Sidi Bou Said : le premier site historique et traditionnel classe au monde est abandonné
Par Khadija Touhami - Sidi Bou Saïd est notre fierté nationale, il est l’emblème de notre patrimoine urbain et le site touristique le plus visité de la Tunisie. Ce sont là des faits incontestables et qui font l’unanimité nationale et internationale.
Mais ce qui est méconnu, c’est que ce site est cédé au désordre et la négligence.
Peut-on imaginer que Sidi Bou Saïd le site touristique le plus visité de la Tunisie n’est pas décrété municipalité touristique, et par conséquence il ne peut pas bénéficier du soutien du Fonds de Protection des Zones Touristiques pour développer ses activités touristiques, valoriser son patrimoine culturel et historique, et surtout offrir à ses visiteurs le confort souhaité.
Peut-on imaginer que la colline de Sidi Bou Saïd qui est inscrite sur la liste des zones sensibles, à cause des risques naturels d’érosion, de glissement, et de l’expansion urbaine incontrôlée, n’est pas dotée d’un schéma directeur d’aménagement tel qu’exigé par le Code d'Aménagement du Territoire et de l'Urbanisme, afin de préserver la pérennité du site.
Peut-on imaginer que Sidi Bou Saïd l’ensemble historique et traditionnel n’a pas de Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur tel qu’assigné par le Code du Patrimoine Archéologique, Historique et des arts traditionnels, et par lequel doivent être déterminées les normes d’architecture, les règles d’aménagement des places publiques, et les activités compatibles avec les exigences de la protection du site et de son développement durable.
Peut-on imaginer que Sidi Bou Saïd avec sa notoriété nationale et internationale n’est pas inscrit sur la liste du patrimoine mondial, bien qu’il soit le premier site classé et préservé dans le monde (1915) et cela avant même la création de l’UNESCO.
Peut-on imaginer que le Plan d’Aménagement de la commune de Sidi Bou Saïd date de 1978, et que les quelques rectifications (1987 et 2006) étaient des occasions pour subtiliser les meilleurs terrains du site, et altérer ses monuments historiques.
Toutes ces défaillances qui ont gravement nui à l’harmonie du site, et à son identité, ne peuvent que faire virer le site vers la perdition.
Il faut ajouter à cette situation juridique préoccupante, un état d’esprit mercantile et agressif qui règne sur le site et entrave son développement durable. Aucune vision stratégique pour préserver le site et sa mémoire n’est décrétée, des projets dépourvus de créativité et de bon sens engloutissent le site dans une ambiance de désordre et d’altération. Le label « Sidi Bou Saïd » est devenu une marchandise, bas de gamme, exploitée sans scrupule.
Réellement Sidi Bou Saïd est doté d’un arsenal législatif remarquable, c’est l’application de cet arsenal qui est défaillante et parfois même contestée. Nous citons l’exemple du décret N° 85-1246 du 7 octobre 1985 relatif au classement du site archéologique de Carthage, qui met en désaccord les experts en patrimoine sur l’inscription de Sidi Bou Saïd sur la liste du patrimoine mondial. En effet une tendance prédominante insiste sur le fait que Sidi Bou Saïd n’a jamais été inscrit, et que ledit décret concerne exclusivement le site archéologique de Carthage, et il y a même des tentatives pour préparer un dossier d’inscription pour Sidi Bou Saïd. Tandis qu’une deuxième tendance soutient la thèse de l’inscription de Sidi Bou Saïd sur la liste du patrimoine mondial, et elle prétend même que le site archéologique de Carthage n’a pas pu être inscrit sur la liste du patrimoine mondial sans l’intégration du village de Sidi Bou Saïd dans le dossier d’inscription du site. D’ailleurs M. Mohamed Al Aziz Ben Achour dans son article : «Déclassement des terrains à Carthage et Sidi Bou Saïd» ( Leaders du 23 févrie 2011) explique clairement que «Pour Sidi Bou Saïd, c’est le village historique qui a eu un rôle décisif dans l’inscription du site archéologique de Carthage sur la liste du patrimoine mondial », ses propos sont confirmés dans le deuxième article du décret N° 85-1246 du 7 octobre 1985 relatif au classement du site archéologique de Carthage, et qui détermine les composantes du site comme suit :
• La zone archéologique de Carthage-Sidi Bou Saïd
• La zone historique du village de Sidi Bou Saïd
• La zone verte de protection du village de Sidi Bou Saïd
Le décret susmentionné institue, sur le territoire des communes de Carthage, La Goulette, La Marsa et Sidi Bou Saïd un ensemble de sites classés en raison de leurs intérêts archéologique, historique, esthétique et naturel appelé « Parc archéologique national de Carthage-Sidi Bou Saïd ». Et que ce classement constitue un acte de protection et de valorisation d’un ensemble de sites historiques du patrimoine national auxquels L’UNESCO a reconnu le caractère universel (Art. 1).
Il faut admettre qu’une certaine ambigüité enveloppe le décret, puisqu’il ne mentionne pas clairement l’inscription du village de Sidi Bou Saïd sur la liste du patrimoine mondial (Art. 1), et d’autre part il fait du village un élément essentiel du site archéologique de Carthage. (Art. 2).
Un autre point suscite l’attention, dans l’exposé de l’UNESCO sur «La Valeur Exceptionnelle Universelle» du site archéologique de Carthage, qui est son passeport et sa carte d’identité pour figurer sur la Liste du patrimoine mondial, nous lisons : «le site de Carthage bénéficie du classement d’un grand nombre de ses vestiges comme monuments historiques (à partir de 1885). Sa protection est aussi assurée par le décret 85-1246 du 7 octobre 1985 relatif au classement du site de Carthage- Sidi Bou Saïd, la loi 35-1994 relative à la protection du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels et par l’arrêté de création du site culturel de Carthage-Sidi Bou Saïd du 4 septembre 1996». Une fois de plus Sidi Bou Saïd en tant qu’élément essentiel du site Carthage – Sidi Bou Saïd est négligé dans la définition de la «Valeur Exceptionnelle Universelle» au profit du site archéologique de Carthage, puisqu’ un arrêté publié au JORT à la même date (le 4 septembre 1996) , que celui du site culturel de Carthage-Sidi Bou Saïd, et qui crée et délimite l’ensemble historique et traditionnel de Sidi Bou Saïd n’est pas mentionné dans la valeur exceptionnelle universelle entant que texte de protection du site de Carthage-Sidi Bou Saïd. Est-elle une omission ou un acte délibéré?
Un autre détail prouve que le village de Sidi Bou Saïd joue le rôle d’un accessoire «nécessaire mais pas indispensable» pour le maintien du site archéologique de Carthage sur la liste du patrimoine mondial. L’arrêté des ministres de la Culture et de l’équipement et de l’habitat du 4 septembre 1996 portant création et délimitation du site culturel de Carthage – Sidi Bou Saïd annexe au site la zone verte de protection du village de Sidi Bou Saïd (Art.3) ce qui est une aberration géographique et administrative flagrante et incompréhensible. Pourquoi départager la colline de Sidi Bou Saïd (village et zone verte) entre l’autorité administrative de deux communes (Sidi Bou Saïd et Carthage)?
Ces lacunes et ces flous juridiques ont laissé les portes ouvertes aux dépassements et aux abus. Entre 1992 et 2008, quatorze arrêtés de déclassement de terrains ont été effectués dans «le parc archéologique national de Carthage et Sidi Bou Saïd» dont six concernent la commune de Sidi Bou Saïd. Les quatorze arrêtés étaient annulés par le décret- loi n° 2011-11 du 10 mars. Les débordements continuent à se produire avec une agressivité inégalée. Des chantiers avec des autorisations de bâtir détournées, sont en train de détruire la colline de Sidi Bou Saïd et altérer son écosystème. Des espaces verts au cœur du village, qui faisaient le bonheur des habitants et des visiteurs sont envahis par une avidité mercantile démesurée. Des monuments historiques sont squattés sans aucune intervention dissuasive des autorités concernées.
Toutes ses interrogations et ses dépassements ont incité l’Association pour la Sauvegarde de la Médina de Sidi Bou Saïd (l’ASM-SBS) à proposer au conseil municipal de Sidi Bou Saïd la constitution d’un comité ad-hoc, réunissant toutes les instances concernées par la protection de notre patrimoine national afin qu’il active la promulgation du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur de Sidi Bou Saïd, et clarifier sa situation par apport au site archéologique de Carthage et son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Depuis le dépôt de sa demande (2018) l’ASM-SBS n’a eu aucune réponse.
Sans l’intervention urgente et impérative du ministère des Affaires culturelles Sidi Bou Saïd ne sera qu’une illusion.
Khadija Touhami