Ammar Mahjoubi: Justice, clémence et équité
Je relisais dernièrement, dans «Le pain et le cirque», les pages de Veyne sur «Les bienfaits du prince». Pour mieux distinguer les attitudes plurielles dans l’activité et les décisions souveraines du monarque, il fait un détour par le traité de Sénèque «Sur la clémence», qui le mène jusqu’à Platon, dans «Le Politique» et jusqu’au proverbe latin qui décrète: «Summum jus, summa injuria», affirmant que le comble de la légalité est le comble de l’injustice. Cet aphorisme, soutenu par le proverbe, peut avoir deux sens totalement différents : ou bien cette légalité est conforme à la stricte justice, mais non à une justice supérieure, éminente, celle de la clémence, de la «rahma» et de la charité. Ou bien cette légalité n’est pas en conformité avec la justice. La première acception donne au proverbe une signification évangélique ou confucianiste, qui s’oppose à la rationalité du droit. Elle recommande qu’il ne faut pas réclamer l’intégralité de son droit, même s’il est juste et légitime ; mieux vaut en sacrifier une partie et la laisser à son prochain.
S’en tenir à l’application stricte de la loi, c’est faire preuve de dureté, c’est manifester une rigidité qui s’écarte de la générosité de céder, de concéder. Le juge confucianiste décidera qu’un riche usurier ne pourra pas réclamer les arriérés que lui doivent les pauvres débiteurs, car il n’a nul besoin de cet argent, alors qu’ils sont démunis, qu’ils sont dans le besoin et ne peuvent survivre qu’avec leurs maigres deniers. Par contre, les juges de notre époque, qui sont des professionnels, ne peuvent se départir de la rationalité juridique. «Le facteur le plus puissant», assure Veyne, «c’est probablement le rationalisme lui-même, le goût ludique de ne pas faire les choses n’importe comment, surtout s’il s’incarne dans l’esprit de corps d’une caste de professionnels en droit.» Par contre, le juge confucianiste n’avait pas ce zèle des juges modernes, ancrés dans la rationalité de la profession ; son idéal était ce qu’on appelle une justice de Salomon, une justice qui accordait des délais à l’emprunteur dans le dénuement, si le créancier n’avait guère besoin, à la date impartie, de ce dédommagement.
Ce premier sens de l’adage conteste donc la domination absolue du droit et, à plus forte raison, exprime un refus catégorique du pédantisme juridique. Car tout droit est historique et la richesse de l’Histoire ne peut être assujettie au rationalisme des juristes. Les valeurs inscrites dans le droit sont temporelles, ne sont pas dans leur totalité universelles et l’Histoire, dans sa durée, en contient beaucoup plus que n’en recèle la logique juridique d’un moment. Bien qu’irresponsable et populaire, la clémence de la «rahma» de la charité s’explique donc, en opposant un refus charitable au rationalisme du droit. Mais refuser charitablement le rationalisme juridique, c’est aussi empêcher des conduites prévisibles, des intérêts économiques. En s’opposant à la rationalité moderne du droit, le confucianisme va à l’encontre de la prévisibilité des décisions juridiques, qui seules autorisent les contrats et rendent l’avenir un tant soit peu prévisible. Le juge confucianiste ralentit le développement économique, la croissance capitaliste et peut même l’arrêter.
Un autre proverbe latin contredit d’ailleurs ce premier sens de l’aphorisme. Rationaliste, cette fois, il proclame que nul ne sera réputé léser son prochain, s’il ne fait qu’exiger son bon droit. «Qui de suo jure utitur, neminem laedit.» Les Athéniens, qui haïssaient la tyrannie, n’étaient pas pour autant évangéliques. A l’arbitraire tyrannique, ils opposaient le régime du droit, la suprématie de la Loi. Impersonnelle, elle ignore l’exception et le citoyen athénien, esclave de la Loi, ne l’est de personne. La liberté est ainsi la norme, tant que les gouvernants et les gouvernés respectent la règle du jeu. Un tyran peut cependant exiger de la Loi plus qu’elle ne prescrit et peut aussi la détourner à son profit personnel, alors qu’un monarque imbu du premier proverbe ne manquera pas de faire preuve de clémence ; il pourra adoucir l’application de la loi, fléchir sa rigueur; même si d’autres pourraient le taxer de démagogie ou, aussi, de faiblesse.
Reste la deuxième signification de l’adage, qu’il faut aussi discuter, s’il s’agit d’une légalité qui n’est pas en conformité avec la justice. Un texte de Platon (Politique, 293E-298E), commenté par Hegel (Sur les méthodes scientifiques dans le droit naturel, Gallimard, 1972, p. 121) et cité par Veyne explique que la Loi ne peut jamais correspondre à la justice, non pas pour une cause temporelle, pour des raisons d’époques historiques différentes, mais pour un motif constant, sempiternel, qui affirme que jamais une idée n’épuisera la diversité du réel, ne pourra prévoir l’ensemble des cas particuliers. Platon explique aux Athéniens que la Loi, elle-même, implique l’équité ; et celle-ci n’est pas un principe supérieur à la justice, l’équité est la justice même. Lorsque les cas particuliers, les situations individuelles mettent la justice en défaut, c’est l’équité qui apportera la réponse. Mais dans sa lettre, la loi ne peut prévoir tous les cas singuliers, et malgré le rationalisme juridique, on ne peut s’en remettre à la règle du jeu qui est mise en échec par la matérialité infinie des situations. Il ne peut pas exister de loi parfaite.
Puisque la lettre de la loi ne pouvait prévoir tous les cas, la législation avait prévu un correctif, celui de la jurisprudence. Papinien écrivait : «Les juges doivent se faire un devoir de ne pas omettre ce que la loi a omis de dire.» (Digeste, 22, 5, 13). On sait que dans le domaine administratif, par exemple, une grève du zèle, avec l’application stricte du règlement, aboutit à des absurdités et risque d’arrêter le fonctionnement de l’administration. Indispensable est donc le correctif, l’assouplissement du règlement, l’acceptation d’un dossier incomplet, ou aussi le recours au droit royal, régalien, celui de faire grâce au condamné, de se montrer clément, «rahim» ; mais c’est une clémence qui ne fait que rétablir la loi sans l’effacer, qui est la justice vraie, l’équité et qui n’a rien d’évangélique. Selon L’éthique à Nicomaque, «l’équitable, tout en étant juste, n’est pas justice selon la loi car la loi est toujours quelque chose de général et il y a des cas d’espèce» (L’éthique à Nicomaque, 5, 14, trad. Tricot). La vraie justice sera celle du juge qui tranchera de façon équitable et non selon la lettre de la loi. L’article premier du Code civil suisse, rappelle Veyne, prescrit au juge, dans les cas non prévus par la loi et la coutume, de juger selon la règle qu’il adopterait en tant que législateur.
Alors que la charité de la «rahma» brise les barrières érigées par la loi, l’équité reste dans son horizon de pensée. Malgré quelques apparences évangéliques, elle correspond à la clémence de l’empereur selon Sénèque. Celui-ci avait adressé à Néron un traité, sous le titre de «La clémence», qui était une invitation à l’équité. Les commentateurs y ont relevé, à tort dit Veyne, une contradiction entre deux définitions successives de la clémence : instaurer l’équité en adoucissant la justice, d’une part, et, de l’autre, rétablir l’équité. En apparence, Sénèque adopte la conception populaire de la clémence, qui est la même qu’une conception évangélique ou confucianiste : «Elle consiste à faire remise d’une peine méritée et due, à s’en tenir en deçà de ce qu’on pourrait à juste titre infliger.» Mais ce juste titre, est-il l’équité ou la lettre de la loi ? Le philosophe ne le précise pas sur-le-champ, tout en sachant qu’il n’est guère acceptable de faire remise d’un châtiment équitable ; il sait aussi que le sens commun confond les deux conceptions qui, en apparence, sont très proches. A l’usage du jeune prince, il évite de dévoiler pédantesquement cette confusion, et il considère même souhaitable de le laisser prendre la clémence platonicienne pour l’autre, car elle présente plus d’attraits ; et mieux vaut gracier un criminel, en croyant faire preuve de bonté, que châtier un innocent, en se croyant équitable. Flatté de se croire bon, Néron passera aux actes et Sénèque aura réussi à convaincre son disciple.
Cette clémence équitable, dans les droits des Etats modernes, est prévue par la loi, qui considère l’existence des circonstances atténuantes et, en individualisant la peine, décide des sursis. Mesures que le droit romain ignorait ou connaissait fort peu, si bien que la décision individuelle du souverain devait suppléer aux lacunes de la loi. Tout en adoptant des procédures différentes selon les sociétés, ce pouvoir judiciaire des souverains s’était exercé, à travers l’histoire, de quatre manières constamment rénovées : le tribunal du monarque juge lui-même les affaires graves ou particulièrement importantes. Il juge aussi les affaires présentées directement par les parties qui ne veulent pas s’adresser aux tribunaux ordinaires. Il juge également les procès qui lui parviennent par voie d’appel et il exerce enfin un droit de grâce diversement appliqué.
Au Bas-Empire, l’effacement de l’aristocratie sénatoriale et l’ascension d’une noblesse nouvelle, issue des services impériaux, avaient laissé l’empereur en tête-à-tête avec le peuple. Non seulement il devait répondre à ses désirs, mais il était tenu aussi d’observer l’éthique chrétienne, qui avait influencé le droit et rejoint, contre la morale aristocratique, la vieille et traditionnelle morale populaire. Conformément à l’idée populaire et chrétienne de la justice, l’examen des cas d’espèce et l’adoucissement de la loi se généralisa, au détriment de la rationalité rigoureuse du droit. Avec, de surcroît, la survenue d’une autre idée populaire, pas du tout chrétienne celle-là, qui considérait le talion comme la règle d’or en matière de justice. En matière sexuelle, en particulier, Constantin réprima atrocement les délits, mêlant talion et éthique chrétienne ; car les deux morales, populaire et chrétienne, ne badinaient pas avec l’adultère et les filles-mères, les avortements et l’homosexualité.
Ammar Mahjoubi