Un récit palpitant de Kamel Jendoubi: Comment la Tunisie a voté ?
Même ceux qui ont vécu au jour le jour tout le cheminement vers les élections, le 23 octobre 2011, de l’Assemblée nationale constituante, en seront surpris. L’essentiel leur a sans doute échappé. Le choix d’une Constituante et non d’un amendement de la Constitution de 1959, la décision de confier les élections à une instance indépendante que sera l’Isie, les tentatives de dévoiement de cette instance, le parcours du combattant jusqu’au scrutin et les lendemains de fête bien désenchanteurs: jeux, enjeux et making of. Qui mieux que Kamel Jendoubi, fondateur avec ses quinze «complices» de l’Isie et son premier président, pourait le restituer?.
Plus encore, il y ajoute une série de mises au point qui réfutent tant de fausses idées colportées quant à ses relations avec Ennahdha, le Collectif du 18 octobre 2005, ses liens avec Béji Caïd Essebsi, son soutien à Mustapha Kamel Nabli, son entrée au gouvernement Habib Essid et son appel, après le décès de BCE, en faveur de la candidature d’Abdelkrim Zbidi.
Tout au long de son ouvrage, Kamel Jendoubi ne se contente pas du narratif, certes instructif, mais le jalonne d’interrogations, de questionnements, de mise en débat de tant d’incertitudes. Des questions clés, telles que celles relatives à la gouvernance de l’administration électorale (Isie version 2022 ou sans Isie), au mode de scrutin, au découpage électoral, au financement des campagnes, et autres, trouvent aujourd’hui une grande actualité.
«Je ne veux pas que l’oubli efface les premiers pas de notre peuple dans l’exercice de sa citoyenneté et dans le rétablissement de sa souveraineté, écrit Jendoubi en prologue. Je pourrais continuer à me cantonner dans un mutisme prudent et confortable, ou m’en tenir à une langue de bois lénifiante et stérile. Je choisis de prendre le risque de sortir d’une réserve qui a peut-être trop duré, quitte à m’exposer aux critiques, à commencer par celles qui visent à réduire au silence ceux qui ont eu le tort d’avoir essayé, et quelque peu réussi, là où d’autres ont organisé l’échec. L’état du pays étant ce qu’il est, je décide de m’exprimer».
La Tunisie vote. Récit d’un acteur engagé
Éditions Nirvana, décembre 2021, 240 pages
Bonnes feuilles
Quand les circonstances mènent à un destin imprévu
Quand je suis arrivé, le 17 janvier 2011, à l’aéroport de Tunis avec mon épouse Édith et nos deux enfants, Nejma et Marwan, je n’imaginais pas que les moments qui allaient suivre me marqueraient à jamais, encore moins que je m’engagerai dans une expérience inédite. Me présentant avec ma fiche d’entrée devant le policier chargé du contrôle des frontières, ce dernier a exigé - chose normale - que je présente mon passeport dont j’étais privé depuis 2000. J’ai alors appelé mon ami Mokhtar Trifi, alors président de la Ltdh, qui m’attendait derrière le portique séparant la zone de livraison des bagages du hall de l’aéroport et lui ai expliqué que le policier ne m’autorisait pas à passer malgré mes explications. De sa voix puissante, reconnaissable entre toutes, il m’a dit de venir à notre rencontre. J’ai alors entendu une foule crier «Libérez Kamel !». Puis les choses se sont précipitées.
Escorté par Mokhtar qui avait eu tôt fait de me rejoindre avec quelques amis, j’ai été littéralement projeté dans le hall sans en définitive être contrôlé alors que la foule entamait l’hymne national «Humāt al-himá yā humāt al-himá /Ô Défenseurs de la Nation». L’émotion était à son comble. Tentant de me frayer un chemin et de garder ma lucidité (enfin, surtout, de retenir mes larmes de joie), embrassant mes proches (ma sœur Naïma, mes frères Sleh et Mehdi, mon neveu Aymen) et mes ami(e)s dont les visages se bousculaient devant moi. Ma joie fut encore plus grande quand j’aperçus, venus du Maroc, mon ami Driss El Yazami en compagnie de Amina Bouayache, présidente de l’Organisation marocaine des droits de l’homme, venus du Maroc et entourés de Khemaïes Chammari, Souhayer Belhassen, Khadija Cherif, Sana Ben Achour, Anouar Kousri, Ayachi Hammami, Hedhili Abderrahmane, Raouf Ayadi, Radhia Nasraoui, Hamma Hammami, Sihem Ben Sedrine, Bassem Trifi et bien d’autres visages amis. Beaucoup venus la veille au soir avaient dû rebrousser chemin en raison du couvre-feu
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La décision du report de la date des élections
La question de la date des élections de l’ANC fixée au 24 juillet 2011 s’est posée en des termes clairs, nets et précis: maintien ou report ? Tel était le dilemme. (…) Tard dans la soirée du 21 mai, la décision de reporter ces élections au 16 octobre 2011 a été adoptée à la majorité requise (et deux abstentions) une fois que ses membres eurent fait le constat que les conditions minimales pour démarrer le processus électoral n’étaient pas réunies, rendant de fait impossible le respect de la date du 24 juillet.
(…) Le 22 mai 2011 matin, je m’étais rendu au domicile du Premier ministre, à La Soukra, pour l’informer de la décision de la Commission centrale. C’était ma deuxième rencontre avec Béji Caïd Essebsi (BCE) mais la première avec le chef de gouvernement intérimaire qu’il était devenu. Il se montra prudent et parfois sarcastique, me rappelant l’engagement pris par le gouvernement à l’égard des partis politiques et aussi de nos partenaires internationaux. En homme averti qu’il était, il me dit sa crainte de voir les partis politiques lui faire « porter le chapeau » car le soupçonnant de vouloir rester au gouvernement alors qu’il n’avait accepté cette responsabilité que pour quatre mois. Au vu de ma détermination, il m’a finalement conforté et assuré de son soutien. Mais, selon lui, il restait à convaincre le président Foued Mbazza. Rendez-vous a été pris le lendemain, 23 mai 2011, au siège du gouvernement à La Kasbah en présence de Ridha Belhaj, secrétaire d’Etat (puis ministre délégué auprès du Premier ministre) et, si ma mémoire ne me trahit pas, d’un ou deux représentants de l’Isror. Le soir du 22 mai, je faisais mon «baptême du feu» médiatique avec une intervention à la Télévision nationale au journal du soir puis à la chaîne satellitaire El Jazeera, très suivie à l’époque.
La fin d’un tunnel
Le 23 octobre, à 6 heures du matin, je me suis dirigé vers l’école primaire proche de mon domicile aux abords du métro. Les équipes de l’Isie étaient déjà à pied d’œuvre, les forces de l’ordre et l’armée assuraient la sécurité à l’extérieur. Une sensation bizarre m’a traversé, un mélange d’appréhension, d’impatience et de joie, le sentiment que ce jour était la fin d’un tunnel de neuf mois autant que de plusieurs décennies, la fin d’une malédiction ayant figé l’image de mon pays et au-delà, celle des pays arabes, notamment dans un Occident cloîtré dans ses préjugés.
(…) Ce soir-là, j’ai eu la conviction que nous, Tunisiennes et Tunisiens, l’avions fait, et que ce jour représentait le début d’un chemin pour sortir du malheur et de cette malédiction qui avaient fait de nous un troupeau soumis. Les oiseaux de mauvais augure qui n’avaient cessé de prédire le chaos étaient moins bavards qu’à l’accoutumée. Ce jour-là, la Tunisie n’a pas sombré. Bien au contraire, elle s’est distinguée aux yeux du monde et a retrouvé sa dignité.
Mes rapports avec Ennahdha
Mes rapports avec Ennahdha remontent à 1986 pendant la campagne contre la peine de mort prononcée à l’encontre de Rached Ghannouchi et des dirigeants du Mouvement de la tendance islamique (MTI rebaptisé Ennahdha). Puis, durant la seconde moitié des années 1990, dans le cadre des activités du Crldht. En concertation avec les organisations françaises des droits de l’homme (Ligue française, Amnesty International, Action des chrétiens contre la torture, Cimade…), une action fut menée en direction des autorités françaises qui permit la régularisation de la situation administrative de plusieurs dizaines de personnes - pour l’essentiel membres et sympathisants d’Ennahdha qui vivaient depuis plusieurs années dans une totale insécurité juridique compte tenu de la politique complaisante des autorités françaises vis-à-vis du régime Ben Ali. Nous avons alors été amenés à recueillir les témoignages de personnes victimes des exactions du régime ou leurs proches. Les dirigeants d’Ennahdha ayant obtenu le statut de réfugiés politiques se tenaient coi et n’apparaissaient guère. Ceux installés à Londres ne pouvaient pas se déplacer dans les autres pays européens car étant sous le coup de mandats émis par Interpol.
(…) Au lendemain des élections du 23 octobre 2011, une délégation d’Ennahdha est venue sonder mes intentions et me proposa de faire partie du gouvernement Jebali déjà déclaré candidat du mouvement pour le poste de chef de gouvernement. J’ai repoussé cette offre vigoureusement, leur rappelant l’engagement auquel ils avaient souscrit, celui d’achever les travaux de l’ANC dans un délai d’un an et d’organiser de nouvelles élections après l’adoption de la nouvelle Constitution. Il était donc indispensable de garder l’Isie qui, de l’avis quasi unanime, avait réussi la mission pour laquelle elle avait été créée. La suite a été racontée dans cet ouvrage.
Mes liens avec Béji Caïd Essebsi
La première fois que j’ai entendu parler de Béji Caïd Essebsi (BCE), c’est par le regretté Hichem Gribaa avec qui j’entretenais des liens étroits, notamment pour dénoncer la dérive autoritaire, népotiste et mafieuse de Ben Ali et de ses proches. Je diffusais les informations que Hichem récoltait à ce sujet, notamment le fameux document des «sept familles qui pillent la Tunisie», un véritable pamphlet qu’il a rédigé avec l’aide de Hamadi Redissi.
Je dois à cette occasion leur rendre hommage. Méticuleux, Hichem Gribaa récoltait ses informations de plusieurs sources: hommes d’affaires, comme Kamel Letaief, et même des membres de sa famille, avec l’aide d’avocats tels que son ami Ezzeddine Mhedhbi ou d’autres tels que Taieb Laguili.
(…) Hichem me parlait de BCE comme étant un des animateurs «des destouriens démocrates», un regroupement qui, sous le couvert de l’anonymat, se distinguait par quelques communiqués diffusés sous le manteau. Plus tard, en 2009, j’ai lu son livre Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie, publié à Sud éditions en 2009, livre que m’avait offert mon amie Souhayer Belhassen lors de sa visite, en avril 2009, à l’hôpital Gustave-Roussy où j’étais hospitalisé à la suite d’une troisième opération. J’ai vu BCE pour la première fois à la télévision, en famille chez lui, quand la chaîne de télévision privée Nessma lui a consacré une émission. L’homme comme ses propos avaient à l’évidence un impact. Puis je l’ai rencontré en chair et en os deux semaines avant qu’il soit nommé par Foued Mebazza à la primature le 27 février 2011. C’était par hasard, au siège de la Somaco détenue par les frères Letaief à La Soukra (banlieue de Tunis). Arrivé à mon rendez-vous avec Kamel Letaief, je l’ai trouvé aux côtés de ce dernier. Après les présentations, on a brièvement échangé sur la situation. Nous avons ensuite cheminé ensemble durant les mois ayant précédé les élections du 23 octobre 2011, ce dont j’ai fait état précédemment dans cet ouvrage. Nos rapports furent alors parfois tendus mais empreints d’un respect mutuel.
Kamel El Taîef
J’ai rencontré Kamel El Taîef une fois avant la révolution en 2001 quand il était de passage à Paris au même titre que toutes les personnalités de l’opposition à l’époque - même celles qui, après avoir été proches du régime, ont rompu avec lui - avec lesquelles on s’entretenait en vue d’organiser des activités dans le cadre du Crldht. C’est sur le conseil de Hammadi Ben Said qui assurait, lui aussi, le lien avec Hichem Gribaa que cette rencontre a eu lieu en vue d’obtenir les informations concernant la corruption et les malversations de Ben Ali et de ses proches. Kamel El Taîef a donné une interview au quotidien Le Monde en date du 30 octobre 2001 dans laquelle il a traité le régime de Ben Ali de mafia: «Je suis, dit-il, contre toute la clique au pouvoir à Tunis. C’est une mafia, liée à la famille du chef de l’État, qui dirige le pays et Ben Ali laisse faire. Les Tunisiens sont mécontents du manque de liberté. Le développement de la corruption les scandalise, accusait cet homme d’affaires prospère. Une opposition existe au sein même du régime ; ça va bouger. Je connais des ministres qui sont contre le pouvoir qu’ils servent et contre le parti au pouvoir, le RCD». De retour à Tunis, le 5 novembre 2001, il est arrêté puis condamné, le 12 février 2002, à un an de prison ferme. Je n’ai eu depuis aucun rapport avec lui jusqu’à mon retour en Tunisie où il m’a appelé pour me remercier de notre soutien et me proposer de le rencontrer.
Habib Essid
Pendant les dix-huit mois où j’ai œuvré (en tant que ministre) auprès de Habib Essid, j’ai connu le grand serviteur de l’État qu’il était, intègre et travailleur. Je lui ai apporté toute mon énergie dans les moments difficiles (…) D’une loyauté totale à BCE – il le considérait comme son père - Habib Essid a veillé à ne pas empiéter sur son terrain politique au point d’être un Premier ministre appliquant les directives du Président au lieu et place d’être un chef de gouvernement fort d’une majorité politique investi par le Parlement. La communication n’était à l’évidence pas son fort, et ni une priorité, ni une nécessité impérieuse à ses yeux pour l’action politique. L’important était l’action et le terrain, connaissant la Tunisie comme sa poche, au fait des particularismes régionaux d’une manière remarquable.
(…) La cabale contre Habib Essid – car il s’agit bien d’une cabale- a conduit à son éviction dans des conditions qui déshonorent ses instigateurs aussi bien à l’ARP (quel spectacle écœurant de voir certains venir embrasser le Premier ministre «débarqué» après avoir voté massivement contre lui, seuls trois députés ayant voté la confiance !) qu’à Carthage. La responsabilité de BCE - contrairement à ce qu’il disait – est directe et totale. Sous couvert de dialogue, de consultations, d’union et de sauvetage du pays, il a voulu me convaincre de rester au gouvernement, donc de lâcher Habib Essid. J’ai compris que le temps de la réforme - même timide - était terminé; commençait celui de la guerre des ambitions personnelles qui allait conduire à un véritable gâchis pour le pays.
Abdelkrim Zbidi
Le jour des funérailles de BCE, le 27 juillet 2019, j’ai appelé Abdelkrim Zbidi, ministre de la Défense - je ne dois pas être le seul - pour l’encourager à présenter sa candidature, convaincu qu’outre son expérience reconnue, il est un candidat imprégné des valeurs républicaines, un homme d’engagement éthique et de parole, jouissant de surcroît de la confiance populaire, un candidat à même de défendre ces valeurs.
Suis-je de gauche?
A mes yeux, être de gauche aujourd’hui, c’est avoir des convictions qui associent l’humanisme, l’émancipation et la solidarité à la justice sociale, à la défense des libertés individuelles comme collectives, à l’égalité de toutes et de tous en y incluant la défense des minorités. C’est à la lumière de ces convictions que je me détermine pour contribuer à construire un projet pour notre pays et m’opposer aux forces rétrogrades, religieuses comme séculières.