Tunisie: La santé avant tout ! Réformer en profondeur
Par Dr Mohamed Salah Ben Ammar - A travers le rapide survol (Part 1) d’une petite partie des défis que notre système de santé doit relever, nous avons souligné à quel point les choix des orientations en santé sont politiques. Pour preuve, lors des campagnes électorales, les démagogues ne se privent pas de jouer sur l'émotion que provoquent les problèmes de santé chez les citoyens pour essayer de gagner des voix !
La santé du citoyen n’est pas qu’un bien personnel mais bel et bien un bien commun, en conséquence les choix en matière de santé devraient être largement concertés. Aucune initiative dans ce domaine ne pourra réussir sans une adhésion collective aux choix. Le but ultime est que les citoyens ne soient plus de simples consommateurs mais des décideurs - acteurs de leur santé. Les questions de santé devraient être traitées dans le même état d’esprit que celles de la défense nationale. Elles n’autorisent aucune concession. Conscient de cet état de fait et bien avant la pandémie, le ministère de la santé a initié en 2012 un Dialogue Sociétal (DS) en santé. Ce DS sur les politiques, les stratégies et les plans nationaux de santé a mobilisé des moyens humains et matériels importants, il a été conduit selon une méthodologie rigoureuse par des experts avec l’appui de l’OMS. Des séminaires de formation, des centaines de réunions avec les citoyens se sont tenues sur tout le territoire national, des milliers de kilomètres parcourus, des réunions de restitutions des résultats, édition de livrets…Une refonte du système de santé tunisien a été esquissée selon des critères objectifs. Ce travail colossal régulièrement cité en exemple à l’étranger par l’OMS, a été mis dans les tiroirs par un ancien ministre à l'égo hypertrophié. Ce n’est pas un cas isolé, les tiroirs du ministère de la santé sont pleins d’excellents travaux conduits à grands frais par des experts que les ego des ministres successifs ont sciemment ignorés. Manque de courage politique ou sentiment de toute puissance ? Peu importe, ce comportement des politiques a, depuis 30 ans, freiné la mise en place des réformes nécessaires et a découragé plus d’un.
D’emblée rien de ce qui va suivre n’est nouveau et toutes les propositions ont été préconisées à un moment ou un autre. Mais convaincus que la fin de l’épidémie est proche et que la reprise d’une vie normale nous offre une fenêtre d’opportunités unique pour entreprendre une refonte totale de notre système de santé, nous nous permettons d’exposer, humblement, quelques idées qui nous semblent essentielles. Elles reflètent quelques convictions personnelles acquises au terme d’une expérience professionnelle de plus de 40 ans à l’échelle nationale et internationale :
Premier axiome
L’État doit assumer dans le secteur de la santé et sans aucune concessions deux missions essentielles : la planification et la régulation, pour l’ensemble des acteurs dans le but d’assurer un accès équitable, sur l’ensemble du territoire national, à des services de santé de qualité pour tous.
Deuxième axiome
Un seul et unique système de santé avec plusieurs composantes (publique, privée, militaire…) qui répond aux mêmes règles et normes et accessible à tous les citoyens.
Troisième axiome
Une couverture sanitaire universelle (CSU) et un respect du principe du pré-paiement. Pour atteindre cet objectif il faut réunir au sein du même département la CNAM et la santé. Il faut entendre par CSU «une situation dans laquelle toutes les personnes et toutes les communautés bénéficient des services de santé dont elles ont besoin sans se heurter à des difficultés financières. Elle englobe la gamme complète des services de santé essentiels de qualité, qu’il s’agisse de la promotion de la santé, de la prévention, des traitements, de la réadaptation et des soins palliatifs.».
Quatrième axiome
Le système d'information national en santé (SINS) doit regrouper toutes les applications numériques permettant la gestion des données de santé des usagers et ce quel que soit leur secteur de soins (public, privé, militaire...)
Cinquième axiome
La santé est tributaire des questions environnementales, économiques, sociétales, climatiques…
Encore aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, la santé se résume à structures de soins, de préférence de grands centres hospitalo-universitaires (CHU), des médecins spécialistes, des machines ultra perfectionnées et des médicaments. Pourtant la santé n’est pas la maladie, c’est même l’inverse. Certes en règle générale, plus le revenu national et les dépenses de santé sont élevés dans un pays, plus l'espérance de vie de sa population est longue mais, le bien-être d’une population est déterminé par un ensemble de facteurs qui ne relèvent pas que de la médecine. La santé des citoyens ne concerne pas uniquement le ministère de la santé, son rôle central est incontestable mais l’ensemble des départements de l’État, finances, agriculture, commerce, éducation, jeunesse et sport, femmes, industrie...sont concernés. L’une des plaies de notre système est dans la méthode de prise de décision.
Malheureusement la gestion des dossiers de la santé est encore rarement assurée de façon transversale entre les structures concernées. La communication entre les différents ministères concernés par les questions de santé a été erratique et souvent, personne dépendante. Ce cloisonnement a été lourd de conséquences surtout à long terme. A titre d’illustration aujourd’hui en Tunisie plus de 68% de la population vit en milieu communal, c’est aussi très souvent une population sédentaire, vieillissante, certaines nouvelles conduites alimentaires sont nocives. L’obésité progresse + 37 %, la consommation du sucre explose + 20 %, le tabagisme + 23 %...Bref les maladies soignées mais non guéries telles que le diabète, les maladies cardiovasculaires, les cancers…et la santé mentale sont en constante progression chez nous. Les maladies chroniques constituent déjà un lourd fardeau, tant sur le plan de la santé (83 % des causes de mortalité prématurée) que sur le plan économique (63 % des dépenses de santé). Cette évolution ne semble pas devoir s’arrêter. Ces sombres perspectives sont angoissantes devant le désengagement de l’État du secteur de la prévention. La proportion du budget consacré à toutes les formes de préventions n’a pas cessé de se réduire. Il ne dépasse pas 4% actuellement. Ces dossiers ne peuvent pas être efficacement traités par un seul ministère, ils nécessitent de toute évidence une dynamique gouvernementale. Ici encore la santé a été victime d’un sinistre ministre de la santé qui a sciemment décidé de geler (insidieusement) le conseil supérieur de la santé mis en place par Hédi Baccouche. La réactivation du conseil supérieur de la santé (CSS) présidé par le chef du gouvernement n’est pas un sujet, elle s’impose.
Au ministère de la santé les mécanismes de prise de décision sont centralisés à l’excès. Un millefeuille qui plombe l’ardeur des plus dévoués et freine toutes les initiatives. Les avis des acteurs régionaux et locaux ne sont que consultatifs. La marge de manœuvre accordée aux hôpitaux n’est en réalité exploitée que pour détourner les difficultés. Pour ne parler que de l’autofinancement des hôpitaux, prévu par la loi de 91, c’est simplement une chimère puisque les salaires (en dehors de ceux des ouvriers) sont assurés par la tutelle, or ils représentent entre 70 et 80% du budget. La création de service ou la nomination des médecins est parfois décidée sans consulter la structure locale. On a créé des centres de dialyse par exemple ou un service d’orthopédie sans prévoir les budgets de fonctionnement nécessaires à leur fonctionnement. Les déficits des hôpitaux s’accumulent. La CNAM sous paye les actes et quand elle le fait c’est avec beaucoup de retard, les hôpitaux n’arrivent pas à facturer la totalité des dépenses faites…et s’autorisent à ne pas honorer leurs dettes vis-à-vis des fournisseurs. L’exemple de la pharmacie centrale illustre à quel point ces manquements sont nocifs.
Les fonds actuellement mis en commun (en bleu) sont insuffisants, tous les citoyens ne sont pas couverts (longueur), une partie des dépenses n’est pas couverte (hauteur) et plusieurs services essentiels ne sont pas couverts (profondeur) car considérés non essentiels. Plus grave 80 % des fonds mis en commun en bleu sont utilisés par uniquement 20% des citoyens. Les patients qui se soignent dans le secteur privé. Initialement prévu comme un outil de solidarité, il a aggravé les iniquités.
Cube des dimensions de la Couverture Sanitaire Universelle (OMS)
Les dépenses en médicaments pourraient être une traduction chiffrée de la démission de l’État. Le financement de la santé devrait être revu de fond en comble aussi bien dans ses modalités que dans son niveau. La part du ministère de la santé du budget de l’État oscille entre 5.5 et 5.3 %, la proportion des dépenses de santé cumulées des organismes publics (ministère de la santé + ministère de la défense + ministère de l’intérieur + CNAM) n’est que de 13.6 %. Les dépenses de santé représentent 7.23 % du PIB (USA 18%). La dévaluation du dinar faisant le reste, nous n’avons plus eu les moyens de nos ambitions. Très en aval de cette situation, non encadrées par des référentiels agréés et surtout une CSU efficiente, les dépenses de santé ont dérivé. Les conséquences ont été catastrophiques. Ainsi, les médicaments payés dans les pharmacies privées constituent la part majeure de l’ensemble des dépenses en santé des citoyens. Les dépenses catastrophiques de santé restent très élevées, elles représentent 39 % des dépenses (l’hypertension artérielle et le diabète représentent respectivement 46 % et 37 % de ces dépenses). Les coupures entre médecine curative et médecine préventive et entre médecine individuelle et médecine populationnelle ont été lourdes de conséquences. L’évolution des maladies non transmissibles exposée plus haut en est l’illustration. Là où il fallait mettre la première ligne en haut des priorités, on a cherché le bling bling et les victoires trompeuses. La restructuration de la première ligne, en regroupant toutes structures qui ont des activités de première ligne, devrait être pensée et initiée sans délai. Par ailleurs, si nous voulons éviter la faillite dans les prochaines décennies, nous devons fixer un objectif de 30% du budget santé à la prévention.
Les ressources humaines sont la plus grande richesse de la Tunisie et pourtant. L’impossibilité de réviser les plans de carrières est une illustration des blocages corporatistes qui freinent en partie le recrutement de compétences. Les carrières et les profils au sein de la santé tels qu’ils sont actuellement, datent du milieu du siècle dernier. Ceci a dissuadé plus d’un. Dans certains secteurs la proportion de bras cassés dépasse tout ce que vous pouvez imaginer. Ce n’est pas un effet du hasard mais le résultat inéluctable d’un environnement. Les réformettes initiées par certains ont compliqué la situation. Tous sont d’accord sur le fait que la formation aux fonctions de directeur régional ou d’hôpital ou d’inspecteurs ou toutes autres fonctions de direction en santé ne peut plus continuer à se faire sur le tas, mais la solution tarde à se concrétiser. Le projet de mise en place d’une école nationale de santé publique, tel le monstre du Loch Ness, qui sort sa tête de l’eau les jours de pleine lune, est régulièrement mis à l’ordre du jour.
Des fonctions importantes pour les services sont encore absentes des organigrammes ou alors occupées par des personnes non formées à ces fonctions. L’exemple le plus frappant est celui du surveillant de service qui a sous sa responsabilité des ressources humaines importantes, du matériel, des produits pharmaceutiques mais qui n’a bénéficié d’aucune formation pour gérer ces dossiers. Il est simplement désigné par le chef de service. Les carrières des techniciens supérieurs sont aussi peu engageantes et n’offrent pas de possibilités d’épanouissement. Il en va de même pour les médecins. Les promotions pour la plupart des soignants et en dehors du corps des hospitalo-universitaires et des médecins sont faites par des concours sur dossier qui ne sont pas toujours équitables. Cette situation est source d’injustice. En 2022 le développement professionnel continu (DPC) n’est pas encore prévu par les textes ! Or un soignant qui ne met pas à jour ses connaissances, n’est plus performant au bout de 5 ans. En matière de santé ce n’est pas un luxe mais une obligation professionnelle. Toutes les catégories professionnelles devraient pouvoir bénéficier périodiquement d’un programme de DPC. Il en va de même pour la recherche médicale qui n’est pas suffisamment encouragée notamment à l’échelle régionale.
Le Centre Informatique du Ministère de la santé (CIMS), créé il y a presque jour pour jour il y a 30 ans (loi n°92-19 du 3 Février 1992) n’a pas, faute de stratégie claire, rempli son rôle. L’achat d’ordinateurs a été privilégié à l’achat de logiciels. Rares sont les logiciels utilisés acquis légalement. La transformation numérique aurait dû être mise en place il y a 20 ans pour aider à informer, éduquer, rassurer les citoyens et aider les professionnels de santé dans leur pratique. L’informatique en santé assure la traçabilité des actes, permet de désenclaver des régions éloignées, de réduire les coûts, elle assure aussi un partage des informations médicales et facilite la coordination des soins au bénéfice du patient. Longtemps nous avons été privés de cet outil essentiel qui aurait pu changer la donne. Le virage de la transformation numérique tarde à se mettre en place. Le système d'information national en santé (SINS) doit inclure toutes les applications numériques permettant la gestion des données de santé d'un usager de tous les secteurs (public, privé, militaire…). Le SINS doit inclure l’ensemble des activités hospitalières (cliniques, dispensaires et hôpitaux), le dossier médical, le laboratoire, la radiologie, les cabinets privés (médicaux et dentaires), les pharmacies…; Un énorme gâchis évitable. Les corollaires de la numérisation que sont la transparence et la traçabilité font peur. Tous les freins conscients et inconscients ont été mis pour retarder la transformation numérique. L’externalisation de missions, l’acquisition de logiciels performants, la coopération avec d’autres agences s’est heurtée à des résistances importantes qui sont allées jusqu’à la grève et l’occupation des locaux, au nom d’une pseudo-souveraineté nationale bien évidemment. De toute urgence, il faut avoir le courage de mettre à plat le système actuel et accepter de se donner les moyens humains et financiers nécessaires (et ils seront importants) pour créer une Agence du Numérique en Santé en Tunisie. Ce n’est pas une option mais un passage obligé pour traiter un grand nombre de problèmes de la santé.
Enfin les disparités qui ne cessent pas de se creuser en matière d’offre de soins. En matière de santé, entre le privé et le public et entre la côte et les régions vous avez l’impression d’avoir changé de pays. Il suffit de se pencher sur la carte sanitaire du pays (www.santetunisie.rns.tn) pour constater à quel point ces inégalités sont révoltantes. Il y a plus de spécialistes dans un quartier de la capitale que dans 15 gouvernorats de la république. L’offre de soins actuelle dans le pays répond à une seule logique. Elle est calquée sur la capacité des citoyens à payer pour leur santé. Cette situation n’est pas une fatalité, elle est la conséquence d’un abandon de l’État des années durant de ses missions de planification et de régulation. Cet abandon est d’autant plus injuste qu’il est doublé, comme souligné plus haut, d’un centralisme abusif. Les régions sont pieds et poings liés. Peut-être que si on avait instauré des conseils territoriaux de la santé, présidés par les gouverneurs, responsabilisé les maires, la société civile et les citoyens, les résultats auraient différents…Des idées simples maintes fois reprises mais jamais appliquées.
Les axes de réforme rapidement exposés sont importants mais ils ne sont qu’une partie, peut-être la plus urgente, de ce qui devrait être entrepris. Je pense ici notamment à toutes les formes de corruptions endémiques qui minent le secteur et qui n’ont pas été abordées.
Il faudra beaucoup d’énergie et de conviction pour mettre en place les réformes. Elles provoqueront des crises, des grèves, de la contestation mais il faut les faire. Malheureusement tant que la valse des responsables se poursuivra, tant qu’on n’aura pas recruté les bonnes compétences, tant que chacun n’aura pas réalisé qu’il risque un jour ou l’autre d’être lui-même ou un de ses proches victimes des défaillances du système de santé, tant que nos politiques n’oseront pas, rien ne sera possible. Dans ce cas de figure la suite est déjà écrite, nous dépenserons chaque année un peu plus d’argent et nous serons incapables de faire face aux défis. Mais ce scénario catastrophe n’est pas une fatalité, des solutions existent. Dans un État fort avec des citoyens conscients qu’un système de santé équitable et performant est leur plus grande richesse tout devient possible.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar