News - 27.10.2021

Tunisie : Pour un statut de chercheur-intervenant et un double impact académique et socio-économique de nos recherches scientifiques

Tunisie : Pour un statut de chercheur-intervenant et un double impact académique et socio-académique de nos recherches scientifiques

Par Anissa Ben Hassine - La sonnette d’alarme a été tirée depuis bien longtemps pour la recherche scientifique tunisienne qui ne cesse de sombrer, chaque année un peu plus, dans les abîmes d’une université publique qui peine à retenir ses élites, aussi bien du côté des étudiants que des universitaires.

Il semble bien loin ce système universitaire exceptionnel dont l’excellence était reconnue au-delà des frontières de ce petit pays qui a tout misé sur l’éducation et la santé depuis son indépendance. En effet, l’université publique tunisienne a continué à former des cadres supérieurs techniques et administratifs d’une rare compétence dans la région jusqu’au début des années 2000. Depuis, le populisme du régime dictatorial en place a déclassé le Baccalauréat entraînant sur les bancs de l’université des étudiants dont le niveau ne faisait que se dégrader d’année en année et dont le nombre ne faisait que s’accroître.

C’était l’époque des amphithéâtres bondés, de l’enseignement de masse, de l’inauguration à tout va de facultés qui naissaient comme des champignons au milieu de nulle part sans infrastructure adéquate, faisant des campus universitaires des lieux sans âme où l’on recevait un savoir approximatif dans des conditions précaires et minimalistes alors que le monde s’engageait dans la révolution numérique.

Ils ont alors été de plus en plus nombreux les universitaires à quitter le navire, qui pour les sirènes du secteur privé, qui pour des universités étrangères qui ont su attirer et reconnaître leur compétence à sa juste valeur. Il n’en fallait pas plus pour que le bateau tangue dangereusement. Ne parviennent à résister encore à la force des vagues dévastatrices que quelques valeureux résistants qui luttent désespérément à contre-courant. Tel cet orchestre qui continue à jouer alors que le Titanic sombre dans l’eau glaciale de l’Atlantique, ils poursuivent leur mission dans la dignité et l’abnégation, parvenant tout de même à constituer des ilots de connaissance dans des océans d’ignorance, de plagiat et de platitudes.

Les classements internationaux en matière de recherche scientifique ne cessent, d’ailleurs, d’apporter les preuves de cette descente aux enfers. C’est ainsi que l’International 2021 AD Scientific Index de 2021(1) classe la Tunisie 90ème dans le monde (après le Vénézuala et l’Uruguay et juste avant l’Ouzbekistan) et 9ème en Afrique après l’Afrique du Sud, le Maroc et l’Algérie notamment et juste avant l’Ethiopie. En outre, la première université tunisienne, celle de Sfax, est classée 1593ème dans le monde et notre pays ne compte aucun scientifique dans le top 100 mondial et un seul dans le top 100 Afrique (64ème), de l’Université de Sfax lui aussi.

En cause, la bureaucratisation de la gestion des structures de recherche soumises à des dispositifs de finance publique archaïques qui transforment la moindre de leurs dépenses en véritable parcours du combattant avec, en tête du palmarès, les fameux bons de commande et le système des trois devis. La valse des autorisations que doit obtenir chaque dinar dépensé décourage les plus valeureux et les reliquats s’accumulent dans les budgets des laboratoires et des unités de recherche, les chercheurs préférant y renoncer plutôt que de perdre un temps fou à arpenter les dédales des administrations publiques à la poursuite de leurs demandes et dossiers.

Mais probablement que la raréfaction des ressources de l’Etat constitue le plus grave danger pour le maintien de la recherche scientifique dans notre pays et ce quelque soit la discipline. En effet, les budgets des structures de recherche se sont réduits comme peau de chagrin ces dernières années et les recrutements des enseignants-chercheurs sont à l’arrêt. Ajoutez à cela la massification de l’enseignement supérieur et la dégradation du niveau des diplômés et l’on se retrouve avec des centaines de « Docteurs chômeurs » qui manifestent pour intégrer l’enseignement supérieur public et des dizaines qui campent sous les murs du ministère.

Cette dégradation de tous les indicateurs et les symboles de l’université tunisienne n’est pas sans incidence sur son image dans la société tunisienne. Cette dernière se met à regarder de plus en plus de travers cette « élite universitaire » qui a tant perdu de son aura au profit de « nouvelles formes de richesse » où la connaissance a peu de place et qui font la part belle au gain facile, au superficiel et flirtent avec la légalité. Accusés de se maintenir dans leur tour d’ivoire, en déconnexion totale avec la réalité de leur pays, certains universitaires tunisiens n’hésitent pas alors à se reconvertir en formateurs, conseilleurs, experts et consultants, achevant ainsi la destruction de ce qui restait en matière de recherche scientifique.

En quête de légitimité sociale et sociétale, ils finissent par ne plus consacrer à l’université que les quelques heures d’enseignement par semaine auxquelles les assigne le contrôle de leur administration et s’investissent dans d’autres sphères socio-économiques. Là non plus, leur expertise n’est pas toujours reconnue à sa juste valeur et les honoraires qui leur sont servis sont parfois modiques mais ils leur permettent d’améliorer leur niveau de salaire maintenu à un niveau ridiculement bas. Les laboratoires se vident !

Pourtant, une autre voie est possible ! Se rapprocher du monde socio-économique, et notamment des entreprises du secteur privé, avec la casquette de chercheur. Mettre les doctorants au service du développement économique en les recrutant dans les entreprises pour résoudre les problèmes de ces dernières avec l’encadrement de leurs professeurs permettrait d’avancer aussi bien sur le plan pratique que sur le plan académique. En effet, des thématiques de recherche identifiées en commun entre l’entreprise et les structures de recherche permettent un travail collectif qui profite aux deux parties.

Cette démarche a un nom, la recherche-intervention, et elle a été discutée pendant deux jours à l’ESSEC de Tunis les 21 et 22 octobre 2021 en présence du Professeur Armand Hatchuel de l’Ecole des Mines ParisTech initiateur de cette méthode, de Professeurs de l’enseignement supérieur tunisien, de chefs de structure de recherche, de Présidents d’université, de PDG d’entreprises et de représentants d’organismes internationaux et du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.

Tous ont fait le même constat unanime : un meilleur rapprochement est nécessaire entre l’université et son environnement socio-économique. On ne peut plus continuer à conduire et produire des recherches dans le vide, l’université ne pouvant pas et ne devant pas continuer à vivre à la marge. Elle se doit de se nourrir et de nourrir son écosystème et les solutions existent dans le cadre d’un partenariat public-privé qui peut prendre, dans l’enseignement des formes d’apprentissage par alternance et dans la recherche des études sur site avec des conventions signées entre les structures de recherche et les entreprises et des doctorants placés et payés par ces entreprises et encadrés par leurs professeurs. Ces solutions ont fait leur preuve ailleurs ! Ne rêvons pas et n’essayons pas de réinventer la roue, expérimentons ce qui a marché ailleurs.

Intégrer les étudiants dès leur 1ère année à l’université dans le monde socio-économique est capital pour la qualité de leur formation. A l’époque où l’acquisition du savoir est à portée de souris, c’est l’acquisition du savoir-faire, de la pratique, de la manière de faire les choses qui nécessite un véritable apprentissage. Ce dernier pouvant être bien plus efficace s’il était conduit, en tandem, par l’université et les entreprises. Prenons exemple sur les études médicales où les structures sanitaires ont un rôle de premier plan dans la formation du personnel médical et paramédical pour le généraliser à l’ensemble des métiers et des formations. Cela ne fera qu’améliorer l’employabilité des diplômés et l’impact socio-économique des recherches menées qui ne serviront plus qu’à la promotion de leurs titulaires mais bien à l’avancée technologique et à l’amélioration de l’innovation des appareils productifs.

Encore faut-il créer, à l’instar du statut d’étudiant-entrepreneur qui vient d’être lancé en 2019 par le ministère de l’enseignements supérieur et de la recherche scientifique tunisien, un nouveau statut de chercheur-intervenant qui donne des droits et des devoirs au doctorant qui intervient dans une entreprise pour l’aider à résoudre ses problématiques avec des solutions et/ou des méthodologies innovantes et structure la relation tri partite chercheur-université-entreprise. Là encore, les modèles existent tels que les contrats CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche) en France qui prévoient, à l’instar de la taxe à la formation professionnelle, une taxe à la recherche qui permet de rémunérer les chercheurs en entreprise.

Anissa Ben Hassine
Directrice du laboratoire de recherche LARIME
ESSECT – Université de Tunis

(1) https://www.adscientificindex.com/country-ranking/ 706.652 scientist, 211 country, 13.516 university

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1 Commentaire
Les Commentaires
Riadh Zghal - 28-10-2021 09:05

On ne peut que féliciter le laboratoire LARIME et l'ESSECT de cette initiative. A ma connaissance, pour avoir participé il y a plusieurs années à l'évaluation de deux écoles d'ingénieurs tunisiennes, la recherche-intervention se pratique depuis des dizaines d'années par les équipes de recherche de ces institutions. On peut discuter théories c'est important, mais c'est très important aussi de prendre connaissance des pratiques, d'en tirer les leçons et de développer les bonnes méthodes d'intervention dans le contexte tunisien.

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