Opinions - 05.06.2022

Mohamed Salah Ben Ammar : Justice et Politique peuvent-elles faire bon ménage ?

Mohamed Salah Ben Ammar : Justice et Politique peuvent-elles faire bon ménage ?

« Entre la politique et la justice, toute intelligence est corruptrice, tout contact est pestilentiel » François Guizot

D’aucuns se réjouissent encore du limogeage par le président de la république de 57 magistrats. Il a dans un discours médiatisé aligné les deux douzaines de griefs qui leur sont reprochés. Ils vont de la consommation d’alcool à la complicité avec les terroristes en passant par l’adultère ! Évidemment l’accusation de corruption et de laxisme serait la motivation principale. En démocratie, les 57 personnes dont les noms ont été publiés dans le JORT sont toutes innocentes jusqu’à preuve du contraire. En la circonstance ce principe essentiel a-t-il été respecté ? « Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent » Voltaire dans Zadig a-t-il un sens pour nous ?

Pour l’opinion publique la présomption d’innocence (toute personne qui se voit reprocher une infraction est réputée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée) est synonyme de laxisme. En revanche « poursuivi par la clameur publique, le fautif rattrapé, brièvement interrogé, doit être aussitôt pendu haut et court » lui parle plus. Les populistes le savent.

Pas un secteur n’est épargné par la corruption dans notre pays. Chacun de nous connaît les multiples travers et les personnes qui pervertissent le secteur où il exerce son art. Comme l’a dit un célèbre journaliste le président n’aurait pas été juriste mais journaliste, il aurait limogé 100 journalistes et fermé 50 médias, il aurait été médecin, il aurait sanctionné 100 médecins et fermé 30 cliniques, il aurait été architecte, banquier ou enseignant ou même maçon ou restaurateur ou encore épicier, peu importe le secteur le résultat aurait été le même. Le mal est généralisé. Dans chaque secteur le passif est effrayant, mais la frontière entre la rumeur, le règlement de compte et la réalité est floue. Faire tomber des têtes plait et excite la foule mais n’est pas sans conséquences. Les coups de menton peuvent faire illusion mais en réalité ils sont un aveu d’impuissance.

Depuis l’indépendance tous les régimes ont eu recours à ces méthodes pour punir les opposants. Notre vie politique n’en est pas sortie grandie. Le vide imposé pendant 50 ans a généré 238 partis et un chaos politique qui nous fait tant de mal aujourd’hui.

Les maux de notre société sont multiples, ils sont devenus chroniques et plus grave systémiques. Seul un esprit mal intentionné en contesterait l’ampleur. La corruption, la contrebande, la spéculation et…l'évasion fiscale ? Reconnaissons au président le mérite d’avoir dit tout haut ce que tout le monde savait depuis des années. Malheureusement, il a sciemment omis une bonne partie de la vérité. Il n’aborde jamais les maux de certains secteurs. Il a stigmatisé des catégories sociales et sanctifié d’autres. Alors que n’importe quel jeune entrepreneur peut en 5 minutes énumérer ce qui est pudiquement qualifié de « difficultés » administratives, bancaires, d’incompétences, de manque de productivité, de vol…Le président n'en parle jamais, tout serait de la faute de la petite minorité qui détient le pouvoir !

Certes s’en prendre d’abord aux plus puissants est éthique. Lutter contre l’impunité d’un responsable quel qu’en soit le titre doit devenir la règle. Considérer qu’une fonction administrative est une rente à vie et qu’un poste est immuable, c’est une source majeure des dysfonctionnements dans notre pays.

Mais son approche est tendancieuse et déséquilibrée. Sous ses apparences justes elle n'est que manipulations et populisme.

Dénoncer, limoger, emprisonner est-ce la bonne méthode ?

Dès le 25 juillet 2022 nous nous sommes divisés entre partisans et adversaires des mesures prises par le président, pourtant nous étions d’accord sur le diagnostic et la nécessité d’agir. La suite donnée aux dossiers en est la preuve. La suite n’a été qu’improvisation, errements, erreurs et indécision.
C’est très regrettable car la moindre insinuation d'un président et quel qu’en soit la forme, politise le sujet irrémédiablement.

Les emportements médiatisés de notre président exaspèrent les uns mais le plus grave est qu’ils font beaucoup de mal aux objectifs que l’on souhaite atteindre. La démarche politique prend le pas sur le reste alors que sur certains sujets, fédérer est un devoir patriotique. L’impréparation et le théâtralisme des scènes ouvrent la porte à la polémique politicienne. C'est une conséquence prévisible. Les sujets sont d’une telle importance pour l’avenir de notre pays qu'ils ne tolèrent aucune manœuvre politique.

L'art d'avancer ses projets en politique tout en fédérant n’est pas donné à tous.

Toujours face à un ministre muet, jamais devant la presse, sans contradicteur, avec toujours des allusions lourdes mais jamais de données précises, après la fameuse musique désormais célèbre, un discours non structuré est initié par le président, des redites, deux ou trois fois, des jeux de mots douteux, des références historiques ou religieuses hasardeuses, des citations issues d’une littérature oubliée depuis le lycée, le tout décliné dans un arabe littéraire pompeux d’une pauvreté affligeante. La fréquence même de ces emportements présidentiels, tout, absolument tout témoigne d’une impréparation.
Qu’il s’agisse de droit, d’agriculture, de finances, d’économie, de commerce, de relations étrangères et même d’épidémiologie. Sur chaque thématique abordée, les experts du domaine disent après coup et de façon quasi-unanime que l’approche a été superflue, hasardeuse et même fausse. Dès lors, instrumentaliser les problèmes qui gangrènent notre société, de plus est à tort et à travers, fait penser que la démarche répond à un agenda personnel.
L’audace et la supposée sincérité de l’homme n’autorisent pas tout. Rien de plus facile que de désigner des boucs émissaires, rien de plus facile que de stigmatiser les puissants, l’élite, les riches et les experts.

Pour revenir aux reproches faits à la justice nous devons nous pencher sur le manque de moyens humains et matériels, sur l’informatisation tarde à se mettre en place avant de conclure que les juges ne font pas correctement leur travail. Un juge qui n’a même pas de bureau, qui doit travailler les dossiers chez lui, qui doit traiter des dizaines d’affaires lors d’une seule journée avec parfois des textes de lois non actualisés…Le justiciable ne voit que le retard pris par son affaire. Le populisme est de faire porter l'entière responsabilité aux individus en omettant les vraies causes du problème.

Hier encore le président a visité la cité olympique et la piscine municipale du Belvédère…elles sont à l'abandon, c'est révoltant. Il est facile de désigner des « supposés » spéculateurs immobiliers sans autres précisions. C'est une autre stigmatisation populiste. L’État a-t-il octroyé les fonds nécessaires à l'entretien des infrastructures sportives ? Il en est de même pour les hôpitaux, les transports en commun, les maisons de jeunes…La démotivation des agents naît entre autres de l’insuffisance de moyens, le cercle vicieux enclenché par la désorganisation et l’insuffisance des moyens a un impact énorme sur l’engagement des acteurs, de l’ouvrier au directeur. Il ne s’agit pas de justifier les écarts mais désigner des coupables « fantômes » est simplement inacceptable. Demain je s'engagera avec L'Etat que celui qui n'aura pas d'autres choix.

Théoriquement la fonction place un président au-dessus de la mêlé. La moindre velléité d’intimidation de sa part devient une grave atteinte aux libertés. Tout le monde ne peut pas avoir l’aisance verbale de Bourguiba. La parole d’un président doit être rare, pondérée, chaque mot doit être mot pesé. Un président fraîchement élu sans aucun passé militant devrait consacrer tous ses efforts à rassembler, fédérer, faire rêver autour d’un projet. S’en prendre à ses contradicteurs en des termes blessants donne l’illusion d’un avantage mais outre le fait qu'il est de très courte durée il est dommageable pour le pays.

Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD - MBA