Tahar Bekri: Edouard Glissant, comme un chant profond
En 2008, je devais coordonner avec l’écrivain togolais, Kagni Alem, un numéro spécial de la revue Cultures Sud(1), consacré au «Dialogue Maghreb-Afrique noire». J’ai eu la chance de retrouver un article d’Edouard Glissant, publié en janvier 1959 dans la revue Les Lettres nouvelles(2), à laquelle il collaborait, intitulé «Le chant profond de Kateb Yacine». L’Algérie était en pleine guerre de libération et Edouard Glissant y reprenait un texte qu’il a lu comme présentation de la pièce de théâtre de Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé(3). Le texte a été lu au théâtre Molière à Bruxelles, le 25 novembre 1958, car la pièce de Kateb, qui était publiée d’abord, en 1954-1955 dans la revue Esprit, fut interdite en France et le metteur en scène, Jean-Marie Serreau, devait la monter par la suite, en Belgique.
Je savais le lien d’Edouard Glissant avec les milieux intellectuels algériens quand il a fondé en 1959 avec Paul Niger le Front antillo-guyanais et pour lequel il fut expulsé et assigné en résidence en France. Cependant, cette préface-présentation illustre, au-delà de l’amitié et des préoccupations politiques qui ont lié Glissant à Kateb Yacine (dont il enseignera plus tard le roman, Nedjma dans l’université américaine), sa conception-même du rôle de la littérature, dans son engagement, dans sa quête universelle, comme dans ses formes littéraires entremêlées, où l’écriture est chant, qu’elle soit poésie, roman, théâtre, théorie littéraire ou anthropologie.
J’ai tenu donc à ce que ce texte, écrit il y a plus d’un demi-siècle, retrouve sa place dans notre actualité littéraire, notamment, celle du Sud, où on a tendance, malgré la volonté comparatiste dans les approches littéraires, à séparer un peu trop vite nos littératures. Ainsi, pourrais-je ajouter ici l’œuvre du Congolais, Tchicaya U Tam’Si et sa relation avec celles de Glissant et de Kateb. Ce sont des écrivains de la même génération : Glissant, (1928-2011), Kateb, (1929-1989) et Tchicaya (1931-1988). J’ai eu l’occasion, par le passé, de comparer l’œuvre de Kateb et celle d’U Tam ‘Si, dans «Deux figures des lettres africaines : Kateb Yacine et Tchicaya U Tam’Si»
Revenons au texte de la présentation, Edouard Glissant y écrit:
«Il y a des œuvres qui vont proprement au fond de notre époque, qui s’en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond... Ces œuvres, que je dis être du Chant profond, ne courent donc pas à la surface des choses ou du monde, pour en donner des aperçus réalistes ou des visions de rêve. Non. Elles veulent pénétrer la réalité de la manière la plus souterraine et ne la communiquer qu’en des endroits de pointe, en ces nœuds sensibles de la réalité que seuls les poètes ont le pouvoir de déceler et de cerner(4).»
Je pourrais reprendre ici, mot pour mot, presque, ces propos au sujet de l’œuvre d’Edouard Glissant elle-même, traversée amplement, dans tous ses genres, par le souffle poétique et qui me paraît parfois, abordée un peu trop rapidement comme une théorie littéraire, aux dépends de ce qui constitue l’essence même de sa vision du monde: la poésie. Cela est valable également pour Kateb, auteur de Soliloques(5), recueil écrit à 16 ans et que je considère plus qu’important pour saisir l’ensemble de son œuvre et son élaboration. Il en est de même, pour Tchicaya U Tam’Si, avec son Mauvais sang(6) qu’il publie en 1955, comme en écho à Rimbaud(7).
Edouard Glissant est-il bien loin de Rimbaud quand il chante « Pays rêvé, pays réel » ? Nommer les « racines inéluctables » des Antilles, la douleur de l’Histoire de l’esclavage dans son poème «Gorée»:
Halez, frères, halez la plus haute tempête
Jamais nous ne viendrons à la lucarne éblouie
Nos corps ne lustreront jamais le sable noir
Quand même nous rêvons deçà la barre d’écumes(8)
Certes, les racines antillaises sont là, de mornes en rivières, de vallées en forêts, de pipiris en flambants, de bécunes en chardons, de laves en volcans, de roches en sables, de feux en tambours, de lumières en obscurités, mais jamais cela n’enferme jamais le poète dans un chant qui se limite à nommer seulement les Antilles ou les Caraïbes. Nommer son pays, le rêver, ne l’empêche pas de mêler ses eaux aux fleuves fraternels, à travers le monde. D’Assouan en Egypte jusqu’à Québec, en passant par Oran ou Rabat, de Bâton Rouge, à Ibadan, de Skoplje à la Habana, Edouard Glissant écrit la mobilité du monde où :
La rivière la mer en même temps nées
D’un seul volcan la rivière la mer
Nous donnent vie ôtent mémoire(9)
La tragédie humaine naît de ce volcan qui donne vie et ôte la mémoire. C’est là notre destinée. L’acte poétique ne peut se limiter à une réappropriation de la mémoire comme si elle était immobile. La mémoire n’est pas dans la fixité impossible mais dans l’organisation de l’unité dans le chaos:
Nous crions l’Un qui chavire en tant
Nous allume d’un charivari(10)
L’unicité mystique presque, se trouve dans ces Grands Chaos. Dans l’opulence de Saint Germain-des-près et du Marché de la Rue de Buci, où se trouvent les clochards terrestres, « les nomades en banquise », les nouveaux marrons:
Les Grands Chaos sont sur la Place ! Ainsi les Cafres
Les Bectres les Pelées les Cinabres les Maronis
Astrides et Saramacs, Bonis, Gens de Gros-Morne
Austrasiens fous, les sept hivernants d’Eget, les Marrons
De vieux nuages d’Australie(11)
Et la place Fürstenberg à Paris, de devenir à l’image de notre monde repu et créateur de « hantise de légumes et de mangeaille ». Le poème de Glissant est d’abord attention à l’Autre. Partir de soi et être frère de la douleur des humains dans une pérégrination salutaire. Le lieu du poème est un pays d’attache, certes, mais il est surtout ouvert, comme peut l’être toute île ! Le poème est d’argile, pétrie des blessures humaines, de leurs souffrances historiques, dans un pays mêlé. Des cendres noires peuvent naître les flamboyants. Parce que si la poésie est réalité, elle est rêve aussi. Sans les quatre vents, nos racines pourriraient sous terre, nos paysages, seraient des peaux de chagrin, nos chants de vulgaires cris. L’Histoire est construction poétique de la Maison-Humanité. Le moindre cours d’eau enrichit les rivières, le plus petit vent est nécessaire au pollen. Et écrit-il:
«Qui aime est herbe folle en son vagabondage»(12)
La poésie de Glissant est, pour reprendre son étude sur Saint John Perse, «une errance enracinée»(13). Dans son errance, «Il nouait terre de Mali à l’Ande écartelée»(14).
Et c’est pourquoi, la relation à l’Afrique n’a pas été trahie ni la critique de Césaire, injuste. Comme on a pu l’écrire ici ou là. Mais il s’agit de racines mobiles, en mutation permanente. Il s’agit d’être lucide sur le mouvement de l’Histoire, de définir une nouvelle identité récupérant l’histoire la plus reculée des Antilles et des Caraïbes, afin de construire une mosaïque humaine des plus généreuses, loin du pays fermé. Aussi, me semble-t-il, Glissant est dans le sillage de Césaire auquel il se réfère dans le texte sur Kateb que je citais au début de mes propos:
«Je suis frappé des rencontres entre Kateb Yacine et Aimé Césaire. Dans le Cadavre encerclé et dans la tragédie de Césaire, Et les chiens se taisaient, nous retrouvons des moments en quelques sortes élus, des manières de lieux communs entre écrivains acharnés au même ouvrage…N’est-ce pas une preuve de l’universalité de la Tragédie, de sa vérité, que cet accord de deux poètes, à première vue si éloignés, et qui conduisent leurs œuvres par des moyens tellement différent?»(15).
Le Tout-monde n’est pas une addition de mondes, sans âme ni corps, mais un enracinement dans la condition humaine, dans ce qu’elle a de plus tragique, son chaos et son errance, comme au début de la Genèse, mais c’est des tremblements de la nature et de la condition pathétique et épique humaine que naissent les fleurs sur les îles.
Notes
1. Cultures sud n°169, avril-juin, 2008.
2. Lettres Nouvelles n°67, 1959.
3. Le Cercle de représailles, Seuil, 1959.
4. Cultures sud, n°169, p.9
5. Soliloques, poèmes, Ancienne imprimerie Thomas, Bône, 1946.
6. Mauvais sang, poésie, P.-J. Oswald, 1955. Rééd. avec Feu de brousse, L’Harmattan.
7. « Mauvais sang », in Une Saison en enfer, 1873.
8. « Fastes », p. 84, Pays rêvé, pays réel, Poésie/Gallimard, 2011.
9. Op. cit. , p. 48
10. Op. cit. , p. 49
11. Op. cit. p. 140
12. Op. cit, p. 156
13. Edouard Glissant, « Saint-John Perse, l’errance enracinée », Pierre Pinalle (Ed.) Pour St John Perse, Paris, l’Harmattan, 1988, pp. 13-19
14. «L’eau du volcan», in Pays rêvé, pays réel, p. 182
15. Cultures sud, p. 11