Annie Goldmann: L’intellectuelle féministe tunisoise
Par Janine Gdalia - Tout d’abord, je voudrais vous saluer tous et vous dire mon émotion d’être parmi vous, à Tunis, ma ville natale, pour ce moment exceptionnel, celui d’un hommage à Annie Goldmann, intellectuelle féministe tunisoise dont les enfants ici présents ont voulu offrir à la Bibliothèque nationale (BN) un ensemble d’ouvrages de la bibliothèque d’Annie sur les femmes. Mes remerciements très sincères au Professeur Habib Kazdaghli, ancien doyen, actuellement directeur du laboratoire de recherche sur le patrimoine à la faculté de Manouba, qui a initié cette action, à Nadia El Ouerghemmi, directrice du bureau de la Fondation Rosa-Luxembourg qui en a été partenaire, Mme Raja Ben Slama, professeur et directrice de la Bibliothèque nationale, qui accueille ce fonds, à Rabâa Ben Achour de l’association «Nous Tous».
J'ai connu et fréquenté la B.N. quand elle était au Souk el Attarine. J’adorais ce lieu, maison typique arabe avec sa cour et ses galeries mais visiblement c’était trop petit ou ça l’est devenu. Là vous êtes dotés d’un merveilleux bâtiment spacieux, fonctionnel ! Mabrouk, comme on dit chez nous. C’est sans doute un hasard, mais il est heureux, que nous nous trouvions dans cette salle Tahar-Haddad, penseur, syndicaliste musulman du début du 20e siècle qui fut à l’origine de l’idée d’égalité entre hommes et femmes en Tunisie, qui avait établi un ensemble de propositions. Bourguiba les mit en œuvre dès son arrivée au pouvoir par le biais d’un décret beylical et qui a fait de la femme tunisienne un modèle d’émancipation pour les femmes du monde arabo musulman.
Annie, mon aînée de quelques années
C’était mon aînée de quelques années et de ce fait, cet écart fait que nous ne nous étions jamais croisés à Tunis. Elle était déjà à Paris quand j’intégrai le lycée Armand-Fallières dont elle a été également l’élève. Nous nous sommes donc rencontrées à Paris dans les années 70/80. Bien évidemment, je savais qui elle était et son important travail sur le cinéma. Elle a été pionnière et a fondé, pourrait- on dire, la sociologie du cinéma. «Considérant le cinéma comme incarnant la société nouvelle. Non pas parce qu’il est une source et un agent de l’histoire mais parce que ses images appellent à une recherche sociologique propre sur leur portée», comme l’explique Marc Ferro avec qui elle travailla pendant plus de 20 ans à l’Ehess. Je savais aussi qu’elle avait été la femme de Lucien Goldmann - grande figure intellectuelle parisienne d’origine roumaine. J’ouvre une parenthèse biographique nourrie des informations familiales sur Annie et Lucien Goldmann.
Sa rencontre avec Lucien Goldmann
Annie Taieb, alors étudiante en droit, se rendait chaque année quelques semaines à Paris pour passer ses examens puis par la suite s’y installa pour entreprendre des études de psychologie. Au cours de ses séjours, elle rencontre Goldmann, universitaire brillant Juif, rescapé de la Shoah, marxiste convaincu. Exclu dans sa Roumanie natale de l’Union de la jeunesse communiste en 1934, organisation clandestine, il passe à l’université de Vienne où il suit les cours d’Adler. Réfugié suisse en 1942, il fut l’assistant de Piaget et participe à ses recherches jusqu’en 1945 où il s’établit à Paris et entre au Cnrs. Il sera un brillant théoricien, il fut directeur à l’Ehess, introduisit le marxisme comme grille de lecture de la littérature. Sociologue de la littérature, à l’image de Lukacs qu’il considérait comme son maître. Parmi ses nombreuses publications, on peut citer «Le dieu caché, études sur la Vision Tragique dans les Pensées de Pascal et le théâtre de Racine» (Gallimard 1955), «Sociologie du Roman» (Gallimard 1963) qui s’opposait à la traditionnelle critique universitaire et positiviste. Nous ne développons pas davantage mais ceci me paraît essentiel dans l’itinéraire intellectuel d’Annie. Philosophe, psychologue proche de Jean Wahl, il assurait un séminaire de psychologie à laquelle Annie s’était inscrite.
La romance Annie Taieb et Lucien Goldmann
Là nous entrons dans la romance ; Annie Taieb et Lucien Goldmann tombent amoureux. Lui beau, exilé à l’itinéraire riche et complexe, témoignant d’une grande puissance de pensée, ne pouvait qu’impressionner Annie. Mais il ne l’a pas été moins par la jeunesse séduisante d’Annie, sa vivacité et sa curiosité intellectuelle et son charme «oriental», beauté juive séfarade au regard de velours, joyeuse et avide de savoirs pleine de vie. L’histoire ne fut pas si simple cependant. Comment en effet Annie allait-elle convaincre ses parents de la laisser épouser un homme âgé de plus de vingt ans qu’elle, universitaire certes mais fauché, juif certes mais ashkénaze et loin de toute pratique rituelle ?
Le «combat» fut rude si je puis dire, mais forte de ses sentiments et de ses convictions, Annie parvient par sa ténacité à convaincre sa mère et son père céda. Ils se marièrent en 1956. Hélas, Goldmann meurt trop tôt en 1970, à 57 ans, laissant Annie veuve avec 2 enfants, Michel 12 ans et Philippe 6 ans et un chagrin incommensurable.
Annie avait auparavant publié sa thèse en 1969 et c’est naturellement que Marc Ferro lui proposa alors de rejoindre son laboratoire «Cinéma et Histoire» à l’Ehess où elle fit toute sa carrière. Annie affronte cette douloureuse situation où le travail devient un secours et un recours. Tout en élevant ses enfants, aidées de sa mère, son père décéda en 1956 quelques mois après son arrivée en France. Elle publie sa thèse «Cinéma et Société» chez Denoël en 1971 et poursuit ses recherches. Dans ces années-là, la question de l’émancipation des femmes se pose avec acuité en France et dans le monde. L’Unesco déclara l’année 1974 comme Année internationale de la Femme. Des groupes féministes s’étaient constitués et si Annie ne s’inscrit pas dans des courants «établis», elle ne participe pas moins aux groupes de femmes qui cherchent à élaborer une société nouvelle.
Les Filles de Mardochée, histoire d’une émancipation féminine
Elle publie en 1979 Les Filles de Mardochée, histoire familiale d’une émancipation, également chez Denoël. Le point de départ de cette saga familiale qui démarre en 1874 est le mariage d’Elise avec un précurseur, un homme féministe avant la lettre. Formée politiquement et intellectuellement par son mari, Elise est une femme heureuse. Dans la génération suivante, Juliette, sous l’influence de son, père devient en 1920 la première femme avocate au Barreau de Tunisie. Cependant, par son mariage, elle réintègre le rôle traditionnel de la femme, à la fois soulagée, pas très facile d’assumer cette singularité, mais avec regrets. Annie, troisième génération, hérite de deux expériences. Elle s’inspire toujours du message de son grand-père pour dépasser ces expériences et parvenir à la réalisation de soi, toujours en devenir.
Récit d’un partage avec Annie
Nous nous sommes rencontrées à cette période. Ensemble nous avons participé à la préparation d’un colloque initié par Jacques Hassoun, psychanalyste et écrivain, sur «les Cultures juives et méditerranéennes». Ce colloque s’est tenu à Beaubourg au début des années 80 qui a été publié sous ce titre en recueil. Parallèlement, nous faisions ensemble l’expérience des radios libres. J’avais été co-fondatrice de l’une d’entre elles, et avec Annie, Chochana Bokobza, Paula Jacques et quelques autres, nous nous lancions dans cette passionnante aventure. Depuis, j’ai l’impression que nous ne nous sommes pas quittées. Nous avions plusieurs amis communs et une complicité est née très vite. C’est autour des femmes et de la Tunisie que nous nous retrouvions ; Annie avait déjà publié Rêves d’amour perdus. En analysant les grands romans du XIXe, Eugénie Grandet, Madame Bovary, l’Education sentimentale, Bel-ami, une Vie, l’Assommoir, etc., Annie Goldman souligne la morale bourgeoise qui ressort de ces textes quant aux personnages féminins cantonnés et figés. Sous cet angle, l’étude de ces romans permet d’analyser les mécanismes de la réification des rapports entre hommes et femmes.
Par ailleurs, notre intérêt pour le statut des femmes devait nous conduire à nous interroger sur le rôle des femmes juives. Dans le sillage de l’année internationale des femmes en 1975, nous avions organisé des rencontres, des manifestations autour des femmes et nous nous interrogions sur le paradoxe du statut de la femme juive qui devait connaître la loi, la transmettre et pourtant conservait un statut sinon d’infériorité du moins de femme soumise à l’autorité du mari ou du père. Ce qui certainement rencontre un écho sur le statut des femmes dans l’islam. Ainsi nous est venue l’idée de ce livre, Le judaïsme au féminin publié en 1985 aux éditions Lattès.
Ce projet nous a amenées à nous voir très régulièrement pour faire le point sur nos recherches respectives et nos travaux. Ça a été un moment très riche où ce côtoiement chez l’une ou l’autre souvent chez moi -car j’avais un enfant encore jeune- a développé une sororité profonde.
Une aventure collective
Nous avions le goût de l’aventure et d’une certaine provocation. Pas pratiquantes ni même croyantes, nous nous lancions dans un travail que seule une curiosité intellectuelle justifiait mais nous avons constaté ensuite que cette curiosité était suffisante pour interroger ce qui faisait problème dans le statut des femmes juives. Je dois dire que ce livre, s’il insurgeait contre les hommes de foi, rencontra beaucoup de succès chez les autres, les femmes en particulier, car notre livre a fait la couverture d’hebdo comme le Nouvel Obs ou le Point car en fait Dieu était-il misogyne ? Question qui reste d’actualité.
Le cheminement avec Annie Goldman ne s’est pas interrompu pour autant. Nous restions très proches autour de la culture méditerranéenne et tunisienne en particulier. Une association - la Kahena - fut créée pour valoriser ce patrimoine et des rencontres régulières avaient lieu. Albert Memmi avait ouvert la voie mais d’autres jeunes écrivains se pointaient comme Marco Koskas -dont le Balace Bounel fit grand effet ou encore Les Memoires d’une jeune fille illettrée de Katia Rubinstein sur la Tunisie. Michel Boujenah répétait son premier spectacle et nous avions assisté à son premier filage dans un lieu improbable. Il devait remporter le succès que vous connaissez tous. Notre amitié et notre affection ne se démentiront jamais.
L’entrée de Naim Kattan dans vie d’Annie
Par bonheur un jour où j’avais rendez-vous avec un ami écrivain irako -canadien j’ai demandé à Annie de m’accompagner au Flore, haut lieu germanopratin de nombres d’intellectuels outre la Coupole ou le Select à Montparnasse. C’était Naim Kattan. Annie m’a accompagnée et toujours pressée, je les ai laissé poursuivre leur conversation devant rentrer chez moi. Et ils furent charmés et séduits l’un et l’autre et ainsi j’avais réuni deux amis chers.
Naim Kattan, écrivain reconnu avait publié au Québec une trentaine d’ouvrages, essais, recueils de nouvelles, romans dont certains le furent par la suite auprès d’éditeurs en France comme Adieu Babylone publié chez Julliard mais aussi un essai Le réel et le Théâtral publié en 1970, préfacé par Jean Grosjean puis repris en poche chez Gallimard. Cet Essai qui comparait l’approche différente au théâtre de la culture occidentale, issue de la Grèce et des cultures juives et orientales, réflexion qui reste me semble-t-il d’actualité.
Son œuvre a reçu de nombreux prix littéraires et Naim Kattan de nombreux titres honorifiques en France, au Canada et dans d’autres pays.
Ayant quelques années plus tard, choisi de vivre à Montpellier nous nous retrouvions toutes les deux ou tous les trois régulièrement deux fois par an. Naim était heureux de me raconter sa vie à Montréal où il avait dirigé le Conseil des Arts du Canada et où il publiait pratiquement chaque année un livre. Annie de son côté me parlait de ses publications de ses émissions de radio qu’elle a poursuivi quasiment jusqu’au bout. Même quand elle s’absentait pour aller au Canada, environ trois mois chaque année, elle enregistrait un certain nombre d’émissions où elle donnait des interviews exigeantes et fines avec de nombreux auteurs pour son émission consacrée aux essais. Notre amitié passait toujours par de longs échanges intellectuels mais aussi sur nos vies personnelles, familiales. Les confidences que l’on peut se faire dans la proximité affective Et sur les valeurs que nous partagions.
Dernière rencontre avec Annie
La dernière fois que j’ai vu Annie c’était quelques mois avant sa mort. Nous étions au bar du Lutétia qu’appréciait beaucoup Naim. Naim avait pris la décision de vivre complètement à Paris avec Annie et de ne plus se partager avec le Canada. Annie commençait à être fatiguée sans toutefois que nous en soyons trop alarmés. Son cancer semblait stationnaire mais il s’avéra par la suite qu’il redémarra de manière foudroyante… Elle devait en mourir le 21 juin 2020, premier jour de l’été. Et Naim lui survécut une année à peine. Annie rayonnait par sa joie de vivre, de partager. C’est dire si sa disparition, leur disparition m’ont touchée. Je perdais en Annie une confidente, une amie chère avec qui je partageais tant de choses.
Ses enfants et petits-enfants ne m’étaient pas inconnus même si je les avais peu croisés. Car au-delà de l’approfondissement de nos connaissances, la vie familiale était au cœur de nos préoccupations. J’ai suivi leur évolution de même qu’elle s’enquerrait de celle de mon fils ici présent. C’est un peu une histoire de famille qui nous réunit ici. Je voudrais dire à ses enfants et beaux enfants, à ses petites filles toute mon affection.
Janine Gdalia
Auteure, poète.