News - 27.04.2022

Les frères Saulsbury, ou ''Un fauteuil pour trois''

Les frères Saulsbury, Ou, Un fauteuil pour trois

Par Mohsen Redissi - Il tire son pistolet de la poche de son veston et menace d’en faire usage si quelqu’un le provoque. Il plaque le canon de son arme chargée sur la tempe de l’agent de sécurité chargé de le faire sortir de l’hémicycle pour propos désobligeants. Il tient à exercer pleinement son droit de posséder et de porter une arme. L’assistance sait qu’il n’est pas homme à lancer des menaces en l’air.

Le sénateur Willard Saulsbury, ancien procureur général du Delaware, s’est fait élire au Sénat américain de 1859-1870, deux mandats consécutifs. Il est connu pour être un adversaire acharné de l'administration du président Abraham Lincoln. Il s’est opposé ouvertement dans ses discours publics ou en séance au Sénat à la guerre de sécession mais en même temps il était contre l’abolition de l’esclavage. Il se vante d'être le dernier esclavagiste du Nord, heureux et fier de l’être. Il y avait d’autres moyens de trouver une solution pacifique au problème que le président Lincoln n’a pas cherchés à approfondir. Il a défendu devant le Sénat sa propre proposition celle de la création d’une «confédération centrale» qui exclue les États esclavagistes extrémistes ainsi que les États anti-esclavagistes radicaux. Une proposition restée sans suite.

Aux sources du mal

L’histoire remonte à l’année 1863. Apparemment sous l’effet de l’alcool et dans un excès de colère,  le sénateur Willard a qualifié le président Lincoln d'être un homme "faible et imbécile". rappelé à l’ordre par le vice-président et président du Sénat Hannibal Hamlin, le sénateur a refusé d’obtempérer. Le sergent d'armes du Sénat sommé de le faire sortir de l’hémicycle s'est approché de lui, le sénateur a brandi un revolver, l’a plaqué contre la tête du sergent en vociférant: "merde, si vous me touchez, je vous tuerai!" Il était prêt à mettre en exécution sa menace. Les sénateurs étaient sidérés, eux qui maitrisent les codes de conduite et les lois. Une scène étrange, inhabituelle quand les armes à feu ont le dernier mot et non les urnes. Le sénateur, revenu à ses humeurs, se calme et se retire en silence penaud du parquet du Sénat. Quelques jours plus tard, craignant une expulsion à cause de la gravité de l’incident, Saulsbury présente ses excuses à ses pairs. Il a perdu une bataille, pas la guerre. Le Sénat abandonne l'affaire. Au cours de sa magistrature, le Sénat a cherché à plusieurs reprises à le destituer. Il était souvent en état d'ébriété, mais à chaque fois il a réussi  à y échapper par connivence. Il est issu d’une famille influente venue du Pays de Galles installée dans le Delaware depuis 1645.

L'élection de 1871, le tournant

Willard Saulsbury est un orateur accompli. Il a enflammé les foules par ses discours pendant les années de braise, les années de la guerre civile. Il a été contre la guerre mais pour le maintien de l’esclavage. Beaucoup de ses concitoyens ont adhéré à ses idées. Ses difficultés politiques sont causées par son gout prononcé pour l'alcool. Encouragé par sa popularité et deux mandats successifs, il avait l’intention de briguer un troisième mandat. Il fait savoir à son parti ses vœux de se représenter. Aucun candidat sérieux potentiel ne peut le battre ; un mandat acquis d’office.

Les élections sénatoriales de 1871 sont à marquer d’une pierre blanche pour l’Etat de Delaware et de l’histoire des élections américaines d’une façon générale. Fatigués des frasques à répétition de Willard, les chefs du parti démocrate ont à son insu cherché à le remplacer. A l'approche de sa réélection, ils ont secrètement contacté un candidat solide, son frère aîné Gove Saulsbury, médecin de profession et gouverneur sortant du Delaware. Willard a crié au scandale qu’il qualifie d’une trahison double, celle de son parti et surtout celle de son frère de sang. Ainsi, les deux frères Willard et Gove sont devenus deux féroces concurrents pour un siège au Sénat.

Le jour du vote, 17 janvier 1871, un troisième candidat surprise a déposé sa demande Eli Saulsbury, le troisième frère le cadet de la fratrie, avocat de profession. Lui aussi se jette dans la mêlée. Deux candidats de sa propre famille le défient pour le siège au Sénat ; les trois frères sont devenus des frères ennemis le temps des élections. Il faut obtenir 16 voix sur 30 pour gagner l’élection. Le vote était serré à chaque fois, aucun des frères n’a obtenu la majorité absolue : Gove 14, Eli 3, tandis que Willard obtenait 13. Au troisième tour du scrutin, Willard se désiste et apporte son soutien à son frère cadet, le vote utile. Eli le candidat du compromis remporte les élections sénatoriales du Delaware de 1871, siège qu’il garde jusqu'à 1889.

Une course au Sénat des plus inhabituelles de l'histoire des États-Unis. Eli a ensuite brigué trois mandats, 18 ans, en tant que sénateur. Willard a été nommé deux ans plus tard au poste de chancelier, le poste juridique le plus élevé de l'État du Delaware qu’il a occupé jusqu'à sa mort en 1892. Gove a été élu gouverneur du Delaware pour un mandat.

Dans le Delaware entre les années 1850-1880 régnait une entente cordiale entre deux puissantes familles autour des deux sièges réservés à l’Etat au Sénat, un arrangement tacite connu sous le nom de «Saulsbury-Bayard Compact». Un modus vivendi. Chacune des deux familles contrôlait un siège à titre privatif.

Une violation flagrante du principe de l’égalité des chances. La famille Saulsbury a occupé un des sièges sans interruption pendant trente ans, Willard 1859-1870 puis Eli 1871-1889. Un vent de révolte s’est levé pour condamner l’obtention d’un siège au Sénat par allégeance et appeler à des élections populaires directes ; aux électeurs de choisir leurs sénateurs et non pas l’assemblée de l'État qu'ils représentent. En 1913 le Congrès américain a rejeté ce mode de scrutin inapproprié en adoptant le XVIIe amendement de la Constitution. Désormais, les citoyens de chaque État élisent librement leurs deux sénateurs par un vote secret.

Mohsen Redissi