La justice sous haute surveillance: Regards sur le décret-loi 2022 – 11 du 12 février 2022 portant création du Conseil supérieur provisoire de la Magistrature
Par Hatem Kotrane. Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
1. En portant création d’un Conseil supérieur provisoire de la magistrature remplaçant le Conseil supérieur de la magistrature prévu par la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, le décret-loi 2022 – 11 du 12 février 2022 (Ci-après «le décret-loi n° 11») vient consacrer un état de fait amorcé par le décret- loi n° 2022-4 du 19 janvier 2022 qui avait abrogé les dispositions de l'article 4 et celles du deuxième tiret du premier paragraphe de l’article 42 de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, relative au Conseil supérieur de la magistrature et mis fin aux indemnités et avantages alloués aux membres du Conseil supérieur de la magistrature en vertu de l’arrêté réglementaire n° 2018-1 du 30 mars 2018.
2. Tout en prétendant s’appuyer, dans ses textes de référence, sur la Constitution, ledit le décret-loi n° 11 vient en réalité violer ouvertement les dispositions du Chapitre V de la Constitution et son article 102 proclamant l’indépendance du pouvoir judiciaire et instaurer une nouvelle conception de la justice placée sous haute surveillance du Président de la République (I).
Du même coup, la Tunisie se met-elle au dernier rang des pays, y compris les pays du Maghreb, en matière de sauvegarde de l’indépendance de la justice (II).
(I) Une nouvelle conception de la justice placée sous haute surveillance du Président de la République
3. L’annonce est faite dès l’article 1er du décret-loi n° 11 qui rappelle que le Conseil supérieur provisoire de la magistrature ainsi crée est «…doté d’une autonomie fonctionnelle, administrative et financière…». Il n’est plus ainsi question, ainsi que proclamé par l’article 102 de la Constitution, de la magistrature reconnue comme étant «…un pouvoir judiciaire indépendant, qui garantit l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés…». Tout cela est rayé, le Conseil supérieur provisoire de la magistrature n’est plus chargé que «… de superviser les affaires de la justice judiciaire, administrative et financière».
Les avocats et autres membres non-magistrats choisis parmi des spécialistes indépendants exclus du Conseil supérieur provisoire de la magistrature!
4. S’il reprend la même la même architecture de l’ancien conseil, avec trois conseils spécialisés (justice judiciaire, justice administrative et justice financière), le Conseil supérieur provisoire de la magistrature ne compte dans sa composition que de hauts magistrats es-qualité ainsi que trois magistrats retraités qui seront nommés par le Président de la République, parmi les candidatures qui lui seront soumises par la présidence du gouvernement.
Ainsi donc, la profession d’avocat, notamment, n’est plus reconnue comme participant à l’instauration de la justice et à la défense des droits et libertés (Article 105 de la Constitution). Elle est rejetée purement et simplement de la composition du Conseil supérieur provisoire de la magistrature avec toutes ses composantes judiciaire, administrative et financière, comme le sont l’enseignant chercheur spécialiste en droit privé non avocat et ayant le titre de professeur universitaire ou maître de conférences et l’huissier de justice (dans le Conseil provisoire de la justice judiciaire), l’enseignant chercheur, spécialiste en droit public, non avocat et ayant le titre de professeur universitaire ou maître de conférences (dans le Conseil provisoire de la justice judiciaire), les experts comptables et l’enseignant chercheur ayant le titre de professeur ou maître de conférences de l'enseignement supérieur, non avocat, spécialiste en finances publiques et fiscalité (dans le Conseil provisoire de la justice financière).
Le Président de la République, autorité suprême de nomination au Conseil supérieur provisoire de la magistrature!
5. Outre les pouvoirs qu’il s’est arrogé en matière de nomination directe par décret présidentiel de trois juges judiciaires à la retraite (Article 3 du décret-loi n° 11), de trois juges administratifs à la retraite (Article 4 du décret-loi n° 11) et de trois Juges à la retraite de la magistrature financière (Article 5 du décret-loi n° 11), tous reconnus pour leur compétence, leur intégrité et leur indépendance et n’exercent aucun autre emploi ou profession, le Président de la République a aussi, en vertu de l’article 19 du décret-loi n° 11, compétence pour agréer le mouvement judiciaire qui lui est proposé pour chaque corps de magistrats dans un délai de vingt et un jours, étant précisé qu’il peut s’opposer à la nomination, à la promotion ou à la mutation de chaque juge sur la base d’un rapport motivé du Chef du Gouvernement ou du Ministre de la justice.
6. Le même article 19 lui confère le pouvoir de nomination par décret présidentiel à chacune des hautes fonctions de chacun des trois corps de justice judiciaire, administrative et financière et ce, sur une liste de six candidats proposés pour chaque haut poste sans que cette liste soit inférieure à trois candidats pour chacun desdits postes. Le Président de la République est même en droit de s’opposer à une ou plusieurs nominations sur la base d’un rapport motivé du Chef du Gouvernement ou du Ministre de la justice. Dans ce cas, le Président de la République demande au Président du conseil spécialisé concerné une nouvelle proposition de nomination, qui à son tour le renvoie au Conseil concerné pour remplacer le ou les candidats faisant l’objet d’objections et le Conseil doit le faire dans un délai maximum de 10 jours. Plus ! Le Président de la République est habilité à nommer lui-même les hauts magistrats qui répondent aux exigences en cas d’abstention ou de silence du ou des conseils concernés.
7. Les pouvoirs ainsi conférés au Président de la République en matière de nomination aux hautes fonctions de la justice sont-elle en contradiction flagrante des dispositions de l’article 106 de la Constitution aux termes duquel «Les magistrats sont nommés par décret présidentiel sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.
Les hauts magistrats sont nommés par décret présidentiel en concertation avec le Chef du Gouvernement et sur proposition exclusive du Conseil supérieur de la magistrature. La loi détermine les hauts emplois de la magistrature».
Le Président de la République, autorité suprême de révocation des juges
8. Autorité suprême de nomination des magistrats aux divers conseils spécialisés (justice judiciaire, justice administrative et justice financière), le Président de la République a le droit, en vertu de l’article 20 du décret-loi n° 11 précité, de demander la révocation de tout juge qui viole ses obligations professionnelles sur la base d’un rapport motivé du Chef du Gouvernement ou du Ministre de la justice. Dans ce cas, le Conseil provisoire de la magistrature rend immédiatement une décision de suspension du juge concerné et statue sur la demande d’exclusion au plus tard un mois à compter de la date de sa saisine après que les garanties légales aient été fournies à la personne concernée, et en cas de défaut de décision sur le dossier, le Chef du Gouvernement ou le Ministre de la justice se saisissent dans les 15 jours du dossier avant de le renvoyer au Président de la République qui a alors toute latitude de prendre la décision d’exclusion de l’intéressé.
(II) La Tunisie au dernier rang des pays en matière de sauvegarde de l’indépendance de la justice
9. En se dotant d’autant de pouvoirs en matière de nomination et de sanction des magistrats, le Président de la République place, sans conteste, la justice sous sa haute surveillance.
Ce faisant, la Tunisie semble augurer une nouvelle phase contraire à l’indépendance de la justice et se trouve même ainsi reléguée au dernier rang de tous les pays qui prêtent à comparaison.
Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire au Maroc: une expérience promue modèle
10. Alors que le décret-loi n° 11 a désormais du mal à reconnaître la justice comme pouvoir indépendant et la relègue au rang d’une autorité jouissant d’une « indépendance fonctionnelle », la Constitution marocaine de 2011 consacre son Titre VII au «Pouvoir judiciaire»
• L’article 107 dispose que «Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Le Roi est le garant de l'indépendance du pouvoir judiciaire»;
• L’article 109 ajoute que «Est proscrite toute intervention dans les affaires soumises à la justice. Dans sa fonction judiciaire, le juge ne saurait recevoir d'injonction ou instruction, ni être soumis à une quelconque pression. Chaque fois qu'il estime que son indépendance est menacée, le juge doit en saisir le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire...».
11. D’autres dispositions de la Constitution marocaine sont consacrées au Conseil supérieur du pouvoir judiciaire qui «…veille à l'application des garanties accordées aux magistrats, notamment quant à leur indépendance, leur nomination, leur avancement, leur mise à la retraite et leur discipline.
A son initiative, il élabore des rapports sur l'état de la justice et du système judiciaire et présente des recommandations appropriées en la matière.
A la demande du Roi, du Gouvernement ou du Parlement, le Conseil émet des avis circonstanciés sur toute question se rapportant à la justice, sous réserve du principe de la séparation des pouvoirs» (Article 113).
S’agissant de sa composition, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire est bien présidé par le Roi, ce qui n’est point une limite à son indépendance, bien au contraire, le Roi étant le garant de l'indépendance du pouvoir judiciaire (Article 107, précité).
Cela étant, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire se compose, outre les hauts magistrats nommés es-qualité (Premier-président de la Cour de Cassation en qualité de Président-délégué, le Procureur général du Roi près la Cour de Cassation, le Président de la Première Chambre de la Cour de Cassation) de magistrats élus comme suit;
• 4 représentants élus, parmi eux, par les magistrats des cours d'appel;
• 6 représentants élus, parmi eux, par les magistrats des juridictions du premier degré, une représentation des femmes magistrats doit être assurée, parmi les dix membres élus, dans la proportion de leur présence dans le corps de la magistrature.
D’autres membres font également partie du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, à savoir:
• le Médiateur ;
• le Président du Conseil national des droits de l'Homme;
• 5 personnalités nommées par le Roi, reconnues pour leur compétence, leur impartialité et leur probité, ainsi que pour leur apport distingué en faveur de l'indépendance de la justice et de la primauté du droit, dont un membre est proposé par le Secrétaire général du Conseil Supérieur des Oulémas. (Article 115).
Le Conseil supérieur de la magistrature en Algérie: une expérience en construction
12. Selon l’article 180 de la Constitution algérienne, «Le Conseil Supérieur de la Magistrature garantit l’indépendance de la justice».
A l’instar du Roi au Maroc, le Président de la République préside le Conseil Supérieur de la Magistrature.
Il peut charger le Premier Président de la Cour suprême d’en assurer la présidence.
Cela étant, la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature comprend essentiellement des magistrats élus par leurs pairs comme en atteste la composition suivante telle que fixée par l’article 180 précité:
«• le Premier Président de la Cour suprême, vice-président;
• le Président du Conseil d’Etat;
• quinze (15) magistrats élus par leurs pairs, selon la répartition suivante:
* trois (3) magistrats de la Cour suprême, dont deux (2) magistrats du siège et un (1) magistrat du parquet général;
* trois(3) magistrats du Conseil d’Etat, dont deux (2) magistrats du siège et un (1) commissaire d’Etat;
* trois(3) magistrats des Cours, dont deux (2) magistrats du siège et un (1) magistrat du parquet général;
* trois (3) magistrats des juridictions administratives autres que le Conseil d’Etat, dont deux (2) magistrats du siège et un (1) commissaire d’Etat;
* trois (3) magistrats des tribunaux de l’ordre judiciaire, dont deux (2) magistrats du siège et un (1) magistrat du parquet.
• six (6) personnalités choisies en raison de leur compétence, en dehors du corps de la magistrature dont deux (2) choisies par le Président de la République, deux (2) choisies par le Président de l’Assemblée Populaire Nationale en dehors des députés, et deux (2) choisies par le Président du Conseil de la Nation en dehors de ses membres;
• six (6) personnalités choisies en raison de leur compétence, en dehors du corps de la magistrature dont deux (2) choisies par le Président de la République, deux (2) choisies par le Président de l’Assemblée Populaire Nationale en dehors des députés, et deux (2) choisies par le Président du Conseil de la Nation en dehors de ses membres; deux (2) magistrats issus de la formation syndicale des magistrats;
• six (6) personnalités choisies en raison de leur compétence, en dehors du corps de la magistrature dont deux (2) choisies par le Président de la République, deux (2) choisies par le Président de l’Assemblée Populaire Nationale en dehors des députés, et deux (2) choisies par le Président du Conseil de la Nation en dehors de ses membres; le Président du Conseil national des Droits de l’Homme ».
Le Conseil supérieur de la magistrature en Mauritanie: une expérience inachevée
13. La constitution du 20 juillet 1991 a certes consacré l'indépendance du pouvoir judiciaire et prévu la création d’un Conseil Supérieur de la Magistrature. L’article 48 de la loi organique n°94-012 du 17 février 1994, modifiée et complétée par la loi organique n°2020-031, portant statut de la magistrature fixe la composition du Conseil supérieur de la magistrature comme suit :
• Le Président de la République, président;
• Le Ministre de la Justice, vice-président;
• Le Président de la Cour Suprême, membre;
• Le Procureur Général près la Cour Suprême, membre;
• L’Inspecteur Général de l’Administration Judiciaire et Pénitentiaire, membre;
• Le Vice-président le plus gradé de la Cour Suprême, membre;
• Trois magistrats élus par leurs pairs pour une période de deux ans, membres;
• Un représentant non parlementaire, professeur de droit ou avocat, de l’assemblée nationale nommé pour chaque année judiciaire par le président de l’assemblée nationale, membre.
14. Si la désignation du Président de la République comme président du Conseil supérieur de la magistrature se justifie parce qu'il assure et exerce institutionnellement la magistrature suprême, l'intrusion du Ministre de la Justice dans la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature, au poste de vice-président, est généralement critiquée car elle semble être incompatible avec les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance du pouvoir judiciaire tels qu'ils résultent de la constitution du 20 juillet 1991. Sa présence laisse planer une lourde présomption de partialité et de dépendance du Conseil Supérieur de la Magistrature à l'égard du pouvoir exécutif. Cette présomption est d'ailleurs renforcée par l'absence d'autonomie morale et financière du Conseil supérieur de la magistrature, ce qui entraîne, ipso facto, son affaiblissement par rapport au pouvoir exécutif et d’aucuns parleraient, en ce domaine, d'inconstitutionnalité de la loi du 17 février 1994 portant statut de la magistrature et du Conseil Supérieur de la Magistrature.
15. Mais nulle part le droit mauritanien ne confère au Président de la République ni au Ministre de la Justice des pouvoirs en matière disciplinaire comme le fait le Décret-loi n° 11 en Tunisie. En effet, en matière disciplinaire, le Conseil supérieur de la magistrature est ainsi composé:
• Le président de la cour suprême;
• Le procureur général près la cour suprême;
• L’Inspecteur général de l’administration judiciaire et pénitentiaire;
• Le vice-président le plus gradé de la cour suprême;
• Les magistrats élus par leurs pairs.
Pour les magistrats des sièges, il est présidé par le président de la cour suprême ; pour les magistrats du parquet, il est présidé par le procureur général près ladite cour.
Le Décret-loi n° 11 contraire aux principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de la magistrature
16. En conférant la possibilité au Président de la République de demander l’exclusion de tout juge qui viole ses obligations professionnelles sur la base d’un rapport motivé du Chef du Gouvernement ou du Ministre de la justice et d’ordonner ainsi au Conseil provisoire de la magistrature de rendre immédiatement une décision de suspension du juge concerné et de statuer sur la demande d’exclusion au plus tard un mois à compter de la date de sa saisine avec la possibilité, en cas de défaut de décision sur le dossier, pour le Chef du Gouvernement ou le Ministre de la justice de se saisir dans les 15 jours du dossier avant de le renvoyer au Président de la République qui a alors toute latitude de prendre la décision d’exclusion de l’intéressé, l’article 20 du décret-loi n° 11 précité viole manifestement les principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de la magistrature tels que adoptés par le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s'est tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985 et confirmés par l'Assemblée générale dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985, ainsi que par:
• La résolution 2003/43 de la Commission des droits de l’homme sur l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire, des jurés et des assesseurs, et l’indépendance des avocats,
• La résolution 2003/39 de la Commission des droits de l’homme sur l’intégrité de l’appareil judiciaire, dans laquelle la Commission soulignait que l’intégrité de l’appareil judiciaire est un préalable essentiel pour assurer la protection des droits de l’homme et garantir l’absence de discrimination dans l’administration de la justice,
• La Résolution 2006/23 du Conseil économique et social et son Annexe «Principes fondamentaux des Nations Unies sur l’intégralité des magistrats».
Parmi les principes ainsi énoncés, convient-il de rappeler les principes selon lesquels :
• Toute accusation ou plainte portée contre un juge dans l'exercice de ses fonctions judiciaires et professionnelles doit être entendue rapidement et équitablement selon la procédure appropriée. Le juge a le droit de répondre, sa cause doit être entendue équitablement. La phase initiale de l'affaire doit rester confidentielle, à moins que le juge ne demande qu'il en soit autrement.
• Des dispositions appropriées doivent être prises pour qu'un organe indépendant ait compétence pour réviser les décisions rendues en matière disciplinaire, de suspension ou de destitution. Ce principe peut ne pas s'appliquer aux décisions rendues par une juridiction suprême ou par le pouvoir législatif dans le cadre d'une procédure quasi judiciaire.
17. Les mêmes principes sont constamment rappelés par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et son Rapport sur l’indépendance du système judiciaire adopté lors de sa 82e session plénière (Venise, 12-13 mars 2010) où il est notamment affirmé ce qui suit:
• Les principes fondamentaux garantissant l’indépendance des juges devraient être inscrits dans la Constitution ou un texte équivalent;
• Organes de nomination et consultatifs: L’autorité compétente en matière de sélection et de carrière des juges devrait être indépendante du gouvernement et de l’administration. Pour garantir son indépendance, des dispositions devraient être prévues pour veiller, par exemple, à ce que ses membres soient désignés par le pouvoir judiciaire et que l’autorité décide elle-même de ses propres règles de procédure. Toutefois, lorsque la Constitution, la législation ou les traditions permettent au gouvernement d’intervenir dans la nomination des juges, il convient de garantir que les procédures de désignation des juges ne soient pas influencées par d’autres motifs que ceux qui sont liés aux critères objectifs susmentionnés;
• Inamovibilité et régime de sanctions disciplinaires: l’inamovibilité des juges devrait être un élément exprès de l’indépendance consacrée au niveau interne le plus élevé;
• Absence d’influence extérieure indue: L’indépendance judiciaire protège le juge contre l’influence des autres pouvoirs de l’Etat ; elle est une composante essentielle de l’état de droit.
18. Les mêmes principes sont également rappelés par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ainsi par exemple, dans l’arrêt Baka(1) concernant les conditions de destitution d’un président de cour suprême en Hongrie, la CEDH a tenu à rappeler «l’importance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de l’Europe ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique d’autres organes internationaux accordent au respect de l’équité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à l’intervention d’une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat d’un juge ou les conditions de nomination d’un juge».
Plus récemment, la CEDH a constaté une violation du droit à un tribunal indépendant établi par loi en raison de l’ingérence des pouvoirs exécutif et législatif dans les conditions de nomination de juges de cour d’appel en Islande et a insisté sur «l’important intérêt général qu’est la protection de l’indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif» et «l’importance, dans une société démocratique régie par l’État de droit, de garantir le respect du droit national à la lumière du principe de séparation des pouvoirs».(2)
19. S’agissant du pouvoir de nomination du président de la République en France, la Cour a jugé que la seule nomination de magistrats par un membre de l’exécutif ne crée pas pour autant une dépendance si, une fois nommés, ces magistrats ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles. En l’occurrence, le pouvoir de nomination des magistrats du siège prend la forme d’un décret signé à la suite d’une proposition du ministre de la justice, après un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, « ce qui signifie concrètement que l’exécutif ne pourrait pas nommer un magistrat contre cet avis », l’intervention du Conseil supérieur de la magistrature constituant «une garantie essentielle contre le risque de pressions sur les juges de la part de l’exécutif». La Cour note également, bien que les faits soient antérieurs, que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, la présidence du Conseil supérieur de la magistrature n’est plus assurée par le président de la République en France mais a été transférée au premier président de la Cour de cassation(3).
20. Et que dire de l’article 9 du Décret-loi portant interdiction pour les juges de diverses catégories de déclencher une grève ou toute autre action collective concertée de nature à perturber ou à entraver le fonctionnement normal des juridictions. Nous avons nous-mêmes relevé cette difficulté née des mouvements de grève déclenchés à plusieurs reprises par l’association des magistrats tunisiens en violation des règles définissant le statut des magistrats, dont l’article 18, tel que modifié par la loi organique n° 85-79 du 11 août 1985, aux termes duquel «Sont formellement interdites aux membres du corps judiciaire, la grève et toute action concertée de nature à perturber, entraver ou arrêter le fonctionnement des juridictions» et au mépris du «droit de réserve».
La même interdiction est formellement inscrite dans les lois organisant le statut des magistrats dans la plupart des Etats autrement plus enracinés dans les traditions démocratiques. Ainsi en France, par exemple, les magistrats sont clairement exclus de l’exercice du droit de grève depuis la loi du 22 décembre 1958 dont l’article 10 interdit «…toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions».
21. D’aucuns seraient pourtant enclins de rétorquer que les magistrats exercent en fait un droit qui est désormais reconnu par l’article 36 de la Constitution, élevant le droit de grève au rang d’un droit constitutionnel absolu. En effet, aux termes dudit article 36, «Le droit syndical est garanti, y compris le droit de grève …». La seule restriction apportée à ce droit est qu’il ne s’applique pas à l’Armée nationale ni aux forces de sécurité intérieure et aux douanes. Aucune autre restriction n’est apportée expressément à ce droit.
22. Nous sommes certainement là au cœur de la difficulté ! Et comme nous l’expliquions dans deux précédents articles(4), d’aucuns pourraient rétorquer que, le Décret-loi n° 11 ne peut limiter l’exercice du droit de grève par les magistrats tant ces derniers n’ont pas été exceptés par l’article 36 de la Constitution, à l’instar de l’Armée nationale, des forces de sécurité intérieure et des douanes. Seule une révision dudit article 36 devrait, dans ces conditions permettre d’y pourvoir afin d’étendre l’interdiction du recours à la grève à tous ceux qui exercent l’autorité au nom de l’Etat. L’option est pour l’heure rendue difficile par l’article 49 de la Constitution selon lequel «aucun amendement ne peut porter atteinte aux droits de l’Homme et aux libertés garanties par la présente Constitution».
Il faudra bien pourtant s’y résoudre si l’Etat dans son ensemble veut garder une partie importante de sa substance ! C’est l’usage abusif des droits et libertés reconnus par la Constitution du 27 janvier 2014 qui peut justifier la révision indispensable de ce droit constitutionnel qu’est le droit de grève, de façon à garantir que son exercice ne soit pas rendu illicite par l’action de ceux-là mêmes qui sont appelés à faire respecter la loi !
23. On mesure au final combien le Décret-loi n° 11 constitue un recul pour la Tunisie. Il viole en bloc l’ensemble des dispositions du Chapitre V de la Constitution portant sur le pouvoir juridictionnel qui, convient-il de le rappeler, sont intimement liées aux dispositions du Chapitre II portant sur les droits et libertés étant rappelé que l’article 102 rappelle solennellement que : « La magistrature est un pouvoir indépendant, qui garantit l’instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés...».
24. Le Décret-loi n° 11 viole, en même temps, la hiérarchie des sources en proclamant l’abrogation de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016 relative au Conseil supérieur de la magistrature (Article 28) ainsi que toutes autres dispositions légales en vigueur qui entreraient en conflit avec les dispositions dudit décret-loi (Article 30).
Comment résoudre autant de contradictions ? Pourrions-nous continuer en toute bonne foi à espérer que le Président de la République voudra bien se ressaisir en vue de consolider les pas chèrement acquis par la Tunisie sur la voie de la démocratie et des droits de l’homme dont la justice indépendante du pouvoir exécutif, responsable et efficace constitue un pilier fondamental, non pas tant pour les juges eux-mêmes, mais pour les justiciables avant tout, appelant à engager les réformes rendues nécessaires en ce domaine sur une base concertée avec les principales parties prenantes en vue de restaurer les bases de l’Etat de droit et de redonner vigueur à l’expérience démocratique de la Tunisie moderne !
Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
1) CEDH, GC, 23 juin 2016, Baka c/ Hongrie, §121.
2) CEDH, 12 mars 2019, Guðmundur Andr Ástráðsson c/ Islande.
3) CEDH, déc. 27 sept. 2011, Agnelet c/ France
4) Cf. « Des dieux et des héros- A propos de la grève des magistrats », La Presse de Tunisie, 30 décembre 2016 ; « Des dieux et des héros- A propos de la grève des magistrats (2) » Leaders, 21 novembre 2020.