Volonté politique et recherche, deux piliers indispensables pour garantir la pérennité du secteur avicole
Par Ridha Bergaoui - Avec la détérioration continue de son pouvoir d’achat et l’augmentation excessive des prix, le consommateur juge de plus en plus les prix des produits avicoles exorbitants. Le poulet et l’escalope, considérés jadis viande du pauvre, deviennent, pour de nombreux de nos concitoyens, hors portée.
De leur coté, les producteurs se plaignent des prix excessivement chers des aliments concentrés et dénoncent les pressions exercés par les abattoirs et les intermédiaires sur les prix à la vente de leurs produits. De nombreux producteurs ont fait faillite et ont abandonné le secteur.
La crise sanitaire a impacté directement le secteur avicole
Au début de la pandémie covid-19, l’arrêt de l’activité touristique et la fermeture des restaurants et des foyers universitaires et collectifs, en raison des mesures sanitaires imposées (couvre feu, confinements répétitifs…), ont entrainé une importante réduction de la demande en viandes blanches et œufs, une chute des prix et des pertes importantes pour de nombreux petits éleveurs.
Avec l’amélioration de la situation sanitaire, grâce à la vaccination collective, et la reprise de l’activité économique, industrielle et commerciale internationale, les prix des matières premières et des produits agricoles ont connu une très nette augmentation. Les frais du transport maritime ont également affiché une hausse importante avec des délais de livraison beaucoup plus longs que précédemment.
Tous ces éléments associés au glissement du dinar ont entrainé, à plusieurs reprises, une très nette augmentation des prix du maïs et de soja importés. Ces augmentations ont occasionné une augmentation conséquente du prix des aliments concentrés qui à son tour s’est traduite par une envolée des couts de production, sachant que l’aliment représente de 65 à 75% du prix de revient des produits avicoles.
Quoi qu’on constate un retour progressif à la normale au niveau du commerce international, il serait toutefois hasardeux de prévoir, à court terme, une baisse des prix des produits importés.
Une gestion irresponsable de la crise par le Ministère du Commerce
Devant la hausse continue des produits avicoles et afin de freiner la hausse des prix, le Ministère du Commerce croyant s’attaquer à la corruption et la spéculation, a plafonné, au début du mois de septembre, le prix du poulet PAC (Prêt à Cuire) à 6, 900 DT/kg et celui de l’escalope de dindon à 13,500. Les marges bénéficiaires du reste des produits avicoles ont été fixées à 15% pour les détaillants.
Cette baisse des prix a été décidée d’une façon unilatérale et sans aucune concertation avec les professionnels du secteur. Pourtant, la Tunisie dispose d’un Groupement Professionnel des Produits avicoles et Cunicoles (le GIPAC) qui centralise et dispose de toutes les informations actualisées et quotidiennes relatives au secteur. Il dispose des données relatives aux niveaux de productions, les coûts de production détaillés, les prix de vente… et qui possède également de nombreux mécanismes de régulation des prix. Le Ministère du Commerce aurait dû se référer au GIPAC avant de prendre sa décision arbitraire et catastrophique.
Face au mécontentement des éleveurs, abattoirs et volaillers qui refusaient de vendre à perte et ont arrêté d’approvisionner le marché, le Ministère du Commerce a dû revoir les prix à la hausse. Les nouveaux prix retenus sont désormais de 8,300 DT/kg pour le poulet PAC et 16 dinars le kg d’escalope de dinde. Ces nouveaux prix représentent un minima. En pratique les prix peuvent atteindre des niveaux beaucoup plus élevés surtout pour les produits emballés et de découpe.
Faut-il fixer et plafonner le prix des concentrés ?
Les éleveurs considèrent que les usines des aliments concentrés, dont trois ou quatre seulement détiennent la plus grand partie du marché, sont responsables de l’augmentation des prix des aliments. Ils exigent, afin d’assurer la survie de leur activité et en rapport avec le plafonnement des prix de vente des produits avicoles, la fixation des prix des aliments concentrés.
Cette solution n’est pas bien sûr envisageable sachant que les prix des concentrés dépendent des cours des matières premières à l’échelle mondiale. Le syndicat des fabricants d’aliments du bétail et des importateurs des matières premières a toutefois appelé, tout récemment, ses affiliés à renoncer à leurs marges bénéficiaires, d’ici jusqu’à la fin de l’année. Il est évident qu’un tel appel serait irraisonnable et n’aura aucune incidence ni sur le prix des concentrés ni celui des produits avicoles.
En définitive, les prix des produits avicoles dépendent étroitement de ceux des aliments concentrés. Ces derniers dépendent des cours mondiaux du maïs et de soja. Ceux-ci obéissent à l’équilibre entre l’offre et la demande et ni les autorités nationales ni les importateurs et fabricants d’aliments ne peuvent intervenir pour les réguler.
Peut-on se passer du maïs et du tourteau de soja pour l’alimentation de la volaille ?
La combinaison maïs-tourteau de soja convient parfaitement sur le plan nutritionnel, en choisissant judicieusement les différentes proportions en ces deux composants, à l’alimentation des différentes catégories de volaille (poussin, poulet, poulette, pondeuse, reproducteurs, dindons…).
Le tourteau de soja est très riche en protéines (jusqu’à 50% de protéines) et en acides aminés essentiels. Son prix est très intéressant s’agissant d’un sous produit d’extraction de l’huile de soja.
Maïs et soja sont cultivés à très grande échelle dans le continent Américain. Les quantités disponibles à l’échelle mondiale, varient selon des conditions climatiques. Toutefois la demande en ces deux produits est de plus en plus forte surtout avec le développement de l’aviculture intensive partout dans le monde. La Chine représente un très grand marché surtout pour le maïs américain. Les cours en ces deux produits obéissent à la loi de l’offre et de la demande.
A coté des avantages cités précédemment, en Tunisie, l’utilisation presque exclusive du maïs et du tourteau de soja dans l’alimentation de la volaille se justifie par leur disponibilité et les avantages financiers accordés par l’Etat à l’importation de ces deux produits. Les industriels n’ont aucun intérêt à introduire de nouveaux ingrédients qui conduiraient à une augmentation du prix de revient de l’aliment.
Des alternatives sont théoriquement possibles
Le maïs est une plante très exigeante en eau. Quant au soja, il est originaire de l’Amérique et a des exigences climatiques très particulières. Même les variétés sélectionnées en Europe pousseraient difficilement sous notre climat.
Trouver des alternatives pour le remplacement du maïs et du tourteau de soja dans l’alimentation de la volaille n’est ni évident ni facile. En Tunisie, les surfaces agricoles sont toutes cultivées, les ressources hydriques sont très faibles et on importe la plus grande partie de notre nourriture (surtout blé tendre et blé dur).
Néanmoins cette thématique a fait l’objet, depuis les années 1980, de nombreuses études et essais de la part essentiellement des enseignants-chercheurs des établissements de l’enseignement supérieurs agricoles. Les possibilités de substitution ont fait l’objet de nombreux mémoires de fin d’études, de thèses de masters et de doctorats.
Ces études ont montré qu’il est possible théoriquement de remplacer intégralement ou partiellement le maïs et le soja utilisés dans l’alimentation de la volaille par de nombreuses matières produites localement. On peut en citer quelques unes : orge, triticale, sorgho, blé, féverole, pois, pois chiche, tourteau de colza, son de blé…
Des acquis qui n’intéressent personne
Malheureusement toutes ces études sont restées dans les tiroirs et sur les étagères des bibliothèques universitaires. Ni les pouvoirs publics, ni les industriels ne se sont intéressés à ces travaux. Les industriels ont continué à importer le maïs et le tourteau de soja en des quantités de plus en plus importantes et de plus en plus chers.
Cette recherche n’intéressait ni les industriels ni les pouvoirs publics. Je me rappelle, dans les années 1990, en discutant avec un PDG d’une grande entreprise avicole, celui-ci m’avait dit « Je n’ai pas besoin de la recherche, si j’ai un problème sur les animaux, je contacterai mes fournisseurs de reproducteurs, si c’est un problème d’alimentation, je demanderai conseil auprès de mon fournisseur de prémix ». De leur coté, les responsables du Ministère de l’Agriculture disaient : « L’aviculture est maintenant entre les mains des privés, c’est à eux de se débrouiller et de résoudre leurs problèmes ».
Le triticale est un exemple typique d’occasion ratée de réduire l’intensité du problème de notre dépendance vis-à-vis des matières premières importées.
Le triticale, une céréale à fort potentiel agronomique et nutritionnel
Dans les années 1980, le triticale, une nouvelle céréale issue du croisement du blé et du seigle, fut introduite en Tunisie par l’INRAT. Elle commença à se développer et gagner la confiance des agriculteurs. Des études ont été menées pour préciser ses caractéristiques nutritionnelles et la possibilité de son utilisation dans l’alimentation de la volaille. Les résultats sur les plans agronomique et nutritionnel étaient très concluants. La culture du triticale pourrait remplacer avantageusement celle de l’orge dont la valeur nutritionnelle est plus faible en raison de la présence d’enveloppes ligneuses indigestibles pour la volaille.
Malheureusement les autorités publiques n’ont rien fait pour encourager cette nouvelle culture. De leur coté, les fabricants des aliments concentrés refusaient d’utiliser cette nouvelle céréale. Ils prétendaient que l’utilisation du triticale va entrainer une perturbation et des pertes du temps au cours de la fabrication des aliments en raison de la petite taille de la graine du triticale comparée à celle du maïs.
Le triticale fut rapidement oublié et les surfaces emblavées sont restées très limitées, en deçà du potentiel agronomique et nutritionnel de cette céréale.
Diversification des ingrédients et biotechnologies
Dans la plupart des pays, les industriels essayent de multiplier les ingrédients afin de réduire les carences éventuelles et le prix de revient des aliments. Nos fabricants d’aliments concentrés doivent faire de même et se libérer du couple maïs-tourteau de soja en introduisant dans leurs formules de nouvelles matières premières. La liste des produits disponibles au niveau international et convenant à l’alimentation de la volaille est très longue (céréales, tourteaux, légumineuses, sous-produits divers…). De son coté, l’Etat doit mettre en place des mécanismes pour éviter de pénaliser les industriels qui feront l’effort d’intégrer de nouveaux produits dans leurs formules.
Enfin les biotechnologies permettent actuellement d’élaborer de nouvelles molécules surtout des enzymes et des additifs (cellulase, protéase, phytase, xylanase, β glucanase, amylase…) qui, utilisées à très faibles doses, permettent d’améliorer l’efficacité de l’utilisation des aliments. Des traitements divers (traitements thermiques, extrusion…) permettent de détruire des facteurs antinutritionnels présents dans les aliments. Ces techniques permettent de nos jours l’utilisation de produits jusqu’ici peu recommandés pour l’alimentation de la volaille.
Conclusion
Afin d’assurer la survie du secteur avicole, devenu vital, il est nécessaire de revoir toute la stratégie en matière d’aliments du bétail et d’œuvrer à introduire, même en de petites quantités, des produits locaux. A coté de sa valeur nutritionnelle, pour être retenu comme composant pour la fabrication industrielle des aliments concentrés, un produit doit être disponible en quantité suffisante, d’une qualité et homogénéité satisfaisantes et d’un prix raisonnable en rapport avec sa richesse en éléments nutritifs.
A moyen et long terne il faut identifier et caractériser les produits intéressants, motiver les agriculteurs à les produire, organiser les circuits de collecte et de commercialisation, inciter les industriels à les utiliser dans leurs formulations et convaincre les éleveurs de l’intérêt de leur incorporation dans les aliments concentrés. Moyennant des études complémentaires, le triticale pourrait être une solution intéressante.
La volonté politique et l’intervention de l’Etat pour la diversification des ingrédients et la motivation des différents intervenants seront décisives.
La recherche a un rôle primordial à jouer. A ce propos, pourquoi ne pas prélever juste un dinar/tonne d’aliment concentré pour financer la recherche dans le domaine des aliments du bétail ? Cela représenterait environ deux millions de dinars/an, une somme pas du tout négligeable.
Ridha Bergaoui