Aux origines de la Nahda - L’Expédition d’Égypte (1798-1801) - II: Rattraper le retard…
Par Abdelaziz Kacem - Toute l’armée française, du plus haut gradé au troufion, tout au long de la traversée, avait fantasmé sur la prestigieuse Alexandrie. Sur place, le polytechnicien Prosper Jallois n’a vu que «de vieilles masures tombant en ruine, des murs posés irrégulièrement, des rues étroites, des bazars où l’air ne circule point» (Journal d’un ingénieur attaché à l’expédition d’Égypte, Paris, P. Lefèvre-Pontalis, 1904, p. 39). Rien de surprenant, en vérité.
Les membres de l’Expédition avaient bien lu un livre éclairant à ce sujet, que fit paraître, une quinzaine d’années auparavant, un précurseur de l’égyptologie, doublé d’un orientaliste traducteur du Coran (Claude-Étienne Savary, Lettres sur l’Égypte, Paris, Onfroy Libraire, 1785). L’auteur, en connaissance de cause, parle de la déchéance d’Alexandrie, celle que Diodore de Sicile, qui écrivait à Rome, sous Auguste, qualifiait de première ville du monde. Son délabrement est dû aux Turcs, ces «barbares», qui «ont étouffé dans leur vaste empire les arts, les sciences, les villes, les royaumes. Il ne reste que le nom de tant d’ouvrages fameux, que leur ignorance a laissés périr. Ou que leur aveugle fanatisme a détruits» (p. 19).
Qu’en est-il des Alexandrins ? Selon l’adjudant-major Joseph-Marie Moiret, ils «n’ont pour habillement que quelques haillons jetés bizarrement autour de leur corps, et pour coiffure des chiffons roulés autour de leur tête en forme de nid d’hirondelles, qu’ils appellent turbans. Ils n’ont ni bas ni souliers. D’autres vont tels que la nature les a formés, laissant voir tout son ouvrage». (Mémoires sur l’expédition d’Égypte (1798-1801), Paris, Belfond, 1984, p. 33.)
Et les courtisanes «faites à peindre», ces Géorgiennes, ces Circassiennes, ces almées aux «vêtements de soie extrêmement légers, mollement serrés par une longue ceinture, ne laissant rien perdre des belles formes» du corps. Où sont-elles ? Jusque-là, le débarquement n’en a vu que des femmes cachant leur visage par un long voile noir, mais «leur sein est sans cesse exposé à la vue de tout le monde». Moiret peste contre Savary : «Combien de fois avons-nous maudit les trompeuses descriptions de l’auteur des Lettres sur l’Égypte. Notre imagination, exaltée par les souvenirs de l’Histoire, nous représentait dans chaque Égyptienne tous les attraits et les charmes de Cléopâtre» (p. 24-25).
Pour Bonaparte, sa proclamation est nette et précise : Soldats ! Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l’Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible en attendant que vous puissiez lui donner le coup de mort. […] Les Beys mameluks, qui favorisent exclusivement le commerce anglais, qui ont couvert d’avanies nos négociants et tyrannisent les malheureux habitants du Nil, quelques jours après notre arrivée, n’existeront plus. Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans […] agissez avec eux comme nous avons agi avec les juifs, les Italiens ; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. […] Les légions romaines protégeaient toutes les religions. […] Les peuples chez lesquels nous allons traitent les femmes différemment que nous ; mais dans tous les pays, celui qui viole est un monstre…
Des violeurs, il y en eut et furent fusillés. Les Anglais, avec la collaboration des Mameluks et la bénédiction de la Sublime Porte, finirent pour bouter cette armée laïque hors du pays des Pharaons. La grande épopée n’aura duré que 3 ans, 3 mois et 15 jours. Trop court pour laisser une trace. Pourtant, les échos s’éloignent mais guère ne s’estompent…
Les salafistes ont beau lancer, aujourd’hui encore leurs anathèmes contre l’Expédition, c’était bien grâce à ces événements exceptionnels que, soudain, les Arabes s’aperçurent qu’ils étaient, selon leur propre expression, «largement devancés par la caravane du progrès». Nombreux étaient ceux qui, parmi les lettrés et les responsables politiques, commencèrent à se poser de grandes questions. Pourquoi avons-nous pris tant de retard ? Pourquoi l’Occident est-il à présent si avancé? Comment a-t-il procédé ? Que devrions-nous faire pour le rattraper?
Deux réponses se dégageaient. Pour les traditionalistes, il faut nous ressourcer en remontant jusqu’à notre âge d’or, voire jusqu’aux «califes bien guidés» pour puiser de solides conditions d’un décollage ; pour les autres, aucune solution répétitive n’est adéquate. On ne réédite jamais le passé. Il faut donc suivre l’exemple de l’Occident, y aller pour apprendre.
En France, le 18 mai 1804, Napoléon est empereur. En Égypte, un an plus tard, le 17 mai 1805, un officier ottoman, d’origine albanaise, grand admirateur de Bonaparte, Mohamed Ali, s’impose comme gouverneur du pays. C’est lui qui détruira les Mameluks.
Cependant, «les germes précieux déposés sur les rives du Nil» auraient pu ne pas pousser sans les soins constants d’un jardinier insigne, le géographe Edme-François Jomard en personne. Il n’a eu de cesse, de suggérer dès 1811, au vice-roi Mohamed-Ali, par l’intermédiaire de Drovetti, consul général de France au Caire, d’envoyer une «colonie» à Paris et de «l’y laisser assez longtemps pour y puiser, malgré les différences de mœurs, une instruction complète».
Pressé de mettre le pays à niveau, le prince préférait faire appel à des spécialistes français, des coopérants, dirait-on aujourd’hui, pour satisfaire aux urgences d’un pays en marche forcée, depuis son réveil. Pour la santé publique, il fait venir le docteur Antoine Barthélémy Clot (1793-1868), plus connu sous le nom de Clot-bey, qui crée un complexe hospitalier à Abouzabel, une faculté de médecine et des hôpitaux ; pour développer l’agriculture, l’ingénieur Charles-Joseph Lambert (1804-1864), dit Lambert bey, est chargé de diriger les travaux hydrauliques et de moderniser l’irrigation, alors que l’industriel Louis-Alexis Jumel (1785-1823) veille au développement du «coton à fibre longue», dit «coton Jumel» ; l’ancien officier de l’Empire, le colonel Joseph Anthelme Sève (1788-1860), plus connu sous le nom de Soliman Pacha, entreprend de restructurer l’armée. Pour les travaux publics, sur recommandation de son ami Jomard, l’architecte Xavier Pascal Coste (1787-1879) est engagé en qualité d’ingénieur en chef de la Basse-Égypte. Plus tard, sous le règne de Mohammed Saïd Pacha, successeur de Mohammed Ali, l’éminent égyptologue Auguste Mariette Pacha (1821-1881), dit Mariette bey, est nommé à la tête du Service des antiquités et du Musée de Boulaq.
Pour en revenir à Jomard, «le dernier Égyptien», comme le surnomme Yves Laissus, son biographe(1), notons que dans les années vingt du XIXe siècle, les relations entre la France et l’Égypte n’étaient plus au beau fixe. Leurs armées respectives, pendant la guerre d’indépendance de la Grèce, se sont trouvées dans des camps adverses. Jomard n’en continua pas moins ses instances, Mohammed Ali finit par décider, en 1826, l’envoi pour cinq ans, d’une mission scolaire de quarante-quatre étudiants. Ils seront placés sous la tutelle scientifique de celui qui en souhaitait la venue, Jomard.
Un cheikh, futur recteur de l’Université islamique d’al-Azhar, Hassan al-‘Attâr, conseille au vice-roi de faire accompagner le groupe par un imam, une sorte d’aumônier chargé de diriger leur prière et veiller à les prémunir contre toute occidentalisation à même de corrompre leur identité. Le Prince acquiesce. Le cheikh al-‘Attar, qui, dans sa jeunesse, a connu l’Armée d’Orient pour avoir donné des cours d’arabe à ses officiers, propose alors pour cette charge, l’un de ses jeunes étudiants, Rifâ‘a Râfi‘ al-Tahtâwî, en l’occurrence.
Le 15 octobre 1801, les derniers soldats et la phalange savante s’embarquent pour la France. Ce jour-là, à Tahta, en Haute Égypte, naquit l’homme par qui la culture française va perdurer, l’imam Rifâ‘a Râfi‘ al-Tahtâwî. Serait-ce l’un de ces intersignes si chers à Louis Massignon?
Le 15 mai 1826, la mission débarque à Marseille. Le jeune imam commence alors à rédiger sa relation de voyage. Conformément aux directives du Cheikh Hassan al-Attâr, «qui est, note-t-il, passionné d’entendre des récits merveilleux et de connaître des œuvres extraordinaires» et qui l’engage «à observer avec attention» tout ce qu’il verrait et rencontrerait «de curieux et d’étonnant, et à le consigner, afin qu’il servît à dévoiler le visage de cette contrée [...] afin qu’il demeurât un guide pour les voyageurs qui désireraient s’y rendre(2)». Il sait la raison majeure pour laquelle Mohamed Ali l’envoie avec ses camarades en France. Voulant réformer le pays, le vice-roi, souligne-t-il, «a fait appel à tous les savants francs qu’il pouvait faire venir; il a envoyé tous ceux qu’il pouvait envoyer d’Égypte dans ces pays-là, car leurs savants dépassent les autres dans les sciences profanes».
De ces considérations, une œuvre va naître; elle fera date en Egypte et dans le monde arabe : Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs Bârîz. C’est un titre rimé à l’ancienne, jouant sur l’homonymie des vocables et qui signifie «Purification de l’or pour résumer Paris». Anouar Louka traduit l’ouvrage sous un titre allégé: L’Or de Paris.
Dès avoir pris pied à Marseille, le groupe est conduit à la quarantaine. C’était le premier des chocs culturels qu’il aura à éprouver.
Le séjour y a été commode. Planté d’arbres autour de maisons cossues, l’endroit est une petite ville dans la grande. On y apprend à dormir dans des lits et à manger varié, à la fourchette et au couteau. Les quarante jours n’auront duré que dix-huit. Après quoi, Marseille les a pris dans ses bras. Plus d’un mois durant, la bande déambulera à travers les quartiers de la Cité phocéenne. Tahtâwî se dit émerveillé par «ses larges rues, jour et nuit, bruyantes du roulement chaotique des calèches joliment décorées...» Il est surtout surpris par le luxe des cafés «Ce ne sont pas des lieux fréquentés par des vauriens, mais par des personnes, de bonne tenue. D’ailleurs tout y est très cher et destiné aux gens qui ont de la richesse. Quant aux pauvres, ils fréquentent de mauvaises tavernes où l’on sert du vin et d’autres où l’on fume du haschich».
Il poursuit: «Nous sommes entrés une fois dans un café étonnant par son luxe et la qualité de son agencement. Il était tenu par une femme, assise sur une estrade avec devant elle un encrier, une plume et une liste. Le café est préparé dans une pièce à part et des garçons font un va-et-vient incessant entre cette pièce et la salle principale pour servir les clients. On y sert toutes sortes de boissons. Le garçon demande au client ce qu’il désire puis va le dire à la dame, qui inscrit la commande sur son registre, découpe un petit morceau de papier où est inscrit le prix à payer et que le garçon apporte aussitôt au client...»
Les sièges sont «confortables» et «joliment revêtus» ; «les tables de bois précieux» sont «recouvertes de marbre noir ou ciselé»; les tasses sont au moins quatre fois plus grandes que les tasses en Égypte»; des gazettes sont à la disposition des clients qui cherchent à s’informer. Et puis, il y a partout des miroirs qui vous multiplient dans les cafés mais aussi dans les galeries et boutiques.
Il rencontre nombre d’Orientaux, des chrétiens pour la plupart. Certains y sont installés depuis longtemps, d’autres, de plus fraîche date, sont venus dans les bagages de l’Expédition rapatriée.
Début juillet, les futurs étudiants atteignent Paris où ils sont dûment accueillis par Edme-François Jomard, leur tuteur et directeur d’études. Rifâ‘a Tahtâwî, le jeune imam, n’avait pas qualité d’étudiant. Dès l’abord, Jomard se rend compte de la vivacité de son intelligence. C’est sur lui qu’il va miser. Il obtient des autorités égyptiennes son insertion dans le groupe estudiantin et lui crée un programme d’études particulièrement chargé: cours intensifs de français, initiation à diverses disciplines : histoire, géographie, science, mathématiques.
Fier de son disciple, Jomard le présente à trois illustres arabisants, Antoine Isaac Sylvestre de Sacy (1758-1838), Armand-Pierre Caussin de Perceval (1795-1871) et Joseph-Toussaint Reinaud (1795-1867), qui le reçoivent souvent et avec qui il aura une correspondance soutenue.
Au terme de deux années d’études, le 4 juillet 1828, lors de la distribution des prix, Edme-François Jomard s’adresse aux jeunes Égyptiens:
«Votre sort est digne d’envie. Vous êtes appelés à opérer la régénération de votre patrie, événement dont dépendra le sort de la civilisation de l’Orient. Quelle destinée plus belle pourrait flatter des cœurs sensibles à la vraie gloire, et animés d’un amour sincère du pays natal? Puisez au milieu de la France, puisez à pleine source, ces lumières de la raison et des lettres, qui élèvent si haut l’Europe au-dessus des autres parties du monde. C’est reconquérir pour votre pays les bienfaits des lois et des arts, dont elle a joui durant tant de siècles ; l’Égypte, dont vous êtes les députés, ne fait, pour ainsi dire, que recouvrer ce qui lui appartient, et la France, en vous instruisant, ne fait qu’acquitter, pour sa part, la dette contractée par toute l’Europe envers les peuples d’Orient.»(4)
On le voit bien, tout paternalistes que soient les propos du maître, ce dernier ne laisse en rien entendre que la France prétend civiliser des sauvages. Au contraire, suprême délicatesse, elle ne fait que restituer ces jeunes à leur civilisation, à leur propre génie.
Dopé par les encouragements de son tuteur et de ses professeurs, le jeune imam est studieux. Lecteur boulimique, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Condillac sont au menu. L’esprit des Lois, le Contrat social, le Dictionnaire philosophique, le persuadent que les sciences religieuses n’ont pas à se mêler de sciences exactes ou humaines. Il sait maintenant que les lois se fondent sur des nécessités et des considérations humaines, et que la théodicée n’y apporte pas grand-chose. Un savoir encyclopédique ouvre largement ses horizons. Curieux, rien n’échappe à son observation. Ses promenades dans Paris prennent l’allure d’une véritable investigation.
La comparaison avec le pays natal est récurrente : la propreté environnante, les bains publics, les parcs, les services sanitaires. Mieux que chez nous. L’hygiène dans les maisons françaises est exemplaire. Les insectes vénéneux n’y ont pas droit de cité. On n’y se fait jamais piquer par un scorpion.
Les Parisiens sont riches à tel point que le moyen d’entre eux est plus riche que le plus aisé des commerçants cairotes. Ils ne rechignent pas à payer les impôts. Mais ils sont peu prodigues. Pas d’aumône pour les bien-portants, capables de travailler. Ils ne manquent pas cependant de compassion. Tahtâwî n’en veut pour preuve que la collecte de deux millions de francs, une somme importante à l’époque, au bénéfice des orphelins du maréchal d’Empire, Michel Ney (1769-1815), dont la condamnation à mort a été largement controversée.
Tahtâwî ne pouvait pas ignorer que les bars abondent dans les rues de Paris. Plutôt que de se répandre en anathèmes et en imprécations, il fait remarquer que les gens du peuple y vont boire et en sortent bruyamment, mais ne s’en prennent à personne.
Cela dit, à ses yeux, les Français ne manquent pas de qualités ; ils sont intelligents, ouverts et sincères. Même si l’azharite en lui se montre indigné par certains comportements, il admire nombre de valeurs occidentales, jusque-là, absentes en Orient. La confidentialité de la correspondance, par exemple. On n’ouvre pas le courrier personnel d’un destinataire fût-il suspecté de méfaits. Il ajoute que les amoureux, avec une telle discrétion, peuvent s’écrire en toute confiance.
Il n’empêche que, selon lui, les Parisiens s’égarent en tenant leurs philosophes et leurs naturalistes pour des gens dont l’intelligence est supérieure à celle des prophètes. Parmi les vers qui émaillent son texte, citons ceux-ci :
أيوجـــدُ مثـــلُ باريسٍ ديــــارٌ
شمـــوسُ العلـم فيهــا لا تغيــبُ
وليل الكفـــرِ ليس لــه صبــاح
أمَــا هـــذا وحقِّكـُـــمُ غــــريبُ
Traduisons :
Existe-t-il un lieu, à Paris comparable
Où jamais le soleil du savoir ne s’éteint
Mais où la nuit impie est sans matin
Dites, n’est-ce pas là, une chose incroyable.
Sylvestre de Sacy à qui il a fait lire son manuscrit, lui écrit : «Tout ce que vous avez observé concernant les mœurs des Français, leurs usages, leurs affaires politiques, les règles de leur religion, de leurs sciences et de leurs lettres, nous l’avons trouvé agréable et intéressant»(5). Toutefois, il lui reprochera le fait de juger «parfois les Français d’après les habitants de Paris et des grandes villes»(6).
Il est vrai, concède l’illustre orientaliste, que beaucoup de Français, notamment les Parisiens, n’ont de chrétien que le nom, mais il y a parmi eux un nombre incalculable de personnes pieuses aussi bien parmi les nobles que chez les humbles gens. «Si à l’occasion des fêtes religieuses, lui écrit-il, vous entrez dans nos églises, vous vous apercevrez de la véracité de mon propos». Pour tout commentaire, Tahtâwî, non convaincu, fait remarquer que Sylvestre de Sacy fait partie des rares religieux de Paris et le cheikh égyptien de lui vouer une admiration telle qu’il le compare, en raison de son époustouflante érudition et de son parfait polyglottisme, au philosophe damascène al-Fârâbî (872-950), connu en Occident sous le nom d’Alpharabius.
Cette appréciation est à rapprocher de celle dont il gratifie Montesquieu (1689-1755). Ayant lu ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, mais aussi L’Esprit des lois, il le tient pour un Ibn Khaldûn d’Occident. Par la référence aux deux penseurs arabes, Tahtâwî entend que, même à Paris, il continue de baigner dans le patrimoine ancestral. Au reste, comme pour dire que c’est sans complexe qu’il vient étudier dans la capitale française, puisque «les Francs, souligne-t-il, reconnaissent que nous avons été autrefois leurs maîtres dans les diverses branches du savoir».
Il relève enfin avec gratitude que «dans le pays des Français, il est permis de pratiquer toutes les religions. On n’empêche pas un musulman de construire une mosquée, ni un juif de bâtir une synagogue [...] Tout cela a certainement motivé le choix fait de la France par le Maître des Faveurs pour y envoyer, cette première fois, plus de quarante âmes afin d’apprendre ces sciences qui nous font défaut»(7).
Evoquant la vie culturelle et scientifique dans la capitale française, il énumère les institutions : collèges, écoles, académies, musées… Tahtâwî insiste sur la culture des Français. Chaque foyer dispose d’une bibliothèque privée.
Au chapitre des femmes, le jeune imam, l’Oriental bien enraciné ne pouvait qu’être choqué de voir les Françaises en tenue «dévergondée». «Les femmes de ce pays, constate-t-il, ont l’habitude de dévoiler leur visage, leur tête, leur gorge et ce qui suit plus bas, leur nuque et ce qui suit plus bas, et leurs bras, presque jusqu’aux épaules»(8). Il est offusqué de les voir, dans un cadre socioculturel mixte, se mêler volontiers aux hommes, dans le commerce mais aussi le dimanche et les soirs de bal où elles sont invitées par plus d’un partenaire, sans qu’on y voie malice. Cependant, précise-t-il, contrairement aux nôtres, les danses ici ne sont pas lubriques.
Il critique les femmes pour leur coquetterie et les hommes pour leur manque de jalousie. «Les Francs n’ont jamais mauvaise opinion de leurs femmes, en dépit de leurs écarts considérables. S’il advient que l’un d’entre eux apprenne l’infidélité de son épouse, il se contente de la quitter pour toujours, et aucun de ses proches ne s’en émeut». L’adultère est, à leurs yeux, une dépravation, mais non, comme chez nous, un péché mortel.
Un fait est certain, les femmes sont gâtées en France. «Paris, écrit-il, est le paradis des femmes, le purgatoire des hommes et l’enfer des chevaux»(9), autrement dit, les femmes sont des privilégiées, les hommes sont à leur service et les chevaux attelés aux carrosses n’arrêtent pas de les trimbaler, de jour, comme de nuit.
Tout bien pesé, Tahtâwî apprécie l’insertion des femmes dans le marché du travail et finit par se convaincre que la chasteté féminine ne dépend ni du voilement ni du dévoilement, elle est le fruit d’une éducation.
Pour avoir lu Les Lettres de Madame de Sévigné (1626-1695), Tahtâwî est persuadé que les femmes peuvent et doivent jouer un rôle très important dans la vie culturelle des nations. Toutes ces idées présideront à la pensée et à l’action future de Tahtâwî.
Enfin et surtout, Tahtâwî assiste à un événement politique majeur dont il retiendra la leçon : Les Trois glorieuses. Il avait traduit, dans son livre, la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814, dite aussi la Charte de Louis XVIII. Celle-ci ne fonde pas une monarchie constitutionnelle à proprement parler, mais elle met un frein à l’absolutisme royal. Son Article 14 stipule en effet : «Le roi est le chef suprême de l’Etat, mais il est tenu de consulter la chambre des pairs et la chambre des députés et d’observer fidèlement la Charte». Celle-ci institue surtout les libertés fondamentales. Ce n’est pas sans arrière-pensée que Tahtâwî s’y intéresse. Elle est à ses yeux un modèle de gouvernance. Ce qui, de la part d’un imam, montre bien la conscience qu’il avait de la vétusté du principe du Califat.
Louis XVIII, bon gré mal gré, a respecté la Charte. Son successeur Charles X, entouré d’ultras et de conservateurs butés, eut du mal à domestiquer l’opposition représentée par la Chambre des députés, soutenue par la presse. Il décide alors de suspendre la Charte et de légiférer par ordonnances. Le Monitor du 26 juillet 1830 en publie une série élaborée par le prince de Polignac, président du Conseil.
La première suspend la liberté de la presse et astreint toutes les publications périodiques à une autorisation du gouvernement ; la deuxième dissout la Chambre des députés nouvellement élue et qui ne s’est pas encore réunie; d’autres ordonnances portent nominations comme conseillers d’État des réactionnaires liberticides.
La réaction du peuple de Paris ne se fit pas attendre. Le lendemain 27 juillet, éclate une révolte vite transformée en révolution. Trois journées durant, communément appelés les Trois Glorieuses, les émeutes font huit cents morts chez les insurgés et deux cents chez les forces de l’ordre. Rifâ‘a Tahtâwî a vécu de près ces événements. Il a vu de ses propres yeux les morts exposés sur les lieux publics «Je ne suis pas passé par une rue sans que j’entende: Vive la Charte ! À bas le roi ! Aux armes !» Il venait d’entendre la Marseillaise, qui n’était plus chantée depuis 1804. Il finira par la traduire en arabe. Il a vu le tricolore flotter aux clochers des églises. Il a vu comment le peuple, moyennant des sacrifices, a pu obliger un monarque à abdiquer et à prendre le chemin de l’exil. Trois semaines auparavant, Charles X, auréolé par la prise d’Alger, pensait qu’il était à l’apogée de son règne. De Polignac avait, en compagnie de l’archevêque de Paris, fêté cette victoire chrétienne sur l’islam, alors qu’il s’agissait, souligne Tahtâwî, d’une affaire d’intérêts sordides qui n’avaient nullement bénéficié de l’adhésion du peuple français.
Il a vu élire un nouveau monarque, Louis Philippe. La Charte est amendée. La religion catholique n’est plus la religion de l’État et la monarchie de droit divin est abolie. La formule, «Louis, Par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut» est remplacée par «Louis-Philippe, Roi des Français, à tous présents et à venir, salut». À l’article 7 consacrant la liberté d’expression est ajoutée une phrase, «La censure ne pourra jamais être rétablie».
L’article 67 stipule: la France reprend ses couleurs. À l’avenir, il ne sera plus porté d’autre cocarde que la cocarde tricolore.
Tahtâwî insiste: la Charte ainsi remaniée ne se réfère à aucune prescription religieuse.
Qu’est-il advenu du Prince de Polignac ? Il est arrêté et condamné à la mort civile. Tahtâwî se délecte des caricatures qui sont consacrées au roi déchu par la presse humoristique. Elles font ressortir que le dey d’Alger a pu quitter sa capitale avec son trésor, alors que Charles X est parti démuni. Dans l’une de ces caricatures, le dey dit à son ennemi: Toi aussi ! Dans une autre, il l’invite à jouer et, le sachant désargenté, l’Algérien se propose de lui faire l’aumône de la mise.
En 1834, paraît la relation de voyage de Tahtâwî. Ses audaces auraient pu provoquer les courroux du vice-roi. Il n’en fut rien. Mohammed Ali est satisfait et, en 1835, pour remercier Edme-François Jomard, il lui fit parvenir la lettre suivante:
Monsieur,
«Vous êtes un ami zélé de la cause égyptienne, et je vous en remercie. Mes vues de civilisation pour le pays à la tête duquel m’a placé la Providence ont trouvé en vous un appréciateur éclairé. Vous n’avez cessé de m’en donner des preuves par l’intérêt que vous avez mis à surveiller l’éducation des élèves que j’ai envoyés dans votre patrie depuis plusieurs années.
Votre zèle n’a été égalé que par votre désintéressement, et je n’ai pu trouver encore le moyen de vaincre des refus qui prennent leur source dans une délicatesse trop grande. Je désire pourtant vous donner un témoignage de ma haute estime, et j’espère que vous ne refuserez pas le simple don d’une tabatière qui aura peut-être quelque prix à vos yeux en sachant que c’est moi qui vous l’offre. Mon Fidèle ministre Boghos Bey est chargé de vous la faire tenir.
J’ajoute ici, Monsieur, que ce n’est point une digne récompense de vos efforts en faveur de l’Égypte que je prétends vous adresser; ce n’est que le simple souvenir d’un prince que vous avez aidé à faire quelques pas pour la civilisation du peuple qu’il gouverne, et en même temps une prière de continuer dans l’avenir ce que vous avez si bien commencé.
J’attends de votre part cette nouvelle preuve de zèle pour une contrée qui vous doit déjà tant, et d’un autre côté vous pouvez croire à la volonté ferme où je suis de seconder toutes les vues d’amélioration qui me seront suggérées par les hommes qui, comme vous, sont enflammés de l’amour de l’humanité.
C’est dans ces sentiments que je vous salue avec affection».
(Signé : Mohammed Ali10).
Non seulement, Jomard avait refusé d’être payé pour son enseignement et son encadrement vigilant, mais, généreux, il lui arrivait de payer de sa poche divers frais au bénéfice de ses protégés. Mais, dit-on, sa vie durant, il exhibait, comme un bâton de maréchal, la tabatière princière en or incrustée de diamants. Dernière récompense, le vice-roi Mohammed Saïd Pacha lui confère le titre de Bey.
Prochain article : la Nahda, ombres et lumières.
Abdelaziz Kacem
(1) Yves Laissus, Jomard, le dernier Égyptien, Fayard, Paris, 2004
(2) Rifa’a at-Tahtâwî, L’Or de Paris, éd. Sindbad, Paris, 1988, p. 43.
(3) Ibid. p. 54
(4) Paroles adressées aux jeunes Égyptiens, lors de la distribution des prix, le 4 juillet 1828, Nouveau Journal Asiatique, t. II, pp. 115-116, Paris 1828
(5) Tahtâwî, L’Or de Paris, p. 217.
(6) Ibid. p. 218.
(7) Ibid. 67.
(8) Ibid. p. 125.
(9) IIbid. p.
(10) Article, Une Lettre de Jomard, La Revue du Caire, 7e année, n°71, octobre 1944, p. 563
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