News - 23.09.2021

Adel Kammoun: Une rare alchimie de valeurs, de compétence et de savoir

Adel Kammoun: Une rare alchimie de valeurs, de compétence et de savoir

Il avait pour la Tunisie une autre vision, celle d’une grande ambition. Adel Kammoun, juriste, énarque, conseiller des services publics, longtemps chef de cabinet du ministre de l’Agriculture Lassaâd Ben Osman, vient de nous quitter à l’âge de 71 ans. Droit, adroit, il a incarné de multiples valeurs, conjuguant au quotidien compétence, intégrité, sens du devoir et amour d’autrui. Rarement des traits de caractère forts, francs, tranchants, mais aussi courtois, affables, en ADN, nourris en lui d’une vaste culture, et constamment imprégnés de modestie naturelle se sont réunis aussi harmonieusement comme chez Adel Kammoun.

Il était sagesse, modération, érudition, rigueur et sourire. L’amour de la patrie et le sens de l’État, premières des valeurs cardinales de Adel Kammoun. Issu d’une famille sfaxienne œuvrant dans le commerce et l’agriculture, et très engagée derrière Hédi Chaker et Bourguiba dans la lutte contre le colonialisme, Adel Kammoun a vécu, encore enfant, les derniers soubresauts avant l’obtention de l’indépendance. Puis, au fil des années, il a vu s’édifier l’État moderne. Ses premiers souvenirs étaient ceux des patriotes qui faisaient don de soi au service de la Tunisie. Il en prendra modèle. En choisissant l’École nationale d’administration, en plus de sa licence en droit, il s’était dédié à la fonction publique, renonçant à l’attraction du barreau et de la magistrature. Cet engagement sera le sien, toute sa vie durant : servir. Préservant jalousement son indépendance, déclinant les sollicitations politiques, il se vouait à la haute administration, exerçant, à chaque fonction occupée, pleinement sa charge. Son crédo était d’accomplir ce que doit incarner un État fort, juste, visionnaire et efficace.

A sa sortie de l’ENA en 1977, Adel Kammoun rejoindra le cabinet du ministre de l’Équipement et de l’Habitat, dirigé par une figure de proue de l’administration tunisienne, Mohamed Abdelhédi. Le ministre était Lassaâd Ben Osman qui avait à ses côtés Larbi Mallakh, secrétaire d’État à l’Habitat, tous deux entourés d’une équipe de choix de grands directeurs généraux. Ben Osman repèrera en lui talent et compétence, en plus de la rigueur, sa propre marque de fabrique.

Bâtiments civils, ponts et chaussées, barrages, ports de pêche, aménagement du territoire et autres chantiers d’envergure étaient pris en charge par un ministère de longue tradition technique et un ministre d’une envergure exceptionnelle. Le jeune énarque sera alors à très bonne école. Montrant une grande capacité de synthèse et de maîtrise des dossiers, il fera ses preuves. Lorsque Lassaâd Ben Osman a été nommé ministre de l’Agriculture, il demandera à Adel de l’y suivre, tout comme Mohamed Abdelhédi et Lassaâd Boukchina.

Comme à l’Équipement, Adel maîtrisera sans difficulté les multiples dimensions d’un aussi grand département. La voie lui était alors grande ouverte pour devenir chef de cabinet, lorsque Mohamed Abdelhédi a été nommé représentant de la Tunisie auprès de la FAO à Rome. Il y restera jusqu’en 1988, lorsque Ben Ali, appréciant fort peu son inflexibilité, demandera son départ. Rancunier, Ben Ali reprochait à Adel Kammoun sa fermeté dans la verbalisation de gardes nationaux attrapés pour braconnage par des gardes forestiers. Ni le commandant de la Garde nationale qui était à l’époque Habib Ammar, ni Ben Ali, alors ministre de l’Intérieur, ne sont parvenus à couvrir les braconniers, tant Kammoun était tenace… Après le 7 novembre, l’usurpateur de Carthage s’en souviendra…

Adel Kammoun ne cherchait guère à plaire. Encore moins à se compromettre. Gardant hautement sa dignité, il refusera toute proposition pour occuper d’autres postes, préférant rester au ministère de l’Agriculture. Il y sera nommé, comme son grade et son ancienneté l’y autorisent, directeur général des Affaires foncières et de la législation, fonction qu’il occupera jusqu’à son départ à la retraite. Jamais la considération et l’estime que tous lui ont témoignées n’ont été aussi grandes.

La compétence était pour Adel Kammoun synonyme d’efficience et d’intégrité. Rapidement, sa réputation, déjà faite à l’Équipement, était confirmée à l’Agriculture. Juste, équitable, jaloux des biens et des deniers publics, pondéré et efficace : il gérait au quotidien des dizaines de dossiers à la fois, pour la plupart très délicats. Sa méthode était bien rodée : examiner en profondeur chaque question, consulter, se rendre au besoin sur le terrain, mesurer l’impact de chaque décision, s’assurer de son bien-fondé et assurer le suivi de sa mise en œuvre. Le raisonnement bien construit, l’argument implacable, le verbe soigné et le regard perçant, sachant se faire séduisant, il savait convaincre.

Le grand bonheur était aussi pour Adel de visiter le dimanche un verger, une oliveraie, une huilerie, un champ de blé, des étables et autres élevages, discuter avec des paysans, échanger avec des agriculteurs, sentir la vraie vie, saisir la réalité. Dans le jardin de la maison familiale, il connaissait chaque plante et en prenait soin, aimait cueillir lui-même ses fruits et en offrir aux siens. 

Le sens du devoir a été un moteur de vie pour Adel Kammoun. Le devoir à la nation, à la famille, à la communauté et aux amis. Avec courage et abnégation, clairvoyance et générosité, il était à la disposition de tous, n’attendant pas qu’on le sollicite pour qu’il accomplisse ce qu’il considère comme son devoir. Prêter main-forte, secourir, réconforter, fournir conseil, prévenir, orienter, montrer la voie, encourager et panser les plaies étaient pour lui d’un naturel absolu.

L’amour d’autrui était profondément ancré chez Adel Kammoun. Étudiant, il s’était engagé à l’Uget, sans étiquette politique, pour aider ses camardes à obtenir une inscription, une bourse, un hébergement, un changement de filière ou à faire aboutir leurs revendications. Délégué au congrès de Korba en 1972, il sera rapporteur de la commission politique et portera haut et fort les positions des étudiants. Son engagement sociétal se poursuivra, lorsque haut cadre, il fera partie des fondateurs de l’Association des anciens élèves du lycée de garçons de Sfax, poursuivant l’aide et l’assistance aux élèves nécessiteux et cultivant les liens entre les générations d’anciens lycéens.

De tous les engagements, la protection de l’environnement sera celui que Adel Kammoun a porté avec le plus d’ardeur. Tant au ministère de l’Équipement qu’à celui de l’Agriculture, il ne pouvait mieux se rendre compte des risques qui menacent la nature, des dégradations de l’environnement et des dangers des changements climatiques. A l’œil nu, chaque fois qu’il se rendait à Sfax, il constatait avec amertume le degré croissant de la pollution atmosphérique causée par les usines de la NPK et de la Siape, avec leurs conséquences en cancers et autres maladies, le déversement des égouts dans la mer, le raclage des fonds marins par le chalutage extensif et autres graves agressions. De toute son énergie, Adel Kammoun se joindra à Ahmed Zghal, fondateur de l’Association de protection de l’environnement et de la nature Sfax (Apnes), la toute première du genre en Tunisie. Il y apportera sa connaissance des dossiers, son savoir-faire pour faire aboutir des études appropriées et monter des dossiers de projets. Jusqu’à ces dernières années, il accompagnait Ahmed Zghal pour se rendre à Sfax, participer aux travaux de l’association et à ses activités.

Sa vaste culture était l’une des plus grandes richesses de Adel Kammoun. Sa passion pour la lecture était impressionnante. Plonger dans les archives, les livres anciens, les ouvrages contemporains, suivre attentivement des conférences, lire la presse internationale, interroger des témoins de l’histoire contemporaine et acteurs significatifs dans divers domaines ont été pour lui, en plus de la délectation, un ressourcement précieux et vivifiant. Chaque fois qu’on interrogeait Adel Kammoun sur une question, il répondait toujours avec une référence puisée à la bonne source, rappelant l’histoire, citant un document, mentionnant une position, en tirant enseignement. Loin de se prétendre érudit, il est resté toujours à l’affût d’un livre à lire, avec une préférence pour les manuscrits et les livres anciens, ainsi que les documents d’archives.

Ses amis d’enfance l’ont toujours confirmé : Adel Kammoun était toujours resté le même. Depuis ses années à l’école primaire Sellami au cœur de la médina de Sfax, jusqu’à l’ENA, les cabinets ministériels, puis la retraite, il avait gardé sa bonté naturelle, son intelligence vive, sa soif de savoir, son patriotisme, sa modestie, sa probité et sa fidélité en amitié.

Le frère, l’oncle, l’époux, le père, le grand-père et l’ami, il entourait tous les siens de son affection. Une rare alchimie de générosité, de valeurs, de compétence et de savoir.

Une vie pour autrui.

Allah Yerhamou..

Taoufik Habaieb