Pourquoi il faut absolument valoriser Testour: Lettre aux politiques
Par Samia Kassab - C’est l’histoire d’une petite ville de 22 000 habitants qui résiste comme elle peut à la récession consécutive à la crise sanitaire, une ville qui, forte d’un passé très singulier, subit pourtant les aléas engendrés par la longue marginalisation de ces régions du Centre et du Nord-Ouest de la Tunisie, et ce malgré la relative aisance agricole du secteur.
À la croisée des routes, Testour a cependant eu, tout récemment, l’opportunité de revaloriser son patrimoine et de moderniser ses infrastructures en répondant à un Appel à projets mixte, cofinancé par le Ministère de l’Équipement et par l’AFD (Agence Française de Développement) ainsi que de plusieurs autres partenaires tels que le Ministère du Tourisme et de l’Artisanat, le Ministère des Affaires locales et de l’Environnement, l’INP, la Direction Générale de la Culture, la Direction Régionale de l’Artisanat et la Communauté Juive de Tunis.
Après plus de deux ans de travail, de concertations, de montage, le Maire, concepteur, porteur et farouche défenseur de ce projet, ainsi que le Conseil municipal ont pu sans l’aide d’aucun cabinet de conseil (par manque de moyens) mais grâce à la participation bénévole d’agences d’architecture et de gestion de projets, mettre au point des propositions affûtées de réhabilitation, plusieurs plans d’aménagement et de reconversion. Le dossier, minutieusement ficelé, détaille sur près de 200 pages le descriptif de toutes les actions programmées, avec le montage juridique correspondant et la citation des moyens humains. Ces actions comprennent, outre la réfection des voiries des divers réseaux et la création d’un véritable village artisanal dont l’impact socio-économique serait capital pour le développement de la ville, l’embellissement des lieux emblématiques dans le centre ancien (lieux de mémoire, de partage et de convivialité).
Dans la mesure où les indicateurs de développement économique intègrent de manière cruciale, notamment dans les pays à dense substrat historique, les données de gestion des biens culturels dans le calcul du PIB, il est essentiel de favoriser les programmes de revalorisation patrimoniale sur les sites de rayonnement historique et culturel. Cela n’a malheureusement pas été le cas: sur les nombreuses villes candidates, Testour avait pourtant d’abord été retenue lors de la première phase de sélection. À ce stade initial, le dossier technique avait été validé, bénéficiant même d’une approbation à l'unanimité par les experts du Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères (qui ont qualifié ce dossier de « modèle », voire de « pilote »). Mais c’est la phase finale qui a porté le coup de grâce à ce projet ambitieux reposant essentiellement sur la valorisation du patrimoine et la durabilité, et répondant à cette vision stratégique de l’avenir telle qu’a voulu la concrétiser le Maire et le Conseil municipal, puisque nous venons en effet d’apprendre l’exclusion de Testour.
La question qui se pose alors est la suivante: POURQUOI, alors que l’AFD était enthousiasmée par les composantes du projet, pourquoi les structures ministérielles (Ministère de l’Equipement, notamment) ont-elles en dernier lieu décidé de favoriser deux localités d’un même gouvernorat (Bizerte) et de n’octroyer aucune opportunité de développement à la région du Nord-Ouest ? N'est-il pas assez que Testour ait eu, lors des dix dernières années, à vivre les affres d’une vague salafiste cherchant à laminer et à uniformiser la splendide diversité de ce haut-lieu de mémoire, l’un des rares avec Djerba à composer le paysage d’une exceptionnelle inclusivité patrimoniale : culturelle, religieuse, artisanale, architecturale, gastronomique, agricole, musicale? Les faibles focalisations sur la culture testourienne émanent d’ailleurs – si l’on excepte celles de la Mairie, très engagée – d’initiatives isolées, de l’Institut du patrimoine, mais aussi d’Associations et d’ONG qui ont perçu la modernité et la singularité si attachante du cachet propre à Testour. Mais l’État ? Ce désintérêt, et même cette incurie corroborent l’affligeante inexistence d’aides à l’investissement articulées au chaînage patrimonial de la cité morisque – patrimoine à prendre non pas tant ou seulement comme passé, que comme fondement sur lequel élaborer et construire – ateliers de maçonnerie et de tuilerie traditionnelle, École d’Arts et métiers, Conservatoire de musique, structures d’apprentissages dans le secteur agro-alimentaire, etc. Cette absence consternante de tout projet d’avenir, dans un lieu qui par ailleurs attire massivement les particuliers qui souhaitent investir dans les terres agricoles, de même que l’évincement de Testour de la possibilité de bénéficier de cet Appel d’offres illustrent dramatiquement le peu de place que l’on fait à la culture au sens large dans notre pays, tandis que dans des pays comme la France le secteur culturel pourvoit de manière conséquente à l’économie (plus de 100 milliards d’euros pour l’an dernier en France ; 5% du PIB en Belgique où il est 3ème employeur européen). Lorsqu’on sait ce que l’Espagne, pays dont personne n’ignore le substrat arabe, doit en matière économique à son industrie culturelle touristique (2ème destination touristique au monde avec 83,7 millions de visiteurs en 2019(1)), on peut imaginer ce qu’une ville comme Testour, dont personne n’ignore le substrat andalou, pourrait bénéficier d’une sérieuse valorisation de son identité historique morisque…
Le moment est venu de dénoncer cette éviction, inacceptable à au moins deux égards: d’abord parce qu’elle balaie d’un revers de main des propositions qui auraient contribué à la croissance d’une région qui peine à se relever de la crise sanitaire, ensuite et peut-être surtout parce que sur le plan symbolique, elle témoigne d’une sous-estimation des ressources locales de Testour, et qu’elle impacte négativement, en le déconsidérant, le potentiel de compétitivité de Testour en termes d’industrie culturelle. Or c’est cette industrie qui, envers et contre tout, est la plus « résistante » aux aléas et aux contingences, c’est elle qui affiche la meilleure pérennité lorsque les structures archaïques du tourisme traditionnel de masse chancellent. Enfin, et ce n’est pas de moindre importance, la valorisation des lieux de mémoire tout comme celle des postes d’artisanat et de savoir-faire gastronomique est un facteur de consolidation de la cohésion sociale, de renforcement de l’identité collective et de l’estime de soi. Nous savons tous qu’en ces temps difficiles, cette dernière composante est fondamentale pour notre jeunesse. C’est à en prendre soin, avec vigilance, que nous sommes engagés, chacun avec le métier qu’il a (le mien est d’enseigner), pour faire fructifier cette estime et cette connaissance fière de nos richesses. Et pour ne pas pleurer des larmes (de crocodile) sur les jeunes se jetant à corps perdu dans les eaux de la Méditerranée, cette même Méditerranée que certains leurs ancêtres traversèrent il y a 4 siècles pour fonder, au creux d’une vallée fertile, Testour.
Samia Kassab
(1) https://www.tradesolutions.bnpparibas.com/fr/explorer/espagne/apprehender-le-contexte-economique