News - 16.04.2022

Un concept hispano-andalou: la convivance

Un concept hispano-andalou: la convivance

Par Abdelaziz Kacem - Notre rencontre se situe à un moment apocalyptique, celui du dérèglement général du monde. Dans tous les conflits auxquels nous assistons, les grands perdants, c’est nous, nous, hommes de science et de culture. Mais où est l’humanisme, qui de Socrate à nos jours, fonde notre sacerdoce. Cela fait plus de dix ans que je n’entends plus parler ni d’amitié entre les peuples ni de dialogue des civilisations.

Comparé à notre présent, le XXe siècle, en dépit de deux guerres mondiales dévastatrices, a été culturellement fécond. Où sont passés les maîtres-à-penser de naguère ? La haine entre les nations s’est retournée contre chacune d’entre elles, le vivre-ensemble est laminé, le communautarisme débouche sur le séparatisme, les sociétés sont de plus en plus fracturées. En vérité, la détérioration des relations ne date pas d’aujourd’hui.

En 1995, à Rome, Jean-Paul II, dans son appel au dialogue et à la paix, avait, «par deux fois, prôné ‘’una convivenza’’ entre peuples et fractions d’un même peuple». Les correspondants de presse français ont eu du mal à traduire le concept. Ils durent utiliser, sans conviction, le mot de convivialité. Il a donc été demandé à l’Académie Française de trouver en français un équivalent plus approprié. Au printemps 2004, elle fait entrer «convivance» dans la 9e édition de son dictionnaire:

*CONVIVANCE n. f. XVIIIe siècle, au sens de «fait de vivre ensemble». Dérivé de l’ancien français convivre, «vivre ensemble», avec influence, au XXe siècle, de l’espagnol convivencia. Situation dans laquelle des communautés, des groupes humains différents vivent ensemble au sein d’une même société en entretenant des relations de voisinage, de concorde et d’échange. La convivance des musulmans, des juifs et des chrétiens en Espagne prit fin en 1492.

La référence à l’Espagne musulmane est due à Florence Delay, membre de l’Académie française et membre correspondant de la Real Academia Española. Agrégée d’espagnol, Florence Delay a enseigné la littérature générale et comparée à l’université Sorbonne Nouvelle - Paris III. C’est elle qui, au mois d’octobre 2004, a été chargée de présenter le mot nouveau à la presse. Elle le fit avec une grande conviction, une rare élégance et une contagieuse émotion(1).

«Je suis quant à moi, déclare-t-elle notamment, du parti qui reconnaît dans l’originalité de l’homo hispanicus le fruit d’une histoire marquée par cette convivance. Il serait bien sûr aberrant de plaquer sur l’Espagne des trois religions le mot «harmonie», mais il le serait tout autant de nier qu’une harmonie exista en certaines périodes, en certains lieux, souvent par la grâce de certains hommes. Individus parfois plus forts que les masses, créant des accords, des échanges, des utopies, des souvenirs, si fertiles que le présent en garde encore la trace».

Elle cite deux monarques si éclairés et si «convivants», le calife Abd al-Rahman III (891-961) et le roi Alphonse X el Sabio (1221-1284), ainsi que les auteurs anonymes du Romancero, «patrimoine poétique du peuple espagnol, né aux temps de la convivance.» et qui a, avec beaucoup d’empathie, conservé le lamento de princes andalous si délicats en leur amour du pays. Et Florence Delay d’évoquer des célébrités: Averroès et Maïmonide, bien sûr, mais également Ibn Hazm, auteur du Collier de la colombe, «le maillon maure de la chaîne qui va de Sénèque à Unamuno».

Grâce à la convivance, ajoute encore l’académicienne, eut lieu le plus extraordinaire rendez-vous du Moyen Âge : le rendez-vous entre l’Orient et l’Occident. C’est à Tolède, barbare sous les Wisigoths, puis musulmane, juive et chrétienne, qu’on situe idéalement la rencontre entre les sciences des Grecs recueillies par Al-Andalus – mathématiques, astronomie, chimie, médecine, géographie – «sciences des Anciens », disaient les Arabes, et la pensée judéo-chrétienne». En guise de conclusion à sa communication, Florence Delay nous fait partager son émoi :

«Qu’on veuille bien me pardonner, confie-t-elle, de conclure ce moment consacré à l’harmonie sur l’émotion qui envahit lorsque l’espoir de vivre ensemble s’est perdu».

Nous autres, de ce côté-ci de la Mare nostrum, nous avons, dans le cerveau, un lobe incurablement nostalgique à l’égard de nos convivances perdues. Notre nostalgie n’a rien de revanchard et il est réconfortant, pour nous, de savoir qu’elle est partagée par les humanistes authentiques de l’autre rive, à l’exemple de Florence Delay ou de celui de Rodrigo de Zayas.

En conclusion à un épisode d’une série d’émissions télévisées coproduite notamment par la Cinquième et Canal Sur, et diffusée au cours de l’été 2000, sous le titre Lorsque le monde parlait arabe, l’éminent écrivain et musicologue sévillan donnait ainsi libre cours à un élan du cœur : «Notre nostalgie en Espagne est d’un ordre plus moral et plus éthique. Les plus nostalgiques parmi nous sont les gens qui se rendent compte que nous avons été tronqués de deux parties essentielles de notre culture. Et pour paraphraser Villon, je dirais : Mais où sont nos juifs et nos musulmans d’antan? Et là, il y a une terrible nostalgie.»

La convivencia ! Il en fallait pour qu’au XIIe siècle, à Murcie, pût naître un grand mystique, Ibn Arabi (1165- 1240), dont se souviendra Dante en composant sa Divine Comédie. Faisant fi de tous les clivages, Ibn Arabi réussit à atteindre la vraie foi, l’œcuménisme au sens absolu, celui qui n’excommunie personne. En témoignent ces vers célèbres, expression d’un cœur qui professe la religion d’amour et qui accueille dans la même ferveur la fraternité des trois monothéismes ainsi que celle des idolâtres:

لقد صارَ قلبي قابِلا كُلَّ صورةٍ    فمرعًى لغزلانٍ وَديْرٌ لرُهبانِ
وبيتٌ لِأَوثانٍ وكعبةُ طائفٍ   وألواحُ توراةٍ ومصحفُ قُرآنِ
أَدينُ بدينِ الحُبِّ أَنّى َتَوجَّهَتْ    ركائِبُهُ فالحُبُّ ديني وَإِيماني

Traduisons :

Mon cœur est désormais ouvert à toute image :

Il est pour la gazelle un pâturage /

Et pour le moine, un ermitage,

Temple païen, Kaaba, pour circumambulant,

Des Tables de la Loi, un livre

de Coran.

Je professe l’amour, par-delà

ses convois.

Car l’amour, à tout vent, est mon culte et ma foi(2).

Tout au long du XXe siècle, en deçà et au-delà des Pyrénées, pour le grand bien de l’histoire littéraire, la lyrique romane, celle des troubadours occitans et de leurs confrères castillans et toscans, a été mise en honneur grâce au grand débat que les milieux universitaires ont abrité et animé, en vue, notamment, de résoudre l’énigme des origines de cette poésie. Orientalistes et romanistes avec autant de conviction que de rigueur confrontèrent leurs thèses. Ce fut un échange passionnant, parfois passionné, à travers des publications et des colloques spécialisés, autrement dit loin, très loin du grand public. Aujourd’hui, nul spécialiste ne conteste globalement la thèse arabe.

En souvenir des érudits et des arabisants insignes tels que les Espagnols Jullian Ribera, Asin Palacios, Emilio Garcia Gomez ainsi que les Français Lévi Provençal, Henri Pérez, Claude Cahen et autres Charles Pellat, il nous a été donné, dans nos propres essais, de rappeler ce débat, de l’actualiser en y apportant un certain nombre de touches et de retouches. Nous y avons ajouté, pour compléter le panorama des interpénétrations, un survol éclairant de ce que l’on a appelé depuis, la Renaissance orientale. 

Nous avons d’entrée de jeu assigné à nos travaux essentiellement littéraires, une dimension largement culturelle. En remettant la question sur le tapis, nous entendions soustraire à l’oubli des strates, des éléments constitutifs de la culture méditerranéenne déjà submergée par un amas de connaissances souvent inutiles. Nous avons appelé à une reprise du dialogue euro-arabe en lui fournissant une raison supplémentaire, un motif autre que le pétrole et les nécessités du marché. Nous pensions que c’est à cette condition que l’exception méditerranéenne survivrait à la mondialisation.

De part et d’autre de la Méditerranée, contre les esprits chagrins et en dépit des aléas de l’histoire, il nous incombe de réécrire l’histoire, de la décharger de tant d’impuretés. Lamartine disait : «La postérité n’est pas l’égout de nos passions, elle est l’urne de nos souvenirs, elle ne doit garder que des parfums».

Loin de toute limpieza di sangre triomphante et de tout islamisme vindicatif, il nous faut, dans une approche laïque, aborder ce que l’on a appelé, a posteriori, la Reconquista, comme une longue guerre civile. Même si, aujourd’hui, les Arabes ne sont pas beaux à voir, nous autres, avons avec l’Espagne des liens du sens et du sang.

L’historien français Charles Sallefranque nous le rappelle:

«Les nobles arabes s’hispanisèrent très vite. Venus, sans leurs femmes […], ils suivirent l’exemple de leur premier émir ‘Abd al-‘Azîz, qui épousa Egilona […] Au terme des trois ou quatre générations issues de ces unions mixtes, ils étaient physiquement peu différents de leur tributaires. Ribera va jusqu’à dire que les Omeyyades sont la plus authentiquement espagnole des dynasties ibériques. Ils l’étaient certainement plus – après deux siècles de mariages dans le pays – que les Habsbourg ou les Bourbons»(3).

Dans le même esprit, le distingué héritier et continuateur de la prestigieuse école arabiste espagnole, le professeur Pedro Martinez Montáves, nous a gratifié, il y a juste dix ans, d’un essai magistral, Significado y simbolismo de al-Andalus, fruit de sa longue fréquentation de l’histoire et de la littérature andalusiennes. Il y fait remarquer que ni les Bourbons (242 ans) ni la Maison d’Autriche (184 ans) n’atteignirent la longévité de la dynastie omeyyade (275 ans), ni celle des Nasrides, à la tête du royaume de Grenade (271 ans). La puissance militaire des deux dynasties andalouses n’explique pas, à elle seule, leur exceptionnelle durée. Celle-ci exigeait une politique éclairée et la capacité de vivre en bonne intelligence avec l’environnement(4).

Les études andalusiennes n’ont pas dit leur dernier mot et le professeur Montáves le souligne : «S’il existe dans notre passé une période nécessitant, plus qu’aucune autre, un surcroît de savoir et de réflexion, et de façon peut-être plus considérable et plus autorisée, c’est celle d’al-Andalus. S’il existe une connaissance historique de notre passé collectif qui demande absolument une réflexion stimulante, c’est celle relative à al-Andalus. Parce que, celle-ci, précisément, n’est ni figée ni une matière stricte du passé.»(5)

Pour ma part, je me suis sans cesse inscrit, en toute modestie, dans cette réflexion toujours recommencée et qui se veut un appel et un rappel. Ce qui nous incite à réinterroger l’histoire.

En dépit du terrorisme, du racisme, de la guerre, nous autres Tunisiens, Maghrébins et Ibériques, dans l’esprit de notre CONVIVANCE/CONVIVENCIA, nous sommes habilités à œuvrer en faveur de l’humanisme et de la paix dans le monde.

Abdelaziz Kacem

In : VIe Rencontre internationale tuniso-espagole des intellectuels et des écrivains (10-11 mars 2022).
Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba

(1)  Une très vieille convivance | Académie française https://www.academie-francaise.fr ‘ une-très-vieille-convivance...

(2)  Mohyiddîn b. ‘Arabi, Turjumân al-Ashwâq (l‘Interprète des ardents désirs), éd. Dar Sader, Beyrouth, 1966, p. 43.

(3)  Charles Sallefranque, art. Quand le soleil se levait à l’Occident, dans Cahiers du Sud,  n° 326, 1954 p. 104.

(4)  Pedro Martinez Montáves, Significado y simbolo de Al-Andalus, CantArabia Editorial, Caja Granada, 2011 p. 55.

(5)  Id. Op. cit. p. 109.