Tunisie: la loi de finances 2022 ou l'impasse budgétaire
Par Ezzeddine Saidane - En Tunisie ou ailleurs la loi qui reflète le mieux la politique d'un gouvernement est bien la loi de finances (LF). L’examen de la LF tunisienne de 2022, ainsi que celles des années précédentes ne donne que peu d'indications sur la politique et les choix économiques, financiers et sociaux du gouvernement en place. Il n’est pas excessif de conclure, d'après le contenu de la LF 2022 que le gouvernement en place, comme pour les précédents gouvernements, n’a pas véritablement de politique. Depuis quelques années en effet les LF semblent être élaborées selon la logique qui consiste à aligner les dépenses publiques considérées comme nécessaires et à trouver, en face, les sources de financement possibles. De ce fait deux caractéristiques importantes de la LF doivent être soulignées : le déficit du budget et par conséquent l'endettement semblent être subies plutôt que gérées, et la LF tunisienne ne se présente plus comme un outil d'orientation et de gestion de l'économie mais plutôt comme un outil pour parer au plus urgent en matière de dépenses et de ressources de l’état.
I- Principaux faits saillants de la LF 2022
1- Sur le plan de la forme, et en l’absence d'un parlement en exercice, la LF 2022 a pris la forme d'un décret présidentiel. À ce titre elle n’a donc été soumise à aucune forme de débat ou de discussion. Ceci est une première dans l'histoire de la Tunisie.
2- Le montant total de la LF 2022 se situe à 57,3 milliards de Dinars par rapport à 51,5 pour la LF 2021 et à 55,5 pour la LFC 2021 (Loi de Finances Complémentaire 2021). Les membres du gouvernement sont en train d'annoncer aux médias que les dépenses publiques augmenteraient en 2022 de 3,2% par rapport à 2021. Ce qui est inexact. En effet il faut comparer les comparables. Le pourcentage annoncé est le résultat de la comparaison de la LF 2022 à la LFC 2021. La vraie comparaison devrait être celle entre la LF 2022 et la LF 2021. À ce titre les dépenses de l'état augmentent d’au moins 11,1% entre 2022 et 2021. Et c’est là que réside un des problèmes majeurs des finances publiques tunisiennes depuis 2011. Les dépenses publiques augmentent à un rythme qui est sans commune mesure avec les possibilités de l’économie. Si l'on considère la période 2011- 2021 on constate que la croissance économique réalisée, exprimée en monnaie locale, a été quasiment nulle. Les chiffres exprimés en Dollars donneraient des résultats profondément inquiétants. Pendant la même période (2011-2021) la masse du budget de l’état a augmenté à un rythme supérieur à 10% par an. En effet le budget de l'état passe de 18 milliards de Dinars en 2010 à 57,3 milliards de Dinars en 2022 (chiffre provisoire). Nous constatons en outre que le budget de l'état de 2010 réservait 25% des dépenses publiques à l'investissement public alors que celui de 2022 ne réserve que 7% à l'investissement public. En outre si l’on procède à une analyse fine du budget d'investissement public de 2022 on constate aisément que les vraies dépenses d'investissement public représentent à peine 3% du montant du budget. Ceci montre en effet que l'état est en situation de quasi-démission par rapport à son rôle fondamental en matière d'investissement public. L'histoire nous montre clairement en Tunisie que lorsque l'état n’investit pas, le secteur privé local ne peut pas investir. Et lorsque le secteur privé local n’investit pas le pays ne peut pas attirer les investissements directs étrangers. La LF 2010 représentait environ 28% du PIB, alors que celle de 2022 représente environ 45% du PIB. C’est dire le poids croissant du coût de l'état sur l’économie. La pression fiscale dépasse désormais le niveau de 25%, soit le taux le plus élevé en Afrique. Le taux des prélèvements obligatoires (pression fiscale + prélèvements au titre de la sécurité sociale et autres) dépasse désormais le niveau de 35%.
3- Nous sommes obligés de considérer les chiffres de la LF 2022 comme des chiffres provisoires. En effet depuis 2011, et contrairement à la période d’avant, la Tunisie a eu chaque année une LF et une LFC et les différences entre les deux ont souvent été très significatives. À titre d’exemple le montant total de la LF 2021 a été de 51,5 Milliards de Dinars, alors que celui de la LFC 2021 a été de 55,5 milliards de Dinars. Et tous les chiffres à l'intérieur de la LF ont changé de manière significative. De ce fait il est quasiment sûr que l'état aura recours, comme pour les années précédentes, à une LFC 2022. Les principales hypothèses sur la base desquelles la LF 2022 a été construite sont:
• un prix du baril de pétrole brut Brent à 75 $. Il faut noter à ce propos que la plupart des analystes spécialistes du domaine de l'énergie prévoient un baril de pétrole au-delà de 100 $ pour 2022;
• un taux de change du Dollar US autour du cours observé pendant les derniers mois de 2021, soit environ 1$ = 2,9 TND. Cette hypothèse est elle aussi difficile à défendre car les données économiques et financières du pays justifieraient une forte dépréciation de la monnaie locale;
• un taux de croissance économique de 2,6% attendu pour 2022. Ce taux de croissance appelle de notre part deux commentaires. Il prouve d'abord l'absence totale d'ambition de redresser l'économie après deux années difficiles (le taux de croissance économique réalisé en 2020 a été de -8,8% et celui attendu pour 2021 serait proche de 0%). Il prouve également que l'état ne considère plus la LF comme un outil de gestion ou d'orientation de l’économie.
4- La LF 2022 prévoit un déficit budgétaire de 8,6 milliards de Dinars, soit 6,2% du PIB projeté pour 2022. Cependant l'histoire des onze dernières années nous prouve que le déficit budgétaire est quasiment toujours plus important. Les probabilités de dépassement budgétaire et de non réalisation de la croissance économique attendue sont aussi importantes.
5- Les besoins d’emprunts nouveaux s'élèvent à 20 milliards de Dinars, soit environ 35% du montant total de la LF 2022. Énorme. Les emprunts nouveaux se détaillent comme suit: l'équivalent de 12,7 milliards de Dinars en emprunts extérieurs et 7,3 milliards de Dinars en emprunts sur le marché local. Ces chiffres appellent les commentaires suivants:
• comment parvenir à mobiliser l'équivalent de 12,7 milliards de Dinars en prêts étrangers en l’absence d’un accord avec le FMI. Un tel accord semble, pour le moment au moins, assez lointain compte tenu de la situation économique et financière, de la notation souveraine de la Tunisie (CCC avec perspective négative) et de l'absence de consensus politique et social.
• comment parvenir à mobiliser 7,3 milliards de Dinars de crédits sur le marché local et continuer à nier le recours à la « planche à billets ». Les possibilités du marché local sont connues. Elles sont de l’ordre de 2 à 2,5 milliards de Dinars par an. La différence ne peut donc provenir que de la « planche à billets ». L'état a en effet pris l’habitude d’émettre des BTC (Bons de Trésor à Court terme, 13 ou 26 semaines) qui sont souscrits pour l'essentiel par les banques locales et rachetés le jour même par la Banque Centrale. Il s'agit là clairement de planche à billets car un financement direct du déficit budgétaire par la BCT ou un financement indirect par l'intermédiaire des banques ont strictement le même effet négatif en termes de risque inflationniste et de baisse de la valeur de monnaie nationale, en plus de l’impact négatif sur la notation souveraine et l’ensemble des équilibres économiques et monétaires.
La Tunisie court un sérieux risque de liquidités internes et externes. Le budget de 2022 sera-t-il celui de l’impasse budgétaire?
6- La LF 2022 prévoit un service de la dette publique relativement lourd et comparable à celui de l'année précédente. L’état tunisien doit en effet rembourser un total équivalant à 14,4 milliards de Dinars répartis en 10 milliards de Dinars de principal (5,5 au titre du principal de la dette intérieure et 4,5 au titre du principal de la dette extérieure) et 4,4 milliards de Dinars en intérêts (2,7 au titre de la dette intérieure et 1,7 au titre de la dette extérieure). Si l'état ne parvient pas à mobiliser les crédits extérieurs programmés, le remboursement du principal et des intérêts de la dette extérieure pourrait devenir problématique et précipiter le recours de la Tunisie à rééchelonnement de sa dette extérieure au sein du Club de Paris.
7- La LF 2022 prévoit une masse salariale de la fonction publique de 21,6 milliards de Dinars, soit une augmentation de 1,3 milliard de Dinars par rapport à 2021, et ce suite notamment au recrutement de 18.400 fonctionnaires supplémentaires. Une telle masse salariale représente 46% du montant du budget, 56% des ressources propres de l'état et environ 16% du montant du PIB projeté à fin 2022. La masse salariale de la fonction publique a, depuis quelques années, constitué une des principales pierres d’achoppement dans les relations de la Tunisie avec le FMI. En effet ce niveau de masse salariale, étant un des plus élevés au monde, est considéré comme un lourd fardeau pour les finances publiques tunisiennes. En outre la Tunisie s'était déjà engagée formellement auprès du FMI à ramener cette masse salariale à un maximum de 12,4% du PIB en 2020 ! C'est entre autres pour cela qu'un éventuel accord avec le FMI semble difficile à atteindre. La LF 2022 retient comme hypothèse de base un tel accord avant la fin du mois de mars 2022 ! En outre, et compte tenu des tensions sociales que vit le pays depuis 2011, il est probable que le montant budgétisé pour la masse salariale soit dépassé, et que le taux de croissance économique attendu ne soit pas atteint. Ceci donnerait un niveau de masse salariale sur PIB plus élevé encore !
8- La LF 2022 prévoit un niveau de dette publique de l’ordre de 114,142 milliards de Dinars ou 82,6% du PIB (projeté pour fin 2022), et cela sans tenir compte des garanties accordées par l’état pour couvrir les engagements des entreprises publiques qui connaissent d'énormes difficultés financières. Les risques de voir la dette déraper davantage et le PIB projeté non atteint sont importants. D’où le sérieux risque de non-soutenabilité de la dette publique tunisienne.
II- Nécessité d’un changement d’approche
Il est clair que l'approche suivie jusque-là par les pouvoirs publics tunisiens mène vers une impasse, et notamment une impasse budgétaire. Il faudrait donc changer d'approche et revenir vers la logique de gestion qui considère que la LF est un outil de gestion et d'orientation de l’économie. L’objectif fondamental de l'élaboration de la LF ne devrait plus être la mobilisation des ressources pour la couverture des dépenses publiques et la réduction du déficit budgétaire. L'objectif devrait être la relance de l’économie, l'ambition de réaliser une croissance économique à un niveau élevé, une création de richesses et d’emplois. Il faudrait chercher à corriger les ratios et les indicateurs par la croissance économique et par les reformes qui sont aussi nécessaires qu’inévitables.
Ceci nous amène à parler du document qui a été classé «confidentiel » récemment et qui constitue un projet de programme de réformes à présenter au FMI dans le but de parvenir à un accord avec cette institution avant le 31 mars 2022 ! Tout d’abord pourquoi un document « confidentiel ». Ensuite ce document prévoit un début des réformes pour 2023. Pourquoi 2023 et non pas 2022. En outre nous tenons à faire trois remarques fondamentales au sujet de ce document:
• l'approche selon laquelle le document est élaboré demeure la même que celle des LF élaborées depuis quelques années, c'est à dire comment mobiliser de nouvelles ressources et réduire le déficit budgétaire et l’endettement;
• le document comporte des contradictions avec la LF 2022 sur un certain nombre de points et notamment la masse salariale et la charge de la caisse générale de compensation;
• le document ne comporte aucune stratégie de sauvetage de l'économie et un retour à un rythme normal de croissance économique, de création de richesses et d’emplois.
Ezzeddine Saidane
Janvier 2022