Le tragique destin de l'empereur romain d'ascendance punique Caracalla
Par Ammar Mahjoubi - Septime Sévère avait eu deux épouses successives. La première, Paccia Marciana, une lepcitaine avec laquelle il convola en 175, mourut sans enfants, dix années environ après son mariage. Ses secondes noces sont ainsi racontées par l’«Histoire Auguste»: désireux de se remarier et «très versé en astrologie, il avait entendu dire qu’il y avait, en Syrie, une jeune fille dont l’horoscope prédisait qu’elle épouserait un roi, il la demanda en mariage ». Elle s’appelait Julia Domna et était la fille de Julius Bassianus, le grand prêtre du Soleil à Emèse (aujourd’hui Homs). Elle lui donna ses deux fils, Bassianus (Caracalla) et Géta. Le premier naquit à Lyon, le 4 avril 188, à l’époque où son père gouvernait la province de la Gaule Lyonnaise, et il reçut le surnom de son grand-père maternel.
Caracalla était un garçon charmant et un adolescent sensible, mais l’âge adulte, à l’opposé, révéla sa vraie nature. En 196, à l’âge de huit ans, son père lui donna à la fois le titre de César et le nom de Marcus Aurelius Antoninus, le posant de la sorte en successeur de Marc Aurèle, proclamé père adoptif de Septime Sévère. Son premier contact avec l’armée fut à l’occasion de la guerre parthique, pendant laquelle Caracalla accompagna son père ; et c’est à Ctésiphon, la capitale des Parthes, qui venait d’être prise, qu’il reçut le 28 janvier 198 le titre d’Auguste, en même temps que son frère Géta était nommé César. Jusqu’à la mort de son père, son enfance et son adolescence ne sont guère suffisamment relatées par l’«Histoire Auguste», attachée surtout aux événements du règne, qui avait commencé le 4 février 211. Auparavant, alors qu’il n’avait que onze ans, le Sénat lui avait donné le titre de «Très grand Parthique» (Parthicus Maximus). En 200, il fut qualifié de Pieux (Pius) et en 205 de «père de la patrie» ; puis il reçut aussi, après avoir accompagné son père et sa famille en Bretagne, le titre de «Très grand Britannique» (Britannicus Maximus). Depuis l’Antiquité, mais surtout à l’époque moderne, les historiens ont pris l’habitude de le désigner par le sobriquet de Caracalla, du nom d’un manteau à capuchon (caracallus) dont il aimait se vêtir.
Devenu empereur, et son rôle à la tête des armées devenu effectif, il fit preuve des qualités requises d’un chef militaire. D’abord sur le Rhin, puis dans la province de Rhétie, en 213, son commandement lui valut le titre de Germanicus Maximus (très grand vainqueur des Germains). Sur le front du Danube, ensuite, dans les provinces de Mésie et de Thrace, il démontra les mêmes dispositions. Enfin en Orient, en 215, contre les Parthes, il voulut imiter les exploits d’Alexandre, envahit la haute Mésopotamie, se fit appeler comme le Macédonien Magnus (le Grand) et reprit les titres d’Arabicus et d’Adiabenicus qu’avait déjà reçus son père. En relatant ces guerres, le récit de l’ «Histoire Auguste» est resté relativement sommaire, tout en insistant sur les changements de son caractère, car «son désir d’égaler Alexandre de Macédoine le [rendit] plus réservé, plus sérieux et même plus dur de visage si bien que beaucoup ne retrouvaient plus en lui l’enfant qu’ils avaient connu». C’est sur un seul épisode, au début du règne, que l’«Histoire Auguste» insiste: celui de l’assassinat de son frère Géta et de la série d’exécutions et de confiscations de biens qui s’ensuivirent. Pêle-mêle, tous ceux qu’il soupçonnait d’avoir été favorables à Géta furent l’un après l’autre assassinés: le jurisconsulte Papinien, préfet du prétoire depuis le règne de son père, l’ancien préfet de la Ville Fabius Cito, qui était aussi son ancien précepteur, un fils de Lucilla, la fille de Marc Aurèle, une sœur de Commode, le fils de Pertinax. Déchaîné après son accès au trône, son tempérament violent et cruel se donna, aux dépens de son entourage et de son propre frère, libre cours.
Depuis son mariage avec Plautilla, fille du préfet du prétoire Plautien, et la fin tragique de cette union, jusqu’au report des relations entre Néron et sa mère Agrippine, sur celles de Caracalla et de sa mère Julia Domna, l’«Histoire Auguste» a construit une narration des plus sombres. Plautilla fut d’abord éloignée de la cour et exilée aux îles Lipari, lorsque son père fut assassiné sur l’ordre de Septime Sévère. Aussitôt après la mort de ce dernier, elle fut mise à mort. Caracalla ne se remaria pas; il préféra la compagnie de Julia Domna, qui gérait, en son nom, le gouvernement de l’empire. Ce qui explique les racontars sur leurs relations incestueuses, répandues notamment par des pamphlets, qui donnaient à Julia Domna le surnom de Jocaste, la mère d’Œdipe, devenue son épouse. Bien entendu, l’Histoire Auguste a pris pour argent comptant cette rumeur infamante et a faussement cherché à l’atténuer, en prétendant que Caracalla n’était pas le fils de Julia Domna, mais serait né du premier mariage de son père avec Paccia Marciana; ce qui est totalement faux. Une autre rumeur, aussi odieuse, a été répandue plus tard, semble-t-il par l’empereur Elagabal, par intérêt politique, après la mort de Caracalla. Reprise par l’Histoire Auguste, elle alléguait qu’Elagabal était né des relations de l’empereur avec sa cousine Julia Soæmias.
Alors que l’«Histoire Auguste» ne cesse d’insister sur les horreurs du règne et sur les racontars à son encontre, l’événement intérieur le plus remarquable et le plus probant de l’année 212 n’est qu’à peine rappelé par une phrase tendancieuse. «Il (Caracalla) prit maintes mesures contre les particuliers et les droits des cités (H.A., V, 3).» La portée considérable de la constitution antoninienne de 212 n’est ainsi évoquée, semble-t-il, que par cette phrase sibylline. Par contre, la mort de Caracalla correspond, dans le récit, à ce que relatent les autres sources, Dion Cassius et Hérodien. Le préfet du prétoire Macrin prépara le meurtre, avec quelques complices, et un officier de la garde porta le coup de poignard à l’empereur, alors qu’il allait visiter, près de la ville de Carrhes, en haute Mésopotamie, le temple de la Lune, situé dans les environs. Il accomplit son forfait au moment où Caracalla s’était isolé pour uriner.
L’édit impérial de 212 accorda, par la constitution antoninienne, le droit de cité romaine à tous les habitants libres de l’Empire, qui en étaient jusqu’à cette date privé. «Ceux qui vivent dans le monde romain ont été faits citoyens romains par une constitution de l’empereur Antonin (Digeste, I, 5, 17).» La formulation d’Ulpien, le juriste de Caracalla, est lapidaire, mais son ampleur est confirmée par les inscriptions épigraphiques. À partir de 212-213, le nom officiel de l’empereur, Aurelius, se généralisa, indiquant l’accès à la citoyenneté romaine de tous ceux qui le portaient. L’importance de la constitution, toutefois, a été souvent minimisée. Elle n’aurait, assurait-on, accordé qu’une citoyenneté dévaluée à des exclus, dans des provinces qui étaient déjà profondément romanisées ; on prétendait aussi que Caracalla avait été essentiellement préoccupé par la fiscalité. Mais ces critiques excessives ne sont fondées que sur des pétitions de principe et sur une surestimation de la romanisation, à la veille de sa généralisation. La concession de la citoyenneté aux notables des provinces orientales, en particulier, n’avait jamais été générale ; à Palmyre, par exemple, outre les soldats, seules onze familles de citoyens romains sont attestées avant 212.
Dans les provinces occidentales, les communautés pérégrines, dont les membres ne bénéficiaient pas de la citoyenneté romaine, étaient nombreuses à la fin du IIe s., notamment dans les provinces du Maghreb. Si une large concession du droit latin avait permis une naturalisation des élites locales, plus amplement qu’en Orient, la commune devait attendre sa promotion et obtenir le statut de colonie romaine, pour que la masse de ses «humiliores» accèdent à la citoyenneté. «Le privilège réservé d’abord à quelques-uns fut étendu à tous (Cité de Dieu, 5, 17).» Cette allusion de Saint Augustin à la constitution antoninienne paraît pleinement justifiée. Quelles qu’aient été les motivations réelles de Caracalla, et quelles qu’aient été les restrictions imposées par l’édit, sa décision de généraliser la citoyenneté, auparavant réservée à l’Italie et à l’élite sociale des provinces, était sans conteste, une mesure révolutionnaire.
De toute façon, c’était la manifestation la plus spectaculaire d’une nouvelle attitude impériale, manifestée tant par les empereurs africains de la dynastie sévérienne que par leurs successeurs syriens. Sans conteste, la voie d’une intégration pleine et entière à la citoyenneté romaine était désormais ouverte à l’ensemble des habitants de l’empire. Mais, le plus souvent, l’historiographie a porté sur cette mesure et sur l’œuvre des Sévère un jugement négatif. Les historiens occidentaux y ont vu une trahison de la romanité par des empereurs sémites, ou un aspect de leur politique niveleuse, déniant aux empereurs de la dynastie toute largeur de vue…
Ammar Mahjoubi