Azza Filali: Et si nous parlions des femmes tunisiennes ?
La dernière pièce de Leila Toubel «Yacouta» mérite le détour. Superbe! Je voudrais, avant tout, saluer la performance d’une grande artiste qui a tenu la scène en haleine, pendant plus d’une heure et demi avec une fougue et une énergie exemplaires, attestant de son grand professionnalisme et indiquant aussi à quel point le thème lui tenait à cœur, celui des femmes Tunisiennes, ses petites sœurs dans la joie et la détresse. Le jeu de Leila Toubel était servi par un texte qui semblait couler de source et bien des spectateurs, dont moi-même étions emportés par la justesse et la force des mots. Donc chapeau bas, madame Toubel, vous êtes notre fierté!
Le thème des femmes Tunisiennes n’est pas la priorité de nos médias, sauf lorsqu’un fait divers ‘juteux’ survient: jeune fille violée par un agent de l’ordre, femme battue à mort par son conjoint, jeunes lycéennes harcelées par un professeur ou un directeur d’établissement, et autres atrocités quotidiennes. L’incident fait mousser l’actualité pendant quelques jours, puis un communiqué surgit dans les médias, émanant de madame la ministre de la femme, et clamant une indignation de papier. Le dit-communiqué rappelle aussi que ces incidents regrettables surviennent partout dans le monde, comme si c’était un justificatif !
A vrai dire, on ne relève pas assez à quel point la politique, ses remous, ses micro-évènements, occupent le devant de notre scène médiatique. Il est certain que les choix politiques (si choix il y’a…) impactent directement la qualité de vie des citoyens: sécurité, pouvoir d’achat, niveau de l’enseignement, qualité des soins…
Il est pourtant d’autres aspects du réel qui mériteraient aussi d’être pointés du doigt par les médias afin de ne pas tomber dans l’indifférence et l’oubli. C’est que l’oubli possède un effet pervers: comment mieux régler un problème ou une situation sinon en l’effaçant de la mémoire individuelle et collective? Il est certain que la situation de la femme n’est pas de celle qui font la une des sondages : ces messieurs de ‘ Nemrhod consulting’ ou de ‘Sigma conseil’ ne pêchent pas dans ces eaux-là : les femmes ne sont pas une cible juteuse et les gros poissons, ceux qui rapportent des dividendes, sont ailleurs: la côte de popularité du président, celle de son ennemie jurée (une femme) Mme Abir Moussi, les avis quant à la dissolution de telle ou telle instance constitutionnelle… Pourquoi diable s’occuper de la femme, et puis quelle question d’actualité pourrait-on poser à son sujet ? C’est que ces structures de sondage vivent et meurent au présent. Pour elles, seul compte le présent immédiat, l’actualité du jour. Il n’est pas d’autre temps qui intéresse les faiseurs de sondage et qui leur rapporte de l’argent ! Il faut bien vivre, n’est-ce pas ?
Pourtant, le présent est fait de strates empilées les unes sur les autres; la strate du haut est celle que le vent emporte le plus vite… D’autres strates passent plus lentement mais n’en sont pas moins importantes à suivre dans leur évolution.
Le mérite de la pièce de Leila Toubel est d’avoir mis la question des femmes Tunisiennes au-devant de la scène. C’est qu’il faut pour cette question employer le pluriel : il n’y’a pas une mais des femmes Tunisiennes, aux réalités en apparence différentes : il y’a celles qui s’échinent aux champs, alors que le mari, chômeur, sirote pendant des heures un express au café du coin. Celles qui sont régulièrement battues par un frère ou un mari et ne vont pas se plaindre. Celles, non consentantes, et qu’un mari viole en toute légalité… Celles qui se réveillent avant tout le monde, pour préparer les repas, repasser la chemise de Monsieur l’époux, puis courent pointer à un travail ingrat. Et puis celles qui se voilent de noir des pieds à la tête «par conviction, bien entendu» et, au passage, pour ne pas réveiller le démon de la chair qui sommeille en chaque mâle… Celles qui souffrent encore d’une inégalité devant l’héritage parental, inégalité entre frères et sœurs, sanctifiée par le Coran, donc intouchable, de l’aveu même de notre président qui a bien d’autres chats à fouetter que l’égalité devant l’héritage…
Dans sa pièce, Leila Toubel pose le doigt là «où ça fait mal»! L’image qu’elle donne des femmes Tunisiennes est loin d’être rose. D’ailleurs, pourquoi le serait-elle ? Qui d’entre nous peut chiffrer le taux de femmes battues par leur conjoint, de celles qui à la fin du mois, donnent leur salaire en intégralité à leur seigneur et maître ? Qui peut dire combien de femmes admettent l’activité ménagère et domestique comme leur revenant en totalité et sans discussion ? Sans imaginer que cela puisse être partagé avec un homme pour lequel la maison est l’endroit où se reposer, manger et dormir. Certes, il y’a des exceptions : de jeunes couples où l’homme se vante, haut et fort de partager avec sa tendre moitié, les tâches à la maison. Mais, c’est encore l’exception qui confirme la règle du plus grand nombre : le domicile est l’endroit où l’homme mange et dort ; pour tout le reste, il a le café, lieu de discussions, de contacts, de vie sociale. Une vie entre hommes où les femmes n’ont pas leur place. Idem pour les mosquées, où les femmes, certes admises, sont toutefois parquées dans un enclos réservé, à distance de ces messieurs qui leur tournent le dos. Indépendamment des chiffres et pourcentages, la stricte masculinité des cafés, la séparation des genres à la mosquée, est le meilleur indice du patriarcat qui régente encore notre société. Même en s’adressant à Dieu, chacun est à sa place : les hommes devant, les femmes derrière. Plus prosaïquement, on a vu resurgir, ces dernières années, des files d’attentes séparées devant la poste, les banques, les bureaux d’état-civil : la file des hommes et celles des femelles. Lorsqu’une femme fait une remarque et se range dans la file masculine, elle reçoit des regards glauques, chargés de morgue, mais nous n’en sommes pas encore aux remises à l’ordre verbales, du genre: «retourne à ta place»! Espérons que nous ne parviendrons pas à cela !
Ainsi, Leila Toubel a bien raison: la réalité crue des femmes est loin d’être rose. Dès lors, une question s’impose: en quoi réside le changement apporté par les textes ? Comment le Code du statut personnel s’exprime-t-il à travers actes et comportements sociaux ? Certes, des avancées existent: la polygamie a disparu ; le divorce, désormais procédure légale et non plus renvoi émanant de l’homme, ce divorce peut être demandé par la femme ; elle n’a pas non plus besoin de l’autorisation de l’époux pour avorter, ou plus banalement obtenir un passeport, voyager, emmener ses enfants en bas-âge. Quant à la loi interdisant la violence exercée à l’égard des femmes, cette loi est encore trop neuve, presque pas médiatisée pour impacter les comportements masculins. Malgré cela, les textes, et certaines de leurs avancées pratiques ont placé la femme Tunisienne à l’avant-garde par rapport à ses consœurs d’Afrique ou d’ailleurs. Nous avons des femmes juges, professeures d’université, cheffes de service. Parmi elles, un grand nombre continue à rentrer mettre la dernière main au dîner tandis que l’époux, vautré sur le canapé, regarde les informations…
Ainsi, si l’on revient aux strates superposées qui composent le réel, bien des comportements demeurent inchangés. Elles ont pour dénominateur commun ce malheureux patriarcat, sous-tendu par tous les monothéismes qui posent la suprématie masculine comme un fait incontournable. Les mythes ont la peau dure : dans l’inconscient collectif chrétien, Eve, notre ancêtre à toutes, provient d’une côte d’Adam, celle dont il ne devait pas avoir vraiment besoin ; en anatomie on appelle cela les côtes flottantes. Quant à l’Islam et à titre d’exemple banal, prélevé dans le réel : y a-t-il une femme, une seule, occupant le poste d’Imam en Tunisie ? Une femme qui, du haut d’une chaire, prononcerait le discours à la prière du vendredi ? La réponse est non. Il est des fonctions qui sont et doivent demeurer l’apanage du sexe masculin ! Plus prosaïquement, il nous a fallu attendre l’année 2021 pour voir une femme occuper le poste de chef du gouvernement Tunisien. Malheureusement, cette dame, s’est comportée en élève docile, effacée à souhait, juste bonne à être « la voix de son maître », ce qui a encore dénigré, abaissé, l’image de la femme dans la psychologie collective des Tunisiens.
Pour revenir à Leila Toubel, et sa « Yacouta », elle a eu le mérite de remuer la réalité qui blesse, cette fange qui persiste derrière la façade immaculée et si présentable des textes. Les textes aident à vivre, mais ne peuvent rien contre des archétypes ancestraux, reposant sur les deux piliers essentiels des consciences individuelles : la religion et le pouvoir. Lorsqu’on suit ces deux chemins on comprend en grande partie les agissements humains. Ceux des femmes sont encore loin d’épouser la modernité des textes qui les concernent. Pour l’instant, ces femmes continuent d’épouser des hommes pétris de convention et de conformisme. Pour nous avoir tendu un miroir sans complaisance ni faux-semblants de notre identité féminine, nous nous devions de lui rendre hommage à Leila Toubel et sa dernière production théâtrale.
Azza Filali