Cinq enseignements à tirer de l’abominable gestion américaine de la tragédie afghane
Par Mohamed Ibrahim Hsairi - «Il est honteux d’être sans honte». Cette maxime de Saint Augustin s’applique parfaitement au discours à la nation d’une vingtaine de minutes que le président des États-Unis a prononcé le lundi 16 août 2021, pour s’exprimer sur la situation en Afghanistan suite au retrait chaotique des troupes américaines après une occupation d’une vingtaine d’années, aussi bien cruelle qu’inepte. Cherchant à justifier ce retrait, il a été foncièrement provocant en affirmant, sans ciller, qu’il ne le regrettait pas car, a-t-il expliqué : «après vingt ans, j’ai appris à contrecœur qu’il n’y avait jamais de bon moment pour retirer les forces américaines. C’est pourquoi nous sommes toujours là».
Ce discours que d’aucuns ont qualifié de «bourde» et de «désastre» est riche en enseignements tant sur l’abominable gestion américaine de la tragédie afghane que sur la perception effrontée des Etats-Unis d’eux-mêmes et des autres.
Je me suffirais dans cet article à en évoquer les cinq suivants:
1/ De l’infaillibilité des États-Unis: en disant qu’il était profondément attristé par la situation en Afghanistan, mais qu’il ne regrettait pas sa décision de retirer les troupes américaines, le président Joe Biden semble vouloir corroborer, encore une fois, la présomption de l’infaillibilité des Etats-Unis. Non seulement il s’est lavé les mains de toutes les erreurs monumentales qui ont provoqué la manière anarchique avec laquelle le retrait s’est déroulé, mais il en a rejeté la responsabilité sur le gouvernement et l’armée afghans, en disant que la débâcle, «c’est la faute des Afghans».
Pour lui, les États-Unis, à qui la guerre en Afghanistan aurait coûté «1 000 milliards de dollars», ont donné aux Afghans «toutes les options» possibles pour déterminer le futur de leur pays, et ce en investissant lourdement dans l’équipement et l’entraînement de leur armée. Toutefois, a-t-il tenu à affirmer, «les forces américaines ne peuvent pas, et ne devraient pas, mener une guerre et mourir d’une guerre que les forces afghanes n’ont pas la volonté de combattre pour elles-mêmes». Faisant semblant d’oublier que quelques jours avant le retrait il a affirmé que «l’idée que les talibans possèdent tout le pays est hautement improbable». Il a ajouté que «ce que nous ne pouvions pas leur fournir est la volonté de se battre pour leur pays».
2/ Le déni de l’argumentaire qui a justifié la guerre contre l’Afghanistan: avec une ahurissante aisance et sans l’once d’un état d’âme, il a essayé d’abroger toute la rhétorique qui a accompagné le déclenchement de la guerre et l’occupation de l’Afghanistan pendant vingt ans, en affirmant que la mission américaine «n’avait pas pour but de construire une nation» ou de «construire une démocratie».
Et de préciser que «nous sommes allés en Afghanistan il y a près de 20 ans avec des objectifs clairs : attraper ceux qui nous ont attaqués le 11 septembre 2001 et faire en sorte qu’Al Qaïda ne puisse pas utiliser l’Afghanistan comme base à partir de laquelle elle nous attaque de nouveau. Nous l’avons fait, il y a dix ans…».
D’ailleurs il a été épaulé en cela par le président français Emmanuel Macron qui a tenu, pour sa part, à souligner qu’en «Afghanistan, nos interventions militaires n’ont pas vocation en effet à se substituer à la souveraineté des peuples, ni à imposer la démocratie de l’extérieur, mais à défendre la stabilité internationale et notre sécurité».
3/ Le manque de coordination avec les alliés occidentaux: il est évident que les alliés européens des États-Unis ont été pris au dépourvu et se sont trouvés obligés d’évacuer leurs troupes, leurs représentants et les Afghans qui ont travaillé pour eux à la hâte.
A ce sujet, il n’est pas surprenant que la chancelière allemande Angela Merkel, qui a qualifié d’amère la situation en Afghanistan, ait tenu à préciser que la responsabilité du retrait militaire occidental revenait aux États-Unis, et que la décision y relative avait été prise par Washington, entre autres, «pour des raisons de politique intérieure».
Cela prouve, encore une fois, que l’Europe est toujours à la remorque des États-Unis et qu’elle est incapable de se débarrasser de son suivisme vis-à-vis de Washington pour constituer une force susceptible de définir sa propre stratégie et de jouer sur la scène internationale le rôle qui lui revient.
En outre, les Européens sont doublement inquiets car ils risquent de subir les retombées de la nouvelle situation en Afghanistan.
D’une part, ils ont peur d’un nouvel afflux de réfugiés et d’une nouvelle crise de l’asile, et d’autre part ils craignent le retour du terrorisme en Afghanistan.
C’est pourquoi le président Emmanuel Macron a annoncé une initiative franco-allemande pour empêcher une nouvelle vague migratoire vers l’Europe, et ce en construisant, en lien avec les Allemands et d’autres Européens, «une réponse robuste, coordonnée et unie qui passera par la lutte contre les flux irréguliers, la solidarité dans l’effort, l’harmonisation des critères de protection, et la mise en place de coopérations avec les pays de transit et d’accueil comme le Pakistan, la Turquie ou l’Iran».
De même, il a affirmé que «l’Afghanistan ne doit pas redevenir le sanctuaire du terrorisme qu’il a été. C’est un enjeu pour la paix, la stabilité internationale, contre un ennemi commun : le terrorisme et ceux qui le soutiennent. A cet égard, nous ferons également tout pour que la Russie, les États-Unis et l’Europe puissent efficacement coopérer, car nos intérêts sont bien les mêmes».
4/ Le traitement méprisable des collaborateurs afghans: faisant peu de cas des Afghans qui ont collaboré avec eux tout au long des vingt ans d’occupation, les Américains n’ont pas pris soin de prendre les mesures nécessaires à leur évacuation.
A ce propos, il faut rappeler qu’en signant les accords de Doha en 2020, ils ont assuré la sécurité du retrait de leurs soldats, et ignoré la population afghane en général et en particulier les Afghans qui ont pris des risques en collaborant avec eux, ainsi que les nombreux défenseurs des droits, artistes, journalistes et militants…qui se sont engagés contre les Talibans et qui sont aujourd’hui menacés en raison de leur engagement.
5/ La perpétuelle arrogance américaine et la fuite en avant: le président Joe Biden, qui selon le Daily Telegraph n’a fait dans son discours que défendre «la fuite de l’Amérique», ne semble pas être dérangé outre mesure par l’issue humiliante de l’occupation de l’Afghanistan.
En effet, il continue à menacer d’un usage «dévastateur de la force» si d’aventure les Talibans perturbaient les opérations d’évacuation en cours. «Nous avons été très clairs avec eux. S’ils attaquent notre personnel ou dérangent nos opérations d’évacuation, la réponse américaine sera rapide et puissante», a-t-il averti.
Par ailleurs, il n’a pas exclu de futures actions militaires en Afghanistan, si la situation l’exige. «Nous conduisons des missions de contre-terrorisme dans de nombreux pays où nous n’avons pas de présence militaire. Si nécessaire, nous ferons la même chose en Afghanistan», a-t-il affirmé.
En tous les cas, il promet qu’après les vingt ans d’opérations militaires, les États-Unis continueront d’agir en Afghanistan, mais par la «diplomatie» et «l’aide humanitaire». Et comme d’habitude, leur cheval de Troie, pour ce faire, ce sont les droits de l’Homme qui, a-t-il dit, «doivent être le centre de notre politique étrangère, pas la périphérie».
En conclusion, et bien que tout le monde s’accorde à dire que les répercussions politiques du discours dévastateur du locataire de la Maison-Blanche et du retrait chaotique et humiliant des troupes américaines d’Afghanistan seront énormes pour l’image des Etats-Unis dans le monde, il ne faut pas s’attendre, du moins dans l’immédiat, à un quelconque changement de l’attitude et de la politique des États-Unis qui, faut-il le rappeler, n’ont rien appris de leur défaite au Vietnam…
En revanche, et à un moment où plusieurs puissances mondiales et régionales sont entrées dans une compétition d’influence autour du territoire afghan, il est à craindre que certaines parties chercheraient à allumer le feu d’une guerre civile en Afghanistan d’autant plus que qu’une résistance aux Talibans commence à s’organiser et que Ahmad Massoud (fils du commandant Ahmed Shah Massoud assassiné en 2001 par Al-Qaïda) a appelé ses compatriotes à le rejoindre et demandé aux «amis de la liberté» étrangers d’aider son pays.
Et ce n’est peut-être pas un pur hasard que le tristement célèbre Bernard Henri-Lévy a été le premier à répondre à son appel.
Le double attentat-suicide survenu le jeudi 26 août 2021 près de l’aéroport international de Kaboul ne serait donc que le sinistre présage de l’entrée de l’Afghanistan dans une nouvelle phase, qui pourrait être plus meurtrière et plus destructrice que jamai.
Mohamed Ibrahim Hsairi