Latifa Lakhdhar - Démocratie tunisienne: entre le factice et l’égocratie
Une démocratie factice, en plus d’être vouée à l’échec, ce qui lui est arrivé d’ailleurs, est tout aussi indéfendable qu’une égocratie.
De là nos silences malgré une certaine palabre.
De là la difficulté à se positionner, à s’enthousiasmer, à s’engager, à vouloir simplement participer à la vie politique tant celle-ci ne fait qu’échapper de plus en plus à un minimum de rationalité et de mesure, nous éloigner de ce que nous espérions, nous jeter dans l’incertitude la plus cruelle et répandre le scepticisme le plus triste quant à ce qui va advenir.
D’abord, factice était cette expérience démocratique depuis octobre 2011, car, formelle, procédurale sans âme ni substance, marchant chaque jour un peu plus sans les citoyens, en dehors de leurs préoccupations et le plus souvent contre leurs espoirs. Ni élections, ni parlement, ni institutions, ni séparation des pouvoirs, ni libertés n’avaient reflété l’âme d’une démocratie jusqu’à avoir saturé la société entière d’un grave sentiment de frustration et de dépossession démocratique.
Parce qu’au bout de 11 années d’illusions et de conflits, il était devenu clair que ceux qui avaient pris le pouvoir de manière continue depuis les premières élections, ont prouvé par leur comportement politique, que le projet majeur et ultime pour eux, était celui du « Grand Remplacement », à savoir celui de ruiner l’Etat préexistant en le prenant pour un butin de guerre manipulable et destructible. Des acteurs pour qui le principe de conflictualité démocratique n’était qu’une vitrine à cacher une instrumentalisation démocratique en vue d’infiltrer l’Etat et de le mettre sous emprise, de soumettre ses institutions aux intérêts partisans immédiats et lointains, de l’encercler par des discours, qui dans des espaces parallèles qu’ils se sont évertués à créer et à organiser – tels les mosquées, les associations, les écoles coraniques, les alliés salafistes non-avoués, étaient porteurs de valeurs concurrentes et antinomiques à celles démocratiques, menant maintes fois le pays au tragique. Rien ne sert de rappeler les faits de ce pénible épisode, ils sont déjà inscrits dans le registre de l’histoire ainsi que dans celui de la mémoire nationale présente et celle à venir.
Ne pouvait qu’être factice encore cette démocratie quand elle s’est caractérisée par une dissociation systématique entre politique et éthique, faisant du parlement- scène principale de cette facticité régnante- un nid de prédation, de combines, de malveillance et un espace pour des groupements d’intérêt divers, personnels, partisans, parasitaires où les alliances opportunistes à l’extrême indécence, se font et se défont au su et au vu de tout le monde jusqu’à en arriver à laminer de manière irréparable la crédibilité de l’institution, en principe, la plus représentative d’une démocratie.
Factice encore était cette démocratie, quand elle s’est caractérisée par un découplage de libertés et du pouvoir réel des libertés. Quand des libertés acquises au prix d’une révolution, celles de s’exprimer, de se rassembler, de s’organiser, de publier, de critiquer, s’étaient trouvées – dans le fait- empêchées de servir le pays et de se transformer en puissance publique effective, influente, efficace et à même de participer à réformer une économie en ruine, une justice sous coupe, une école décadente, un service de santé en crise, des inégalités sociales et régionales qui s’approfondissent :Contestez, manifestez, critiquez chers citoyens, tant que votre liberté et vacante de pouvoir, votre voix reste inaudible car tous les lieux du pouvoir véritable sont accaparés par ceux qui règnent ne consentant qu’à servir les intérêts de ceux qui règnent.
Démocratie factice cachant un vrai pouvoir de domination et d’hégémonie, démocratie indéfendable dans son fond et dans ses faits, car greffée sur un socle étranger à toute culture politique démocratique. Sorte de placage artificiel, « politiqueux » répondant plus au désir d’un Occident en mal d’inspiration qu’à une histoire nationale plus ou moins structurée pour aspirer à un destin meilleur.
La révolution transformée au fil du temps en farce, la démocratie en tragédie, ne supportant plus d’être dépossédés, les citoyens ont retiré leur confiance à ce semblant de démocratie. L’adhésion populaire leur étant ainsi retirée, le pouvoir de ces institutions « démocratiques » devient automatiquement obsolète. Le 25 juillet n’a fait que confirmé un état de fait .Rien ne sert, dans ce cas, de s’accrocher à un cadavre ni de discuter de la validité ou de la non validités des procédures, c’est de l’âme des choses qu’il faudrait se préoccuper. A défaut, la voie de l’erreur est toute ouverte pour aller à contre-courant de la réalité et s’allier aux acteurs-mêmes du mal comme le font inconditionnellement certains au prix de se faire la cible d’un rejet politique grave.
Pour autant maintenant, pouvons-nous affirmer être sortis de l’Auberge ?
Avons-nous bénéficié, nous citoyens tunisiens, depuis le 25 juillet 2021, de la réappropriation du pouvoir démocratique et des libertés associées à un réel pouvoir ?
La réponse est malheureusement négative, car, il n’est nullement arrangeant, pour qu’il y’ait cette réappropriation, de remplacer une démocratie factice par une égocratie chargée d’un risque d’égarement dans les méandres autoritaires.
Aussi grave que de sortir de la voie juridico-institutionnelle pour un temps qui s’est prolongée ce qui a, manifestement, porté atteinte à l’acte même du 25 juillet et qui en a dilué l’ effet et le sens, le président de la république glisse vers l’isolement, dans lequel il a l’air de se plaire et vers une sortie de la voie politique en se remplissant de la conviction que « le peuple c’est lui, et que lui est le peuple » et en se présentant à ses citoyens non pas en homme politique mais en homme investi de mission transcendantale.
De là notre président se dispense de s’occuper de manière méthodique, rationnelle et experte des affaires économiques et financières, pourtant à l’origine des maux sociaux du pays et du « peuple », fait encaisser la responsabilité de ces maux à des acteurs qui , jusqu’à ce jour restent fantomatiques, procède par une division des composantes de la société moins sur la base d’un jugement rationnel, que sur des représentations presque métaphysiques et privilégie, comme au premier jour, la manipulation des émotions et des affects populaires au risque de voir la crédibilité de sa démarche s’éroder par l’effet de la dureté de vie à laquelle s’exposent les larges masses.
L’égocratie est, certes, prouvée par une dilatation du pouvoir présidentiel qui continue, sans qu’en échange les promesses sur le bien-être social et la revivification de la démocratie soient tenues, mais elle est corroborée aussi par une réalité quotidienne dans laquelle on voit le président se suffire à lui-même, à sa seule inspiration et à ses propres croyances et jugements, écartant tout esprit de discussion, de dialogue, d’échange et de consultation, pourtant essence même du politique et imposant, par la même, en monologue spectaculaire, une méthode et un continu, pour le moins qu’on puisse dire, inédits.
Certainement sincère quant au changement qu’il souhaite pour son peuple, mais puisse-t-il saisir nos appréhensions et angoisses par rapport à ses méthodes opaques et par rapport à son rêve d’alternative d’un « Royaume qui ne serait pas de ce monde ». Ce projet de bina kaidi qui risque de nous déconnecter de nous-mêmes et du monde, de ravager la continuité de l’Etat et de ses institutions ainsi que de compromettre pour longtemps l’avenir du pays et de sa jeunesse. Puisse-t-il saisir qu’en condamnant les manœuvres islamistes du « grand remplacement », il projette lui-même pour le pays un autre « Grand remplacement »qui risque d’affaiblir l’Etat, de déstabiliser la société, de bloquer plus encore l’économie en donnant lieu à de nouvelles allégeances, un nouveau clientélisme et à un autre parasitisme.
Enfin, que ceux qui sont obnubilés par la nostalgie d’une expérience détestable, décédée suite à ses propres dérives et anomalies d’une part, et ceux qui s’attachent à un populisme connu pour être « moins la saisie d’une rationalité populaire que des représentations, des émotions et d’affects » de l’autre, prennent conscience que la voie du salut n’est pas celle qu’ils sont en train d’emprunter, que La voie d’une réparation démocratique en vue d’un bonheur social, vrai rêve des tunisiens, ne peut qu’emprunter une ligne qui se libère de ces deux fausses routes.
Latifa Lakhdhar