale (cas de la capitale Tunis et sa grande couronne urbaine)

Sur le plan historique la ceinture des villages agricoles autour de la ville de Tunis s’est développée depuis les années 40, comme l’Ariana, Fouchana, Mhamédia, Manouba et Ben Arous. A partir des années 70, les courants migratoires deviennent importants, touchant tous les espaces agricoles environnant de la capitale qui passent irréversiblement à des espaces urbanisés, accompagnés de l’extension de l’activité industrielle. Dans cette croissance on constate des fronts d’urbanisation : à l’Ouest Ettathamen et Mnihla, au Nord El Manazah, El Manarat, Ennasser, Ariana et la Soukra et au Sud le grand espace d’El Mourouj-Mornag. En examinant les études cartographiques à grande échelle, on observe que l’étendue urbanisée de Tunis avant 1985 était de l’ordre de 24 900 ha, elle passe en 1997 à 32 300 ha pour atteindre environ 40 000 ha en 2017. Une consommation annuelle évaluée de 500 et 600 ha, en majorité sur les sols agricoles (parfois des terres irriguées !). Le cas de Tunis et son étalement urbain est observé dans les autres métropoles comme Sfax, les villes du Sahel, Nabeul-Hammamet, Bizerte et les oasis du Sud… Une prise de conscience pour un aménagement du territoire équilibré est indispensable afin d’acquérir l’autonomie alimentaire et la durabilité des villes.

Quelle voie prendre pour revaloriser et redéfinir notre politique agricole tunisienne vis-à-vis du sol  pour une gestion durable ? Quelles pistes et quelles solutions à adopter ?

Comme l’ont soulevés les rapporteurs de l’ONU, nous pensons qu’il est urgent de considérer avec attention les scénarios suivants:

1. On continue dans cette voie destructive avec tous ses impacts peu durables et largement négatifs ;

2. On réhabilite les terres abimées en s’appuyant sur les schémas directeurs d’aménagement territorial et des bonnes pratiques agricoles d’amélioration de la fertilité : application des engrais organiques et minéraux en quantité et qualité en temps voulu selon des méthodes appropriées aux exigences agronomiques des cultures et environnementales comme le compostage, le fumier, le moins de labour, la conservation du couvert végétal du sol surtout en surface afin de réduire le plus possible l’impact des fortes pluies, les pertes dues à l’érosion éolienne l’augmentation de la séquestration du carbone et indirectement la qualité productive des terres ;

3. On anticipe pour une intégration globale des agro-systèmes et des écosystèmes de tous les territoires avec un paquet de recommandations prioritaires : aménagement rural/aménagement urbain (une bonne synergie entre les 2 espaces avec la zone périurbaine), parcours, reforestation, drainage, identification d’approches reforestation, drainage, investigation d’approches d’agroforesterie et de gestion des ressources naturelles, approches intégrées d’aménagement rural (aménagement des bassins versants et territoires communaux) et les aspects organisationnels en matière de gestion durable des terres  avec des mesures d’accompagnement  comme : les incitations financières (encouragements), la question foncière et les opérations de remembrement, la reconnaissance systématique des sites précis où les différentes bonnes pratiques sont particulièrement pertinentes et encourageantes, les actions de sensibilisation et de vulgarisation/information et parfois de formation spécifique des jeunes (techniciens et ingénieurs de demain) aux sciences du sol. Une attention à l’encadrement des agriculteurs appuyée par des exploitations pilotes et de démonstration est bénéfique, aussi bien sur les aspects techniques que sur les effets et impacts économiques/financiers des bonnes pratiques, avec le soutien de la société civile. L’appui de la législation (dispositif juridique, actualisation de la loi de protection des terres agricoles) est indispensable, de même l’appui à l’organisation des agriculteurs pour la mise en œuvre concertée/collective de certaines pratiques sur leurs territoires en considérant les caractéristiques agro-écologiques et socio-économiques régionales.

L’une des principales mesures à prendre pour remédier à cette situation alarmante réside, pour une part, dans les politiques et les stratégies arrêtées pour l’utilisation des terres dans un objectif de soutien aux agriculteurs de l’ensemble des filières, et selon les grandes vocations agronomiques des sols en prenant soin du potentiel actuel et de son contexte environnemental. Des terres cultivées gérées conformément aux trois normes lancées par la FAO en matière d’agriculture de conservation et de durabilité (perturbation minimale du sol, couverture de sol organique, rotation / association des cultures) présentent une réduction de l’érosion  du sol parfois de 45% par rapport au travail du sol conventionnel, un maintien de l’humidité du sol et de la biodiversité pour de bons rendements agricoles à l’hectare dans les différents usages de la production agricole : grandes cultures, arboriculture, maraîchage par les procédés de la micro-irrigation, l’apport de la fumure aux sols, l’intégration de l’élevage, l’agroforesterie, l’agro-écologie, la permaculture, l’agriculture biologique, l’arido-culture et le système oasien en zones sèches. Ces actions permettent d’éclairer et de corriger les grandes pratiques conventionnelles dominantes, de renforcer la qualité agronomique des terres, la valeur du produit, l’économie de l’eau pour mieux atténuer les dérèglements climatiques et les effets ravageurs de la sècheresse et la désertification.

Ceci me permet de conclure qu’il convient de repenser en priorité les activités humaines (pression démographique), les conflits d’usage des sols (l’état des réserves foncières, souvent situées aux abords des grandes villes), plus de suivi aux infractions par des sanctions, une révision concertée des grandes orientations d’aménagement. Les changements d'affectation des sols (Annales INRAT, 2020) sont la principale cause de la destruction accélérée des terres, avec ses conséquences importantes sur le cycle des nutriments et du carbone, le rendement à l’hectare (enjeu de la sécurité alimentaire car le tunisien, à titre de rappel, consomme en moyenne 222 kg de céréales par an !). La production des terres céréalières couvre seulement 50 % des besoins locaux !

Ce qui m’amène à signaler que la crise des produits céréaliers (indirectement des terres céréalières) se fait sentir de plus en plus à l’échelle mondiale (comment nourrir 9 milliards d’individus à l’horizon 2050 ? cela suppose qu’il faut doubler la production agricole actuelle !)  Surtout en Afrique et particulièrement au Maghreb qui dépend pour une grande part des exportations ukrainiennes et russes. Les Nations Unies avertissent qu’un cinquième de l’humanité est menacée par la pauvreté et la faim à cause de la situation actuelle climatique et géopolitique. Ainsi « la guerre du blé est elle déjà annoncée ?»  Comment donner une priorité à notre propre souveraineté alimentaire dans les conditions socio-économiques nationales et mondiales à nombreuses contraintes et quand la tonne de blé double sur le marché mondial ? La réponse est en mieux gérant notre patrimoine sol par une gouvernance éclairée, en appliquant les résultats de la recherche scientifique : établissement de systèmes d’informations de contrôle continu et de suivi de couverture pédologique à l’échelle nationale, (Annales INRAT, 2018), en préservant le savoir faire de nos agriculteurs par des pratiques culturales adéquates et intelligentes en fonction de l’eau disponible associées à des semences locales moins gourmandes en eau (irriguer moins mais mieux). L’avenir des terres productives dépend pour beaucoup de nos politiques agricoles mais aussi de la façon dont elles sont exploitées et utilisées par les usagers.

Documents et synthèses consultés : Agriculture et urbanisation CIHEAM 2001, Lal 2004, MARHP 2014, 2017, UNCCD 2014, FAO, année du sol 2015,  Permaculture 2016, Mtimet 2016, Annales INRAT 2018, 2020, rapport IPBES 2020, « Presse de Tunisie » Sols et couvert végétal 2022, GIZ 2022, rapport de l’ONU, avril 2022.

Amor Mtimet
Membre de l’Union Internationale de la Science du Sol, IUSS

                                                                                                                 

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