News - 18.04.2022

La médina de Sousse : les raisons de la récente décision de l’Unesco

La médina de Sousse : les raisons de la récente décision de l’Unesco

Par Houcine Jaïdi - La médina de Sousse, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, en 1988, voit, depuis de longues années, son richissime tissu urbain et monumental, dont la valeur universelle est exceptionnelle, sombrer dans d’innombrables problèmes. Cette évolution bien inquiétante a poussé l’Unesco à mettre en garde les autorités tunisiennes contre le risque d’une dégradation encore plus grande de ce legs précieux, dans un rapport officiel publié au cours de l’été dernier et passé inaperçu.  En ce 18 avril, date choisie, depuis 1982, par l’Unesco pour célébrer la Journée Internationale des Monuments et des Sites et jour d’ouverture du Mois du Patrimoine, en Tunisie, depuis 1991, il y a un grand intérêt à revenir sur ce rapport.

Le syndrome (du site) de Carthage gagne du terrain

C’est dans le rapport relatif à sa 44e session organisée en 2021 que le Comité du Patrimoine Mondial (CPM) a publié, en juillet dernier, une décision (44 COM 7B.18) concernant la situation de la médina de Sousse. Après avoir reconnu « les efforts déployés par l’État » tunisien « pour protéger, conserver et réhabiliter » la médina, l’organisme de l’Unesco « note avec inquiétude les menaces potentielles» qui pèsent sur la vieille ville de Sousse «en raison de l’absence d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV), d’un manque de coordination, de l’absence  de cadre de concertation concernant les interventions, de la pression urbaine et de la densification, de facteurs sociaux et économiques, de l’impact visuel sur l’intégrité du bien, de la perte des savoir-faire traditionnels et de l’altération des éléments et matériaux de construction ». A quoi renvoient ces griefs ?

Le PSMV, dont la médina de Sousse est dépourvue, 34 ans après l’obtention du label de l’Unesco et 26 ans après la promulgation, en Tunisie, du Code du Patrimoine, est un document de la plus haute importance. Il s’agit d’un décret pris conjointement par les ministres en charge du Patrimoine et de l’Urbanisme. C’est l’outil juridique majeur qui fixe les règles d’intervention et les limites spatiales à observer strictement pour la sauvegarde et à la mise en valeur d’un ensemble historique et traditionnel tel qu’une médina (articles 22-25). Une fois publié, il a vocation à se substituer immédiatement au Plan d’Aménagement Urbain (PAU) préparé par la commune et agréé par le ministère en charge de l’Urbanisme. Le Code tunisien du Patrimoine fait obligation aux services de l’État de promulguer le PSMV dans un délai de cinq après la déclaration officielle d’un ’’ensemble historique et traditionnel’’ comme ’’secteur sauvegardé’’ (article 17). Ce délai, au-delà duquel l’arrêté portant création du ’’secteur sauvegardé’’ est frappé de nullité, a été déplafonné en 2001 par la loi portant modification du Code, dont l’article 17 (nouveau) stipule un ’’délai de cinq ans renouvelable’’ sans aucune limitation pour les renouvellements.

Derrière le « manque de coordination » déploré par l’Unesco il y a la longue liste des parties concernées. Vient d’abord à l’esprit le ministère des Affaires Culturelles (MAC) en charge du Patrimoine culturel. Ce département est le vis-à-vis de l’Unesco qui, pour tout ce qui touche au Patrimoine mondial, communique avec lui via notre ministère des Affaires Etrangères. Le MAC, représenté par l’Institut National du Patrimoine (INP) et l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC), a de facto la tâche aussi lourde que délicate d’être, politiquement, le premier ’’Gardien du temple’’ même si la gestion scientifique et technique des dossiers est l’apanage de l’INP. Les deux autres parties prenantes principales sont le ministère en charge de l’Urbanisme et la municipalité dont relève la médina. Mais il se trouve que ces trois intervenants ont, depuis longtemps et partout en Tunisie, brillé par leur manque de coordination, comme ne cesse de le prouver le triste sort du site archéologique de Carthage. Par ailleurs, la Cour des Comptes n’a-telle pas souligné, dans son 32e rapport annuel, rendu public il y a près d’un an, l’absence cruelle d’une supervision réelle des affaires du patrimoine culturel de la part du MAC et l’inexistence d’une véritable coordination entre l’INP et l’AMVPPC pour la gestion du Patrimoine ?

Par « l’absence de cadre de concertation concernant les interventions », on peut comprendre l’inexistence d’un organe crédible qui serve de lieu d’échange, de planification et de suivi pour toutes les parties concernées par l’état et l’avenir de la médina. Il ne s’agit pas de l’arrondissement de la municipalité de Sousse, ni d’une structure inexistante comme la ’’Conservation de la médina’’ qui aurait les prérogatives d’un service technique relevant de l’INP, ni de l’Association de Sauvegarde de la Médina (ASM). Il s’agit de tous ces organismes réunis dans un cadre à créer et dans lequel seront aussi représentées des administrations aussi essentielles que la Direction régionale en charge de l’Urbanisme, les Districts de la STEG, de la SONEDE et des Télécommunications ainsi que la Sûreté nationale et toute autre partie qui pourrait être impliquée. La médina, étant une ville dans la ville, sa vie en tant qu’ensemble urbain et humain n’est-elle pas un tout dont les éléments sont extrêmement enchevêtrés ? Pour des raisons évidentes, aucune des parties prenantes ne peut prétendre à une autorité naturelle à imposer aux autres vis-à-vis. Les nombreuses expériences malheureuses vécues par le patrimoine culturel tunisien invitent à imaginer de nouveaux cadres. Pourquoi ne pas penser, par exemple, au Gouvernorat, soutenu explicitement par la Présidence du Gouvernement ? Le rang mondial occupé par la médina de Sousse n’autorise-t-il pas une remise en cause des monopoles, loin d’être toujours pertinents et des chasses gardées dont l’efficacité n’est pas garantie ? L’Unesco ne s’adresse-telle pas dans ses décisions aux États Parties ?
Dans la décision de l’Unesco, « l’impact visuel sur l’intégrité du bien » pointe toutes les altérations subies par le tissu urbain traditionnel et les entraves dues à différents facteurs, débouchant sur une vision défigurée et une image éloignée de l’état de ce patrimoine à la date de son classement. Ces tares concernent aussi bien l’ensemble de la médina, perçue, à partir de la zone tampon qui l’entoure, que certaines composantes de son tissu urbain ou bien encore des monuments précis. Le Code du Patrimoine tunisien consacre de nombreux articles à la lutte contre ces altérations (particulièrement les articles 29, 30, 45-47). Ainsi, par exemple, la ’’zone tampon’’, qui voisine ou entoure tout élément ou ensemble protégé ou classé, a été fixée à 200 mètres extensibles, au besoin (articles 45 et 47).
La « perte des savoir-faire traditionnels et de l’altération des éléments et matériaux de construction » va dangereusement à l’encontre de la « tradition » mentionnée ou suggérée par les critères III, IV et V de l’Unesco, sur la base desquels la médina de Sousse a été classée au patrimoine mondial. De ce point de vue, l’Unesco déplore une perte qui ne touche pas seulement la médina de Sousse ou la Tunisie, mais aussi le patrimoine universel.

Comme à l’accoutumée, les griefs du Comité du Patrimoine Mondial sont assortis d’autant de demandes adressées à l’État Partie dans le but de l’inciter à mettre fin aux manquements. Dans le pur style diplomatique, l’instance de l’Unesco « encourage d’État Partie à inviter une mission consultative conjointe (Centre du patrimoine mondial / ICOMOS / ICCROM)  à se rendre sur le territoire du bien », « afin de prodiguer des conseils et échanger avec toutes les autorités et parties prenantes concernées ». Signalons, ici, que L’ICOMOS (Conseil International des Monuments et des Sites) et l’ICCROM (Centre International d’Etudes pour la Conservation des Biens Culturels) sont bien connus des décideurs tunisiens qui ont déjà eu affaire à eux, à maintes reprises en tant qu’organes consultatifs de la Convention du Patrimoine Mondial. A la fin de la décision de l’Unesco, un « rapport actualisé sur l’état de conservation et sur la mise en œuvre » des recommandations mentionnées dans la décision est demandé à l’État tunisien, au plus tard le 1er décembre 2022 « pour examen par le Comité du Patrimoine mondial à sa 46e session ».

La décision de l’Unesco est-elle outrancière ? Il faut préciser qu’elle a été prise sur la base d’un rapport des autorités tunisiennes, dont l’essentiel du contenu ainsi que la plupart des éléments de langage, ont été retenus, par le Comité du Patrimoine Mondial. Ce document tunisien (de 139 pages) intitulé « Rapport sur l’état de conservation de la médina de Sousse » a été remis au Centre du Patrimoine Mondial en date du 8 avril 2021. Textes officiels, plans et photos à l’appui, ce document établi par l’INP, présente amplement la médina et retrace les différentes décisions et programmes de sauvegarde et de réhabilitations dont elle a bénéficié grâce aux interventions des ministères en charge de la Culture et de l’Urbanisme ainsi que les initiatives de la municipalité de Sousse et de l’ASM, appuyées, dans certains domaines par un financement extérieur.  Ces actions, encore en cours pour quelques-unes et ayant eu lieu, essentiellement, au cours des années 2006-2008, ont abouti, entre autres, à la consolidation de deux circuits touristiques.

Sous quel visage se présente la médina de Sousse, aujourd’hui, surtout en dehors des monuments et des itinéraires privilégiés du fait de leur prise en charge par différents intervenants ? Cette interrogation se justifie par le fait qu’une médina ne saurait être réduite à des monuments aussi prestigieux soient-ils, ni à des circuits touristiques aussi attrayants soient-ils. Ses habitants, ses usagers et ses touristes ne sont-ils pas censés se trouver, se déplacer et se plaire partout ? Le classement au patrimoine mondial ne concerne-t-il pas tout l’ensemble architectural ?

Pour répondre à cette question, il pourrait être intéressant de regarder au-delà du rapport (officiel et très instructif) présenté par l’INP au nom de l’État tunisien. A cet effet, nous avons visité, tout récemment, des rues et des monuments de la moitié sud de la médina, délimitée d’Est en Ouest par les rues Souk El Caïd, Rabaa et Belaajouza, avec quelques incursions en direction du Souk Essagha et même un peu au-delà. Cette partie de la vieille ville, qui correspond, pour l’essentiel, aux secteurs A, B et E du plan qui, dans le rapport de l’INP (page 26), donne un échantillon de ’’l’analyse urbaine’’ effectuée par ’’l’Unité de gestion de la médina’’, dans le cadre de la préparation du PSMV.

«La baraka de Sidi Mahfoudh a quitté notre quartier»

C’est par cette phrase prononcée avec beaucoup de tristesse qu’un habitant âgé de la médina a commenté le spectacle de grande désolation qu’offrait la rue qui porte le nom du saint patron de ce bout de quartier. Sidi Mahfoudh est l’un des nombreux saints dont les mausolées ponctuent la trentaine d’hectares de la médina de Sousse. La rue qui lui a été dédiée, il y a très longtemps, est une petite artère de l’angle sud-ouest de la vieille ville. De direction Est-Ouest, elle n’est pas loin de la Kasbah. Le visiteur qui l’aborde de ce côté-là, remarque sur le côté gauche une vieille porte de couleur bleue, déglinguée et cadenassée : il s’agit du mausolée ruiné de Sidi Mahfoudh. Le Soussien que nous avons croisé a évoqué, avec émotion, la vie qui animait la rue quand, à certaines occasions, les visiteurs du mausolée se comptaient par dizaines, dans une communion qui soudait les liens.

En descendant la rue Sidi Mahfoudh, le visiteur rejoint la rue Sidi Bouaziz qui, avant de déboucher sur la rue de la Kasbah, est ponctuée par un admirable sabbat dont les trois branches soulignent une bifurcation. L’une de ces branches est outrageusement défigurée par une porte métallique d’installation apparemment récente et un amoncellement de détritus de tous genres et de tous gabarits. En se dirigeant toujours vers l’Est, en direction de Bab Jedid, le promeneur traverse la rue El Maasser dont les maisons ne tiennent, de part et d’autre que par des étais peu rassurants. Cette partie de la médina, située hors circuits touristiques, continue, malgré toutes les plaies dont elle souffre, à attirer quelques visiteurs, tunisiens et étrangers qui ont la patience de rechercher les traces d’un charme agressé et parfois complètement disparu mais toujours réjouissant quand il est encore là. Ses affres n’auraient-elles pas pu être empêchées ou pour le moins atténuées par l’application du Plan d’Aménagement Urbain de la ville de Sousse, datant de 2008 et qui a fixé, pour la médina, des règles très strictes jusqu’à la couleur des murs et des fenêtres ainsi que l’installation des bacs à fleurs ?

Dans la partie nord de la zone que nous avons visitée, les rues classées touristiques et leurs environs immédiats ne sont pas épargnées par les dégradations et les menaces potentielles. Si le dallage, refait il y a quelques années, s’y maintient globalement, il est, ici et là défoncé par des travaux récents. Des terrains vagues jonchés de gravats occupent différentes zones de la médina. De nombreuses plaques de rues ont soit disparu, soit été ensevelies sous les façades aménagées des boutiques ou encore rongées par la rouille. Certaines constructions nouvelles, souvent à étage, impressionnent par leur élévation et leurs façades qui jurent avec tout le cadre environnant. A l’intérieur du si original monument de la Kobba, l’exposition permanente du musée municipal est aussi vétuste que poussiéreuse. Le muret qui entoure la Sofra est fissuré. Sur la Place la Driba, un bâtiment en état de délabrement très avancé défie le siège de l’Association de Sauvegarde de la Médina qui la jouxte. Cette plaie se donne à voir à quelques mètres seulement de l’ancien tribunal charaïque et de Dar el Bey qui se trouve être le siège de l’Arrondissement municipal de la médina (Album photos). Le rapport remis, il y a un an par l’INP à l’Unesco a fait état de nombreuses infractions à la réglementation régissant le bâti de la médina et ses fonctions ainsi que des sanctions qui qui se sont ensuivies, avant de conclure : « actuellement la médina est en bon état de conservation et bénéficie d’un haut niveau de protection aux échelons national et international » (p. 23).

Il faut souhaiter que la finalisation du PSMV de la médina de Sousse, annoncée par l’INP, mette un peu moins de temps que celle du Plan de Protection et de Mise en Valeur (PPMV) du site archéologique de Carthage, entamé, il y a près de 25 ans et non encore promulgué, au grand dam de … l’Unesco… d’abord. Une fois arrêté, le PSMV de la médina de Sousse sera-t-il plus respecté que le Plan d’Aménagement Urbain, théoriquement en vigueur depuis une quinzaine d’années ? N’est-il pas plus réaliste d’admettre qu’à Sousse comme partout ailleurs en Tunisie, les problèmes du patrimoine culturel ne résident pas tellement dans les lois qui n’existent pas encore mais, d’abord, dans celles qui, tout en étant perfectibles, ne sont pas respectées ? Cela ne nous ramène-t-il pas aux trois problèmes majeurs dont souffre notre Patrimoine : le manque de volonté politique, la modestie des ressources humaines et financières qui sont mises à sa disposition et les multiples entraves à son appropriation effective par les communautés ?
Tout laisse croire que les chances de voir le PSMV de la médina de Sousse promulgué dans un avenir proche sont bien minces. Pour l’heure, il vaut mieux regarder ailleurs.

Résilience et signes d’espoir

Forte de ses nombreux atouts, la médina de Sousse fait preuve d’une résilience remarquable dont les ressorts sont ancrés dans son histoire millénaire. Son patrimoine monumental et architectural, dont certaines composantes n’ont aucun équivalent en Tunisie, a récemment occupé le devant de la scène à l’occasion d’initiatives prises avec le concours de différents intervenants. Trois exemples sont particulièrement réconfortants.

Au mois de décembre dernier et au début de cette année-ci, le Musée archéologique de Sousse, situé dans la Kasbah, a abrité une exposition originale du célèbre poète-sculpteur espagnol Miguel Angel Blanco. Intitulée ’’Lapis specularis. La luz bajo tierra’’, l’exposition a offert au public de nombreuses créations où l’artiste a fait usage du gypse cristallisé dont les fines feuilles translucides ont été largement utilisées à l’époque romaine dans différents aménagements architecturaux. Ce clin d’œil à l’Antiquité a trouvé dans le musée, qui possède l’une des plus belles collections tunisiennes de mosaïques d’époque romaine, un cadre très approprié.

Le même musée a accueilli, du 31 mars au 3 avril dernier, la 2e session du Festival International de la Bande Dessinée en Tunisie-Sousse. En plus de sa valeur propre, l’exposition avait le mérite de s’inscrire dans les évènements labellisés ’’Djerba’’, du fait qu’ils sont organisés parallèlement au XVIIIe Sommet de l’Organisation Internationale de la Francophonie programmé pour l’automne prochain. Un éclat supplémentaire a été apporté par les autres manifestations organisées dans le cadre du Festival et son parrainage par la ville d’Angoulême, Capitale mondiale de la B. D – Ville Créative de l’Unesco.
Sousse vient d’être classée première dans la liste des communes sélectionnées pour la participation au Programme de Régénération des Centres Anciens (PRCH). Ce résultat, qui a été rendu public dans un communiqué du ministère de l’Equipement et de l’Habitat, le 24 mars dernier, concerne un projet financé en partie par l’Agence Française de Développement (AFD). Il y a lieu d’espérer que la médina de Sousse en tire un profit plus large que celui du dernier programme qui y a été conduit par le ministère en charge de l’Urbanisme.

Puissent de pareilles initiatives servir de catalyseur pour tous les décideurs qui ont une responsabilité directe ou indirecte dans la dégradation du patrimoine culturel insigne de la médina de Sousse. Le plus souvent, ces décideurs ne semblent voir dans ce patrimoine culturel qu’un mal nécessaire ou, au mieux, une source de petits revenus touristiques captés à peu de frais. Ils oublient ou feignent d’ignorer que, pour certains biens culturels, l’affaire n’est pas seulement locale, ni même nationale et qu’elle concerne le patrimoine universel. L’Unesco l’a rappelé, il n’y a pas longtemps, à l’Etat tunisien, à propos de la médina de Sousse en lui demandant légitimement des comptes.

Houcine Jaïdi
Universitaire