La chimie, une science incontournable dans le monde du Covid-19
Par Mohamed Larbi Bouguerra - Conférence prononcée à distance le 18 décembre 2021 au Congrès International Francophone de Chimie 2020 à Monastir.
Comme vous êtes à Monastir, la ville natale du regretté président Habib Bourguiba, je voudrais évoquer la figure du philosophe français Auguste Comte (1798- 1857) que vénérait notre ancien président. Comte a produit, au XIXème siècle, un classement des sciences qui mettait la chimie après les mathématiques et la physique et juste avant la biologie et la sociologie. Ce qui a nui à l’image de la chimie en France alors que cette science tenait le haut du pavé en Allemagne et au Royaume Uni où elle a fortement contribué à l’industrialisation de ces pays (colorants de Perkins en Angleterre, de BASF en Allemagne et aspirine de Bayer en Allemagne). De ce fait, en France, notre discipline n’aura une agrégation séparée de la physique que vers les années 1950 et elle n’entrera à l’Ecole Polytechnique que vers cette date. (Ironie du sort : Auguste Comte a été renvoyé de l’Ecole Polytechnique pour indiscipline et insubordination.)
A l’indépendance, en 1956, des inspecteurs généraux français, généralement agrégés de physique, ont fait de la chimie une matière secondaire dans notre enseignement scientifique.
Pour rester encore un instant sur la Tunisie, rappelons que Mongi Baouendi, professeur de chimie organique à l’Université Harvard (Boston), le fils de notre regretté collègue mathématicien à la FST, Mohamed Salah Baouendi, a été nominé en 2020 pour le Nobel de chimie pour ses travaux sur les nanostructures des semi-conducteurs. Il est jeune et rien n’est perdu.
En 2001, j’ai publié aux Editions Belin à Paris une biographie du grand chimiste américain Linus Pauling (1901- 1994), biographie qui a été traduite en néerlandais. Pauling a reçu le Prix Nobel de chimie (non partagé) en 1954 pour l’hybridation des orbitales ainsi que le Prix Nobel de la Paix en 1962 pour ses travaux sur les retombées radioactives des essais nucléaires dans l’atmosphère. Pauling disait : «Aucun des aspects du monde contemporain, jusque et y compris la politique et les relations internationales n’échappe à l’influence de la chimie.»
Pourquoi cette forte présence de la chimie aujourd’hui?
Tout d’abord, la pandémie de Covid-19 a montré ce que la chimie peut faire – ou contribue à faire - pour protéger l’Humanité : vaccins à ARN messager, produits de désinfection, médicaments pour en atténuer les symptômes comme les anticorps monoclonaux ou la toute récente 4’fluorouridine qui permet de combattre les virus respiratoires- y compris celui du Covid-19 chez l’animal pour le moment (Chemical & Engineering News, 15 décembre 2021). Il n’en demeure pas moins que les fabricants de vaccins à ARN en Inde (55), en Chine (34), en Afrique ou en Amérique du Sud voire en Tunisie (où on compte deux sites de production), au Maroc, en Malaisie, en Egypte….pourraient être mis rapidement à contribution si les brevets étaient levés et les technologies partagées. Ce que refuse obstinément l’Union Européenne, en défense des intérêts des lobbys. Pourtant, la pénicilline d’Alexander Fleming n’a jamais été couverte par un brevet.
Rappelons ici que le premier vaccin a été mis au point par un chimiste du nom de Louis Pasteur – sans brevet d’invention. A noter que, dans la sphère arabo-musulmane, on savait s’immuniser contre la variole au XVIII eme siècle (Cf ce que rapporte Voltaire sur lady Montagu : l’épouse de l’ambassadeur anglais découvrit la variolisation en 1717 à Constantinople et l’appliqua à ses propres enfants.)
La chimie est non seulement une science- qui crée son objet- et constitue un pont entre la physique et la biologie, elle est aussi une formidable industrie. Dans les années 1930, la puissance des nations se mesurait à leur production d’acide sulfurique assurait le Président américain Herbert Hoover. Aujourd’hui, les repères sont bien plus nombreux et diversifiés : production de plutonium, nombre de bombes nucléaires, production de médicaments, d’acier, exploration spatiale….
Par ailleurs, de nos jours, 96% des produits manufacturés sont concernés par l’industrie chimique pour leur production. Du dentifrice au carburant des fusées spatiales en passant par les engrais et les médicaments, la chimie est partout pour nous faciliter la vie, guérir et nourrir.
De plus, la chimie est indissociable de la culture : papier des livres, pigments des artistes-peintres, conservation des manuscrits, films pour le cinéma et la photographie….
Pour se rendre compte de la justesse de la remarque de Pauling, il suffit de consulter les divers médias : géostratégie des terres rares pour la voiture électrique et le téléphone portable et la rivalité Chine-Occident à ce sujet, activités nucléaires en Iran, gaz de combat en Syrie, phosphore blanc israélien contre les Palestiniens à Gaza, explosion du nitrate d’ammonium au port de Beyrouth le 4 août 2020, qualité et sécurité des aliments (résidus de pesticides et d’antibiotiques dans les produits laitiers font quotidiennement la une. On pourrait multiplier les exemples : grâce à la chimie, des matériaux légers comme la fibre de carbone ont fait baisser, depuis 1970, de 64% l’énergie requise pour le transport. Pareillement, les réservoirs de kérosène des avions de ligne sont à la température de – 50°C à l’altitude de croisière de 11 000 pieds mais, grâce aux antigels mis au point par le chimiste, ils demeurent liquides.
On est toujours impressionné par les moyens mis à la disposition de la médecine. Rappelons d’abord que c’est le chimiste Linus Pauling qui a découvert l’anémie falciforme (qui fait des ravages en 2021 au Nigéria), la première maladie moléculaire due à une hémoglobine* anormale dans laquelle un acide aminé hydrophile a été remplacé par un autre acide aminé hydrophobe. N’oublions pas aussi que le plutonium est nécessaire au fonctionnement du pacemaker cardiaque, que le technétium Tc 99 et le gadolinium Gd 64 sont essentiels en IRM pour ne citer que ces quelques exemples.
Questions d’images
On reproche souvent à la chimie, par exemple, la pollution de l’environnement. La remédiation demeure cependant entre les mains mêmes de notre discipline. Les chlorofluorocarbones (réfrigération et climatisation) ont provoqué le trou d’ozone mais la chimie a été en mesure de fournir des substituts qui n’endommagent pas la couche d’ozone et qui n’ont pas d’effet de gaz de serre (GDS).
Les atteintes à l’environnement sont le fait des entreprises et non du chimiste. Ces dernières, souvent, par mesure d’économie et appât du gain, ne respectent ni la Nature ni l’environnement. Ce qui nécessita la rédaction de tout un arsenal juridique et une bureaucratie pour protéger le milieu et la biodiversité.
On voit ainsi que ce n’est pas la technologie qui est le problème principal, mais plutôt la nature et la logique du capitalisme. A noter que Karl Marx était un lecteur assidu de l’ouvrage du grand chimiste allemand Justus von Liebig « De la chimie organique appliquée à l’agriculture et à la physiologie » (1862). Marx disait : « Le capitalisme ne fait pas qu’épuiser le travailleur, il épuise aussi la terre. »
C’est en vertu de ce principe du gain maximum que certains pesticides sont interdits dans les pays industrialisés -où ils sont pourtant fabriqués- à cause de leurs propriétés toxiques, neurologiques ou génotoxiques. Donc, un produit cancérigène en Suisse ou en Belgique devient miraculeusement inoffensif au Mali ou en Tunisie. Exemples emblématiques : la DDT, le glyphosate ou le chlorpyrifos. ***
Question d’image encore : citons le cas de Fritz Haber (1868- 1934), chimiste allemand auteur, avec Carl Bosch, de la synthèse catalytique de l’ammoniac sous hautes températures et pressions élevées. L’ammoniac permet d’accéder aux engrais azotés et de nourrir l’humanité sans recourir à des ressources naturelles comme le fumier ou le guano du Chili Cette synthèse permettra à Haber de décrocher le Prix Nobel de chimie en 1918. Mais ce même chimiste va travailler sur les gaz de combat et supervisera l’emploi du chlore et du phosgène par l’armée allemande. Sa femme- docteur en chimie elle-même- se suicidera face à ce dévoiement de notre discipline. Les travaux de Haber sur les gaz prolongeront la Première Guerre Mondiale d’une année. Haber travaillera sur le Zyklon B des chambres à gaz des Nazis et sur des composés qui conduiront aux pesticides toxiques. Juif converti au protestantisme, Hitler lui retirera cependant la direction d’un prestigieux centre de recherche à Berlin et le contraindra à l’exil. Ce qui n’empêchera pas un centre de recherche israélien de porter son nom ni l’Université hébraïque à Jérusalem de mettre la main sur ses archives.
On retiendra que la synthèse de l’ammoniac due à Haber et Bosch est bien polluante : elle génère 1% du total des émissions anthropogéniques pour la production de 150 millions de tonnes d’ammoniac par an.
Depuis des décennies, les chimistes ont tout essayé pour trouver des alternatives au procédé Haber-Bosch. La revue Chemical and Engineering News de l’ACS en date du 22 novembre 2021 rapporte que l’équipe de mécanochimie de Ferdi Schüth de l’institut Max Planck pour la recherche sur le charbon a construit un appareil type moulin dans lequel du fer en poudre et du césium catalysent un courant gazeux d’azote et d’hydrogène dans un tube contenant des billes d’acier en mouvement et obtiennent à température ordinaire et 20 atmosphères de pression des rendements de 0,42% d’ammoniac. C’est modeste mais l’appareil peut fonctionner 60 heures d’affilée et les gaz N2 et H2 peuvent être recyclés.
Conclusion
Pour conclure : aucun développement dans nos pays n’est possible sans la chimie. Unissons-nous pour amener les jeunes à s’orienter vers les sciences et vers la chimie en particulier. Pourquoi ? Parce que les problèmes de l’eau, de l’agriculture, de la santé, de l’énergie, de la pollution…ne peuvent être résolus sans l’apport de la chimie. Notre système éducatif doit résolument s’orienter vers la science et l’industrie. Nous devons mettre sur pied des masters spécialisés en chimie industrielle, en chimie des aliments, en chimie analytique…. Aujourd’hui, notre discipline attire moins que le droit, le commerce ou le marketing. Il nous faut former des créateurs car Elon Musk est avant tout un physicien et un ingénieur. Mme Thatcher, ancien Premier Ministre anglais, était chimiste de formation tout comme Mme Merkel, ancien chancelier allemand et Xi Jinping, l’actuel président chinois, est un ingénieur chimiste diplômé de la prestigieuse Université Tsinghua de Beijing.
La Tunisie a besoin des chimistes car souvenons-nous du hadith qui dit : «Maudite soit la science qui n’est pas utile aux hommes.»
Eminemment utile est la chimie !
Mohamed Larbi Bouguerra
Paris le 18 décembre 2021.
* L’hémoglobine compte 4 chaînes formées de plus de 500 acides aminés.
** Britt E. Erickson, « Glyphosate likely harms nearly all endangered species », Chemical & Engineering News, 30 novembre 2020.
Stéphane Horel, « Chlorpyrifos : les dangers ignorés d’un pesticide toxique », Le Monde, 17 juin 2019
Virginie A. Rauh, « Cerveaux en développement polluants- Echec de l’EPA sur le chlorpyrifos », The New England Journal of Medicine, 2018, vol.378, 1171-1174 (en français)
Nicholas Kristof, « Chlorpyrifos and Trump », The New York Times, 20 octobre 2017
« Pesticides interdits dans l’UE : des entreprises européennes exportent 41 de ces produits, dénoncent deux ONG » Le Figaro et l’AFP, 10 septembre 2020.