Tunisie: Mon Dieu pourquoi nous as tu abandonnés?
Par Dr. Lilia Bouguira - Quand j'ai lu son nom, un éminent gériatre de ma promotion et de ma banlieue sur cette liste d'EVC, j'ai admiré son courage.
On ne quitte pas ses habitudes quand elles sont devenues sa nature depuis fort longtemps.
On ne quitte pas son pays quand la gériatrie est plus que de la médecine mais un infini fleuve d'accompagnement de personnes âgées vulnérables attachées et attachantes.
On ne quitte pas son pays quand on a dépassé la cinquantaine, que le blanc des cheveux renseigne sur la patience, le nombre de sacrifices et la résilience.
On ne quitte pas son pays en catimini sans adieu ni pleurs ni se retourner.
On ne quitte pas son pays pour disparaître dans l'incognito, l'anonymat et surtout la ghorba. Une ghorba qui gèle avec un froid mordant, un soleil disparate et surtout où tout est à refaire. Ils ne nous quittent pas pour l'argent ni assurer un avenir puisqu'il est derrière eux mais parce que le sentiment d'étouffer est proche du zyklon B.
Seulement cette fois, la chambre à gaz est tout un pays à ciel de plus en plus fermé. On dirait que le monde se ferme à nous. Geindre est devenu notre musique pré-mortuaire.
Je n'exagère rien.
Ils ont gagné sur nous. Ils nous ont trompés. Tous sans exception. D'Ennahdha à Sebsi et pour finir maintenant à kaies saied. Aucune ouverture en vue. Le flou total. La banqueroute et l'insécurité. Même le rire, ils l'ont écrasé. C'est un rire jaune éventré fait d'odeurs d'ordure et d'orduriers.
Ils font tout pour nous rendre orphelins de ce pays. Nous ne ramassons même plus ceux qui tombent. Nous ne nous retournons plus.
Nous évoluons comme des zombies, la tête basse ne sachant plus à quel dieu se vouer. Nous ne pleurons plus leurs départs. Nous les envions probablement en silence avec la brûlure de la lâcheté de ne pouvoir, du "saha lihom" sans plus.
Le deuil nous est presque interdit. Je suis triste pour mon pays qui va finir par tuer le meilleur qui est en nous. Je n'ai plus la force de pleurer. "Tounis takol fi wladha". La Tunisie mange ses enfants. Soudain, j'ai une pensée pour l'Algérie voisine.
Dans les années 90, j'étais encore jeune, pleine d'entrain en formation à Paris. Ma partenaire était une algérienne bien assise dans sa cinquantaine. Elle était gynécologue à Hydra, l'un des plus beaux quartiers huppés d'Alger avec une patientèle assurée. Elle était en stage avec moi et je lui demandais qu'est ce qu'elle y faisait. Elle m'a dit qu'elle se formait juste pour avoir la possibilité des papiers de séjour et qu'elle occupait des petits postes d'aide soignante au noir. Je ne l'avais pas crue sur le champs. Je trouvais cela surréaliste et louche.
La décennie noire s'est abattue sur l'Algérie comme du feu sans merci. Les chevaux de Dieu ont commencé à s'en prendre aux écrivains, aux journalistes, artistes voire même aux médecins surtout les femmes. Du coup, j'ai compris où pouvait mener la folie des hommes.
Les pinceaux s'étaient emmêlés et Dieu devint soudain prisonnier du délire de ses faux soupirants. Ils ont tué en son nom. Ils ont violé femmes et enfants. Même les vieillards n'y ont pas échappé.
Seuls quelques rescapés ont pris la fuite comme ma gynécologue qui a douloureusement accepté pour survivre de troquer dans la clandestinité sa blouse de chirurgienne contre celle d'une aide soignante avec tous les respects qui leur revient à tous ces corps de métiers.
Mon Dieu, pourquoi vous avez laissé faire?
Eli eli lama sabachthani
Dr. Lilia Bouguira