Azza Filali: Comment résister au désenchantement national ?
Prenons uncitoyen, le plus candide possible, et offrons-lui, en guise de paysage, la situation du pays, en ce mois de mars 2022. Décrivons-là sans complaisance ni parti pris, de la manière la plus objective possible. Je gage qu’au bout d’un tel panorama une sensation de désenchantement n’envahisse notre citoyen.Quel que soit l’angle de vue, des interrogations risquent de surgir en lui, auxquelles il nous sera difficile de répondre.
Le premier questionnement du candide, sera, sans conteste, la situation économique du pays. Les prix s’emballent : l’essence a déjà grimpé de 65 millimes le litre, entraînant dans son escalade les prix du gaz, de l’électricité. Il y’a une pénurie des denrées alimentaires de base : la farine d’abord. Dans la plupart des localités, les boulangeries voient très vite s’épuiser leur réserve quotidienne de pain, les queues s’allongent pour arriver à obtenir cet aliment indispensable aux Tunisiens, sans compter que la baguette de pain a mystérieusement perdu en poids et en longueur… D’autres denrées alimentaires de base, désormais disponibles par intermittence, voient aussi leurs prix augmenter : huile, œufs…Par ailleurs, des médicaments essentiels sont en rupture de stock par alternance. Cnrps, Cnss, et Cnam, sont en grève depuis le 22 février. Il est utile de rappeler que ces caisses réunies couvrent, de leurs services, plus de 4 millions de citoyens. Ces caisses, déficitaires depuis près d’une décennie, arguent d’une situation devenue soudainement invivable pour leurs employés dont les rétributions ne dépassent pas 2,5 % des rentrées alors que la moyenne nationale se situe entre 4 et 5%. Sans compter les promotions du personnel qui n’ont pas été effectuées.Pourtant, lors d’une réunion ayant eu lieu le 27 janvier dernier, entre les PDG de ces caisses, leurs représentants syndicaux, et le ministère de tutelle, il a été convenu qu’au vu de la situation catastrophique des finances publiques, la mise à niveau du salaire des employés, tout comme leur avancée en grade auraient lieu en janvier 2023. Il avait alors été décidé de reporter la grève éventuelle aux 17 et 18 mars prochains. Le déclenchement de cette grève le 22 février et son caractère indéfini, ont amené l’autorité de tutelle à considérer cette grève comme illégale, ce qui pourrait conduire à soustraire les jours de grèvedu salaire des employés…
Autre grève ouverte, indéfinie: depuis le 27 janvier, les employés de l’institut national des statistiques, ont arrêté le travail, réclamant l’instauration d’un statut de leur institution, l’amélioration de leurs salaires et de leur couverture sociale, tout cela leur ayant été promis depuis 2017, par le ministère de l’économie. Le 7 février dernier, voici le directeur général de cet institut qui présente lui-mêmesa démission, pour incapacité à poursuivre son activité en toute intégrité et transparence. Il continue cependant d’assurer le travail, sans qu’on sache si sa démission a été acceptée ou non. Dès lors, depuis deux mois, l’état ne dispose d’aucune information concernant les taux de pauvreté, de croissance, d’inflation, de chômage, l’évolution des prix : autant de chiffres essentiels au fonctionnement des ministères, et attendus par les institutions financières internationales, banque mondiale et FMI, en tête. Sans oublier que l’institut des statistiques était sur le point de préparer un recensement national qui est de ce fait reporté…
La multiplication de grèves ouvertes de la part d’institutions vitales pour le pays, des grèves réclamant de pallier à des anomalies datant de plusieurs années, tout ceci ne peut qu’interpeller: pourquoi maintenant ? Pourquoi un caractère indéfini à ces grèves ? Quel est le facteur déclenchant de ces mouvements sociaux qui paralysent de grands secteurs ? Les «complotistes» peuvent y voir l’influence de parties «malveillantes», ayant intérêt à ce que le chaos gagne peu à peu la vie quotidienne des citoyens. Incriminer le mouvement «Ennahdha» et ses comparses ? On ne dispose d’aucune preuve attestant de cette responsabilité. Plus prosaïquement, le caractère sauvage de ces grèves, est le témoin du malaise profond qui habite les citoyens.
Tous ces manques «à vivre» nous ramènent inévitablement à la situation politique du pays. Là aussi, le désenchantement ne peut qu’assaillir notre candide citoyen: la stratégie établie par le président de la république, et le calendrier annoncé par lui risquent fort de ne pouvoir être respectés. La plateforme électronique nationale, visant à prendre l’avis des citoyens quant au mode de gouvernance, au système politique, aux orientations sociales et économiques, le tout réparti en 6 rubriques et totalisant 30 questions, cette plateforme n’a pour l’instant réuni que deux cent mille participants, pour 8 millions d’électeurs potentiels en Tunisie. Cela, sachant que deux millions de Tunisiens possèdent un compte Facebook, et que les instances gérant cette plateforme ont paré à l’ignorance éventuelle de certains, en mettant des conseillers à la disposition des citoyens incapables par eux-mêmes de remplir le formulaire. Comparativement à l’adhésion massive des Tunisiens vis-à-vis de la plateforme « Evax », grâce à laquelle plus de cinq millions de personnes ont été vaccinées contre le Covid, tout cela indique que la désertion de la plateforme électronique instaurée par le président n’est pas le fait d’une méconnaissance technique mais d’une indifférence à l’égard de la chose politique en général. Toutefois, si à la date du 20 mars prochain, le nombre d’adhérents reste de cet ordre, sauf « miracle électronique », comment avec moins de 500.000 réponses extrapoler les résultats de la plate-forme à la masse de la population Tunisienne ? De là, telle une chute de dominos, et si on veut rester rigoureux, les résultats censés fournir l’opinion de la majorité, puis le référendum du 25 juillet 2022, destiné à les suivre, sans atteindre les rendez-vous suivants, tout cela sera compromis car amputé de sa crédibilité.
Face à l’avancée chaotique et trop lente de la plate-forme, les avis se rejoignent pour conclure que ces premiers résultats étant numériquement non fiables, les rendez-vous fixés par le président ne seront pas respectés. A partir de là, partis politiques et société civile s’agitent. Mais, si les avis de ces commentateurs convergent le plus souvent, les commentateurs, eux, ne convergent pas. Malgré la gravité de la situation, et en dépit de quelques timides tentatives, de la part de certains partis, pour constituer un front uni, tout cela n’a, pour l’instant, rien donné. Chacun, du haut de son ego, émet un avis tranché, mais aucun ne daigne se défaire de cet ego pour se rallier à un camp dont il ne serait pas le chef. Ces partis, émiettés, restent dispersés et de peu d’effets en terme de poids politique et d’impact populaire. Le parti réunissant le plus d’adhérents, à savoir le PDL, s’obstine à vouloir faire cavalier seul, au nom de principes inviolables l’incitant à exclure tous ceux qui se sont engagés dans des alliances avec le mouvement Ennahdha, ou le groupe «des citoyens contre le soulèvement du 25 Juillet». En pratique, le PDL reste seul, comme exilé, tout cela à force de vouloir demeurer pur, et de ne faire aucun compromis. Mais les «races pures» ont une faible espérance de vie et rien ne remplace le métissage… Pour sa défense, au lendemain du 25 Juillet, le PDL avait offert au président de la République de se ranger à ses côtés, mais l’offre avait été accueillie par le silence. Les autres partis, minuscules en représentativité et en audience sociale, ne peuvent que faire des déclarations tonitruantes dans les médias, ou des effets de manche sur les plateaux télévisés, sans que le citoyen n’en soit affecté.
Autre trait saillant de notre situation politique: le silence de nos dirigeants qui laisse les médias désemparés, et le citoyen lambda bien loin des décisions qui concernent sa vie. La cheffe du gouvernement n’a fait aucune déclaration depuis sa nomination, en dehors de son discours d’investiture. C’est pourtant elle qui devrait, régulièrement, s’adresser à la population, expliquer les choix de son gouvernement, les difficultés auxquelles il se trouve confronté, désamorcer les crises sociales. Pour ce qui est du président, ses prises de parole sont brèves, et surgissent lorsqu’il reçoit une personnalité, ou qu’il préside le conseil des ministres. Il émet alors des avis le plus souvent tranchés et coléreux, dénonçant la corruption de certains, l’implication d’autres dans la déconvenue des projets de l’Etat. En somme des propos qui divisent au lieur de rassembler, qui stressent au lieu d’apaiser. Faut-il rappeler que, de par sa fonction, un président de la république doit s’astreindre à des propos qui rassemblent et apaisent la population ? Faut-il aussi rappeler que, dans tout exercice politique, la parole fait partie intégrante de l’action ? En terme d’action, il est très étrange qu’après un 25 juillet où la plupart des citoyens ont vu la fin annoncée du mouvement Ennahdha, aucune des têtes de ce mouvement n’a été ennuyée et que la plupart des islamistes, leur chef compris, coulent des jours tranquilles alors que les dossiers susceptibles de les mener devant les tribunaux, voire plus, s’accumulent…
Quant au panorama social, il est également lourd de mal-être et de problèmes non réglés. Sans nous appesantir sur la violence verbale ou physique des citoyens entre eux, nous ne pouvons que constater l’effarante augmentation de la mendicité : chaque feu rouge, chaque croisement, sont envahis de personnes, le plus souvent des enfants, qui agitent des paquets de mouchoirs en papier demandant une pièce. Ces enfants déscolarisés, certains sans domicile fixe, sont, pour la plupart, enrôlés dans de véritables gangs qui les placent pour la journée et les ramassent le soir. Lorsqu’on sait que près d’un million d’enfants et d’adolescents sont actuellement déscolarisés, la vision de ces enfants, faisant l’aumône, fend le cœur, mais constitue aussi un poignant révélateur du marasme traversé par le pays.
Enumérer manques, carences, anomalies ne mène pas loin. Comment aider notre citoyen candide et sans parti pris, àrésister à tout ce désenchantement ? Sans doute en lui rappelant le temps, celui qui coule malgré les hommes, souvent contre eux, ce temps qui nous rattrape tous. Sans doute, faudrait-il aussi mettre entre les mains du candide un manuel d’histoire. Il verrait alors que le pays est déjà passé par des crises pareilles, voire plus graves, et qu’il s’en est toujours sorti. Pareil à ces roseaux qui plient mais ne se rompent pas, courbant l’échine jusqu’à ce que la tempête passe !
Azza Filali
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