Grandes réformes: quand on persiste dans l’erreur
Par Mikhail Ben Rabah - On nous l’annonce à l’avènement de chaque nouveau gouvernement : «on va finalement entamer les grandes réformes !» A force de le répéter sans rien voir venir, plus personne n’y croit ou presque. Sauf ceux ou celles doté(e)s d’un optimise indéfectible gardent espoir.
A les entendre (leaders politiques, hauts responsables de l’Etat, etc.), on a l’impression que ces réformes sont bien là, rangées soigneusement dans les coffres-forts de nos institutions, prêtes à être désemballées et mises en application. La vérité est tout autre. Ces projets de réformes, quand ils existent, sont souvent soit tronqués, soit inachevés, soit incohérents ou tout simplement irréalisables. Et même si l’Administration tunisienne a su quelquefois produire certains projets intéressants, ils sont restés sans concrétisation. Et pour cause ! On persiste à commettre les mêmes erreurs.
Au moins cinq erreurs fatales ont fait qu’on en est resté là. Et on excelle dans l’art de ne louper aucune d’elles.
On pose les mauvaises questions et/ou on se focalise sur de faux problèmes
Par définition, une réforme est un changement et une réponse corrective qu’on apporte à un ensemble de dysfonctionnements en vue d’obtenir une amélioration dans un domaine/secteur déterminé. Mais souvent, on se trompe sur la définition du problème ou sur la détermination de ses causes racines.
Au lieu de comprendre et de creuser au fin fond de nos maux économiques et sociaux, on se contente de soigner quelques symptômes et on ose appeler ça des réformes. Finalement, elles ne sont pas si grandes que ça!
Et voici un exemple qui illustre notre incapacité à adresser les vrais problèmes. On a beau abordé la réforme de notre système éducatif de plusieurs angles et de multiples diagnostics et études ont été menées dans ce sens. Mais nous sommes-nous posés les vraies questions, toutes les questions? On vous dirait que oui, les programmes, les aspects pédagogiques, le temps scolaire, l’infrastructure, tout a été examiné à la loupe et aucun détail n’a été épargné. Et on vous enverra vers le fameux « livre blanc ». Mais a-t-on posé une seule fois la question pourquoi notre école n’est pas attractive pour l’élève ou pour l’enseignant ? Sait-on pourquoi l’enfant et l’enseignant trouvent du mal à s’identifier à leur école ? Vous pouvez mettre en place les plus beaux programmes scolaires et adopter les approches pédagogiques les plus innovantes mais ceci n’empêchera pas votre établissement de rester non attractif et même hostile à ses usagers et donc non productif.
Autre exemple : la digitalisation de l’administration. Depuis des années, on essaie en vain de digitaliser l’existant. Or l’existant est archaïque et inefficace. Au lieu de procéder à une réingénierie des processus administratifs afin d’éliminer toute source de gaspillage des ressources et d’optimiser le fonctionnement de l’administration, on essaie d’informatiser le désordre et l’anarchie.
Et la liste est longue, très longue.
Parfois, on a tendance aussi à faire exprès de fuir les vrais problèmes car souvent le diagnostic est «douloureux» et responsabilise des acteurs toujours présents. Ceux qui vous répètent sans cesse que les réformes seront «douloureuses» sont-ils prêts à s’infliger la douleur du diagnostic de l’échec de leurs politiques ?
On évalue peu ou pas
On manque dans notre pays de culture d’évaluation. On se fie souvent à des «impressions» plutôt qu’à des évaluations. Ceci est d’autant plus grave quand des décisions stratégiques sont fondées sur un pressentiment général. Or une réforme ne peut être bâtie que sur une évaluation méthodique et structurée. Certes, plusieurs évaluations ont été menées dans différents secteurs mais elles manquent pour la plupart de rigueur. En outre, elles sont souvent non participatives et abordent des problématiques pour lesquelles la population cible est peu ou pas consultée.
Par exemple, évaluons-nous l’impact des lois que nous légiférons? Jamais. Pourtant une circulaire du Premier Ministre qui date de 2011 portant sur la qualité de législation l’a prévu, mais elle est restée sans application.
Une autre lacune consiste à ne pas évaluer les risques et les obstacles qui peuvent entraver la bonne marche d’une réforme. On se lance dans des réformes en priant que ça marche !
Assurément, l’évaluation est un métier à part entière qui requiert des compétences poussées, mais c’est aussi une culture dont on doit s’imprégner. Autrement, on n’ira pas loin avec des réformes sans aucun référentiel d’évaluation.
On croit souvent que pour réformer, il suffit d’une nouvelle loi
Dans notre logique, il n’existe pas de réforme sans de nouvelles lois. D’ailleurs on souffre dans notre pays d’une inflation législative. On a tendance à tout légiférer. Ceci complique parfois les choses et freine toute tentative de réforme. Plusieurs problèmes peuvent être résolus par de nouvelles politiques publiques, une réallocation des ressources et parfois via des mesures simples. La circulaire suscitée a bien recommandé de ne légiférer que lorsque aucune alternative n’est possible.
A titre d’exemple, on attend toujours la parution d’une nouvelle loi portant sur la gouvernance des entreprises publiques, jugée nécessaire à leur réforme. Même si c’est en partie vrai, beaucoup aurait pu être fait en attendant et sans changer la moindre disposition légale ou réglementaire existante.
On a tendance à se copier soi-même
S’il y a une qualité qui a beaucoup manqué à nos décideurs ces derniers temps, c’est bien l’innovation. On est toujours prisonnier de paradigmes et de modèles qu’on adopte depuis belle lurette. Or initier une réforme est loin de se copier soi-même. A voir nos lois de finance qui se veulent précurseurs de réformes, on découvre vite un mauvais «copier-coller».
Ceci est quasiment inévitable d’autant plus qu’on a toujours recours aux mêmes cadres pour penser et repenser nos réformes, lesquels cadres n’ont pas réussi à évoluer et acquérir la capacité d’innover. Or une réforme digne de son nom ne peut être dénudée du sens de l’innovation.
On communique mal sur nos projets de réformes
Une réforme suscite toujours une résistance de ceux qui vont l’appliquer ou la subir. Communiquer sur les bénéfices d’un projet de réforme afin de réduire la résistance est crucial. Or sommes-nous en train de le faire convenablement ? Au contraire, on présente souvent ces réformes comme une corvée et parfois même une condition imposée de l’étranger. «On y est pour rien, ce sont plutôt les autres qui veulent nous imposer des réformes pour nous prêter des sous», nous dira-t-on. Une réforme ne peut être que le fruit du consentement d’une majorité avertie et convaincue. Concevoir, faire accepter et conduire une réforme nécessite une stratégie de communication qui n’est pas donnée à tous.
Et si on changeait d’approche!
Nos amis japonais n’aiment pas trop les grandes réformes. Pionniers du management de la qualité totale, ils sont plutôt adeptes de l’amélioration continue. Si on se met à améliorer nos processus de management d’une manière continue et participative, on n’aura pas besoin de réformes. En effet les réformes sont couteuses, lourdes à gérer et à mettre en place. Au lieu d’attendre que les choses pourrissent pour réformer, il vaut mieux s’améliorer en permanence. C’est plus simple et surtout beaucoup moins couteux. Mais comme la situation dans la majorité des secteurs en Tunisie a dégénéré au fil des années, les grandes réformes s’imposent. Une fois mises en marche, il serait judicieux par la suite de se lancer dans une logique d’amélioration continue.
A bon entendeurs !
Mikhail Ben Rabah
Directeur Général
Présidence du Gouvernement