News - 07.02.2022

Abdelmajid Charfi: L’autocratie fait courir des dangers d’implosion sociale

Abdelmajid Charfi: L’autocratie fait courir des dangers d’implosion sociale

Sérénité, profondeur et élévation. Du haut de ses 80 ans qu’il vient d’étrenner le 24 janvier dernier, le professeur Abdelmajid Charfi promène un regard perspicace sur ce qui se passe en Tunisie et dans la région. Maintenant qu’il a bouclé son mandat de cinq ans à la tête de Beit al Hikma, il retrouve le temps de la réflexion approfondie, de l’écriture assidue et des échanges francs qui ont toujours été son pur bonheur. «Je suis assez peu sensible à la politique politicienne, nous confie-t-il. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les grands choix de société.» Nous voilà en plein dans l’essentiel qui concerne aujourd’hui la Tunisie.

Lui qui croit profondément au sens de l’histoire et à la force du progrès humain, privilégie la primauté de la raison et appelle à la création d’un nouveau lien social fondé sur la citoyenneté, dans la liberté et la responsabilité. Les corps intermédiaires, partis politiques et syndicats sont indispensables, à condition qu’ils soient réellement représentatifs. Le sentiment d’être représenté, qu’on se situe dans le camp du pouvoir ou dans celui de l’opposition, est crucial. Tout comme l’institutionnalisation des contre-pouvoirs. Gardant sa confiance en la société civile, le Pr Charfi estime qu’au-delà des contingences du système politique, quelle que soit sa nature, la démocratie est d’abord une culture et une pratique sur la base du dialogue convergent. Le grand danger qui nous guette, c’est l’autocratie avec l’implosion sociale qu’elle peut provoquer, faute de pouvoir satisfaire les demandes socioéconomiques des populations. Le cadre conceptuel est ainsi posé.

Issu d’une longue lignée d’oulémas et d’enseignants qui ont enrichi des siècles durant le savoir et l’éducation depuis sa ville natale de Sfax, le professeur Abdelmajid Charfi a été sans doute marqué par l’exemple de son père, Ahmed Charfi. Directeur de l’école Attahdhibya, deuxième école coranique moderne bilingue en Tunisie fondée en 1908 par Mohamed Kammoun (dans le sillage de celle d’Ali Soua à Ksar Helal en 1903), il a marqué des générations successives. Ce goût pour l’acquisition du savoir dans les deux langues, la lecture des textes anciens, l’explication, l’analyse et la confrontation des thèses fait partie de son ADN. Islamologue de renom, il est reconnu comme l’un des plus éminents spécialistes de la civilisation arabe et de la pensée islamique.

Son érudition et sa passion pour la recherche n’ont pas éloigné le Pr Charfi d’enceintes importantes de débats politiques et sociétaux. Membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (2011), il avait été aux avant-postes des décisions qui devaient être prises. « Beaucoup plus en observateur qu’en acteur significatif », tempère-t-il de sa modestie habituelle.

Le regard de l’observateur avisé et l’analyse du penseur reconnu sont aujourd’hui intéressants à connaître.

Que pense le professeur Abdelmajid Charfi de ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie, six mois après les grandes décisions prises par le président Kaïs Saïed le 25 juillet dernier ?

Est-il encore dans l’espoir ou verse-t-il dans des craintes de désenchantement ? Comment voit-il l’avenir de l’Islam politique ?

Quelle conception se fait-il du nouveau système politique à forger pour le pays ?

Et qu’est-ce qui est essentiel à ses yeux pour la société tunisienne ?

Mais aussi, retour sur son parcours.

Interview

Vous avez salué les décisions du 25 juillet comme «un coup d’Etat contre un coup d’Etat» islamiste, espérant un retour à l’ordre démocratique, sans craindre de fâcheuses dérives. Six mois après, comment voyez-vous la situation actuelle en Tunisie ?

Il faut se rendre compte qu’elle est bien complexe. Il est vain de l’expliquer par un seul facteur ou prétendre qu’on détient une solution toute prête à appliquer.

Tout le système politique était bloqué avant le 25 juillet. Aujourd’hui, il est également bloqué, mais dans l’autre sens, dans la mesure où il n’y a pas de clarté quant aux choix du nouveau système et de société. Tant que les choix de société ne sont pas clairs, le blocage persistera.

La classe politique en assume-t-elle la responsabilité ?

Celle d’après la révolution n’a pas été à la hauteur des chances qui s’étaient offertes par des choix de société futuristes, qui évitent les dérives aussi bien du système bourguibiste que celles de Ben Ali. Il y a eu effectivement depuis l’indépendance des acquis indéniables, mais des dérives ont pris le dessus sur ces réalisations.

La classe politique n’a pas su être constructive. Elle était formée de factions qui n’avaient pas de projets autres que rétrogrades, et de modernistes qui étaient sur la défensive. Il n’y avait de solutions autres que puisées dans des registres dépassés. Je pense particulièrement à ceux venus du Poct et à d’autres groupes d’extrême gauche. Je suis persuadé que l’élimination de Chokri Belaïd avait pour cause essentielle le fait qu’il était pour des solutions qui échappaient aux cadres traditionnels de la gauche. Il m’en avait parlé personnellement, en octobre 2012, lors d’un échange au Palais des Congrès de Tunis, tenu en marge du dialogue national.

Mais le blocage auquel nous assistons actuellement est dû en partie à la personnalité du président de la République. Or l’autocratie qu’il est en train d’exercer fait courir des dangers d’implosion sociale, parce qu’il n’est pas en mesure de relever les défis socioéconomiques qui se posent à la Tunisie.

Nous avons, d’un côté, une classe politique qui a failli et, de l’autre, une nouvelle classe politique qui n’a pas encore émergé pour répondre à ces défis. Il est vain de s’accrocher aux conditions formelles de la démocratie. J’ai bien indiqué dans un article publié au lendemain du 25 juillet dernier que c’est l’absence d’une culture démocratique qui est la cause de la crise actuelle.

La Tunisie s’achemine vers la refonte de son système politique. Que préconisez-vous à ce sujet ?

Si on voit ce qui se passe dans d’autres pays de différents continents, on constate qu’il y a un problème de crédibilité qui concerne toutes les structures traditionnelles de médiation, aussi bien les partis politiques que les syndicats et autres. Nous n’échappons pas à cette remise en question des corps intermédiaires. La mondialisation ne nous épargne pas d’être influencés par les mêmes tendances.

J’ai confiance en la capacité de la société civile tunisienne, malgré tout. Le fait que les femmes aujourd’hui participent aux activités diverses dans le domaine public et qu’elles soient sorties de leur condition d’antan, on ne peut plus revenir en arrière. On est en droit d’espérer que l’action citoyenne incite, ou au moins favorise, le courage escompté des autorités à affronter les lobbies qui se sont constitués ces dernières années.

Cela passe par l’application de la loi qui inclut la décision de mettre un terme au règne de l’impunité, une réforme fiscale plus équitable, et des options qui renouent avec la responsabilité de l’Etat dans des secteurs vitaux comme l’enseignement et la recherche, la santé et le transport. L’Etat s’était désengagé de ses responsabilités. Il doit s’y réinvestir. Il ne pourra le faire que s’il affronte ces lobbies qui empêchent les choix fondamentaux. A titre d’exemple, les transports en commun doivent constituer une priorité. Si nous avons le courage politique, nous avons alors encore la possibilité de forger nous-mêmes nos propres solutions et non subir celles qu’on veut nous imposer.

Quelles solutions ?

On doit s’atteler à la réforme fiscale pour, également, endiguer le secteur informel qui cause beaucoup de dégâts.

Une seule personne, quelles que soient sa volonté et sa capacité, ne saurait s’y mettre, même si elle est entourée d’une petite équipe. Le pays regorge de compétences. Il faut engager un débat et l’élargir. Ne pas le cantonner au niveau des juristes.

L’administration aussi à elle seule, même numérisée et modernisée, ne saurait faire face à tous les défis. La loi de finances 2022 l’a montré. Les fonctionnaires n’ont pas toute la vision nécessaire. De par leur formation et leur statut, ils exécutent des recettes, ils agissent en comptables, non en économistes, ni encore moins en politiques et en novateurs là où il faut de l’imagination.

L’autocratie ne peut mener qu’à l’impasse. Il ne s’agit pas d’une dictature, mais d’un système autocratique qui entend résoudre tous les problèmes. Il en sera incapable de toutes les façons.

Quel est d’après vous le régime politique le plus approprié à la Tunisie ?

L’origine des maux ne réside pas uniquement dans le système politique. La Grande-Bretagne n’a pas de Constitution, et pourtant elle fonctionne bien en tant que régime démocratique. Il y a des régimes non présidentiels, parlementaires ou d’assemblée et de grands partis, comme en Allemagne, qui réussissent bien, avec en plus d’une loi fondamentale, un parlement effectif, qui ne fonctionne pas comme une chambre d’enregistrement, mais comme une institution législative à part entière. Ce système fonctionne parce qu’il y a une culture démocratique et de la discipline. Les grandes questions sont résolues par la négociation et le dialogue responsable.

Si une partie importante de la population n’y adhère pas, le système politique ne pourra pas fonctionner, qu’elle soit au pouvoir ou dans l’opposition. L’essentiel est que chaque partie de la population se sente représentée. L’existence d’un contre-pouvoir qui l’institutionnalise est une nécessité dans n’importe quel régime politique.

Reste l’adhésion aux valeurs de la démocratie. C’est là une question qui se résoudra avec le temps, et non par un coup de baguette magique à travers des décisions émanant d’un groupe particulier.

Y a-t-il un prérequis nécessaire ?

La culture démocratique suppose un nouveau lien social. Celui qui a prévalu sous Ben Ali était fondé sur l’obéissance et la peur. La révolution a rompu ce lien, mais à sa place, il n’y a pas eu un nouveau lien fondé sur la citoyenneté. Un citoyen est un homme libre et responsable. Tant que ce nouveau lien social n’est pas établi, il est nécessaire d’éviter les convulsions qui risquent de se produire.

Comment concevoir un système électoral efficient ?

Il n’y a pas de système électoral idéal. L’essentiel, c’est que les différentes catégories de la population se sentent représentées. En l’absence de partis structurés et représentatifs, on ne peut espérer un système électoral efficace. J’avais proposé, lors des débats en 2011, sur le décret-loi concernant le associations et les partis politiques, au sein de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, d’exiger un seuil minimum de 10 000 adhérents pour accorder le statut de parti politique à ceux qui postulent. C’était pour favoriser l’émergence, dans la pluralité, de partis structurés. Malheureusement, cette proposition n’a pas été entérinée, mais elle est encore envisageable.