Opinions - 18.08.2021

La non-ingérence dans les affaires internes de l’état : Définition Et Fondements

La non-ingérence dans les affaires internes de l’état : Définition Et Fondements

Par Monji Ben Raies - Consacré par la coutume internationale et repris dans la Charte des Nations Unies, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats constitue, l'un des principes fondamentaux du Droit international positif, régissant les relations internationales. Ce principe comprend la notion de non-ingérence dans le domaine réservé à la compétence exclusive du seul Etat, entendue par la pratique étatique de manière extensive.

Vers le XIXème siècle, ce principe a fait l'objet de diverses conceptions, et cela surtout par les Etats d’Amérique, avant d’être intégré et uniformisé par le Droit international général. Les plus importantes de ces conceptions sont celles des doctrines, Monroe, Calvo et Drago. La doctrine Monroe (du Président américain des années 1820, dont la doctrine ressort du discours proclamé le 2 décembre 1823 devant le congrès américain. Voir C.A. COLLIARD et H. MANIN, Droit international et histoire diplomatique, T I, vol. II, éd.° Montchrestien, Paris, 1971, pp. 756-757.) présente la non-intervention dans les affaires américaines (La majorité des auteurs s'accordent sur les synonymes, non-intervention, non-ingérence, non-immixtion, non-interférence. Voir J. NOËL, Le principe de non-intervention : théorie et pratique dans les relations interaméricaines, EUB, Bruylant, Bruxelles, 1981). Se fondant sur le principe de l'égalité des nationaux et des étrangers devant la loi, le Docteur Calvo fonde sa doctrine sur la non-responsabilité des Etats pour les dommages subis par les étrangers au cours des guerres civiles. Par ailleurs, le principe de non-ingérence trouve aussi son fondement dans la Charte des Nations Unies en son article 2 § 7 qui prévoit qu’ : « Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un Etat, ni n'oblige les membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois ce principe ne porte en rien atteinte à l'application des mesures de coercition prévues au chapitre VII ». Etant admis que ce principe est d'application générale aux sujets de droit international que sont les Etats et les Organisations internationales. Chaque Etat a droit à l'indépendance politique et à l'intégrité territoriale ; il a en contrepartie le devoir de respecter les droits dont jouissent les autres conformément au droit international et de ne pas intervenir dans les affaires relevant de la compétence nationale d'un autre Etat. Dans la résolution 2625 le sens du principe de non-ingérence était le suivant : « Aucun Etat ni groupe d'Etat n'a le droit d'intervenir, directement ou indirectement, pour quelque motif que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre Etat ».

En conséquence, non seulement l'intervention armée, mais aussi toute autre forme d'ingérence ou toute menace, dirigées contre la personnalité de droit public d'un Etat ou contre ses éléments politiques, économiques et culturels, sont contraire au droit international et constitue une infraction criminelle au regard de celui-ci. Ainsi, en 1965, lors de sa 21ème session, l'Assemblée Générale des Nations Unies adopta la résolution 2131 (XX), dont le dispositif sera inséré en 1970 dans la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970, portant Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies. Depuis, est inscrite dans le droit international la règle selon laquelle, tout Etat a le devoir de s'abstenir d'intervenir, seul ou en union avec d'autres Etats, directement ou indirectement et pour quelque motif que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre Etat. Ce principe exclut toute forme d'ingérence ou d'action attentatoire à la personnalité juridique de l'Etat, à sa souveraineté et aux éléments politiques, économiques et culturels qui le constituent. Tout Etat a le droit inaliénable de choisir son système politique, économique, social et culturel sans aucune forme d'ingérence de la part d'un autre Etat. Aucun Etat ne peut appliquer ni encourager l'usage de mesures économiques, politiques ou de toute autre nature pour contraindre un autre Etat à subordonner l'exercice de ses droits souverains et pour obtenir de lui des avantages de quelque ordre que ce soit. Tous les Etats doivent aussi s'abstenir d'organiser, d'aider, de fomenter, de financer, d'encourager ou de tolérer des activités armées ou terroristes destinées à changer par la violence le régime d'un autre Etat ainsi que d'intervenir dans les luttes intestines d'un autre Etat.

Ingérence des USA dans les affaires intérieures tunisiennes

Dans sa politique du ‘’Faites ce que nous vous disons, mais ne faites pas ce que nous faisons’’, le Président des Etats Unis ne se prive pas d’exercer des pressions sur la présidence tunisienne avec menaces à peine déguisées en conseils. Ainsi, le 29 juillet 2021, le Président américain réagît défavorablement aux mesures de la Présidence tunisienne prises le 25 juillet 2021, parlant à ce propos de « coup d’Etat » et l’inscrivant de manière péjorative dans la lignée de l’aversion du monde arabe pour la démocratie comme principal principe de fonctionnement. Le 31 juillet 2021, la présidence des États-Unis rappelait à l’ordre la Tunisie et l’exhortait à reprendre la « voie démocratique » sur un ton d’invective, impérieux et de remontrance. « La Tunisie doit rapidement retrouver la « voie de la démocratie », a déclaré de la part du Président des USA, un haut responsable américain au Président de la Tunisie. Début août, les États-Unis ont souligné «le besoin crucial pour les dirigeants tunisiens d’esquisser un retour rapide à la voie démocratique de la Tunisie». Le 13 Août 2021, la délégation américaine a transmis à la présidence tunisienne une lettre du président américain, appelant à un « retour rapide » à la démocratie parlementaire ; rappelant au chef de l’Etat tunisien « l’urgence de désigner un chef du gouvernement capable de former un gouvernement à même de répondre aux crises économique et sanitaire auxquelles fait face la Tunisie ; préparant aux réformes de la constitution et de la loi électorale, pour satisfaire les attentes des tunisiens ». En d’autres termes, les USA ordonnent et demandent des comptes à la Tunisie dans la conduite de sa politique interne. Que savent les Etats unis des attentes du peuple tunisien ? Le pire est que la présidence Tunisienne obtempère et le Président K. Saïed de se justifier, alors qu’il n’a pas à le faire, puisque les USA se mêlent de choses qui ne les regardent pas.

Non-ingérence et conception américaine du Droit international

Certes, le droit international n'interdit pas aux USA de se prononcer sur les révolutions tunisiennes comme égyptienne ou aujourd'hui sur les gouvernances qui sont en cours, mais cela reste du domaine du théorique, un point de vue. Mais dans le cas qui nous occupe, la retenue des Etats Unis lui est imposée au nom d'un principe majeur du Droit international général, celui de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un autre Etat. D'ailleurs, le discours diplomatique américain en la matière est inconstant, traversé de multiples contradictions entre l'affirmation hier (XIXème siècle) d'un droit et même d'un devoir de non-ingérence dans les affaires américaines et aujourd’hui, cette insistance indiscrète et coercitive affichée ; ou entre le fait de prendre position sur la situation interne de la Tunisie et de garder le silence concernant celle d'autres du même ordre. Aussi pourrait-on se demander si la dépendance de la Tunisie des subsides et de l’aide étrangère n’y serait pas pour beaucoup dans le peu de considération que les USA ont pour la souveraineté tunisienne.

On pourrait d’ailleurs également s'interroger sur le moment choisi par la diplomatie américaine pour s'exprimer à l'égard de la situation du 25 juillet dernier, alors pourtant que la révolution n’est pas encore terminée. Nous restons donc, à en croire les circonstances, dans une logique de non-ingérence des Etats étrangers dans les affaires intérieures de la Tunisie contredite par les faits. On pourrait presque croire à une collusion entre des groupes tunisiens (Ennahdha et ses complices, en l’occurrence) et les Etats Unis ; ou encore relever les nombreuses contradictions internes aux discours, communiqués et diverses autres interventions de la présidence américaine, à propos de mêmes affaires ou condamner les errements diplomatiques d'une politique étrangère américaine qui ne s'appuie plus depuis bien longtemps sur une quelconque doctrine digne de ce nom. Rappelons que c’était sous la présidence Obama et la vice-présidence Biden que fut prise la désastreuse décision américaine d’œuvrer à l’installation et la consolidation de l’islam politique au pouvoir dans le Monde Arabe en 2011.  Encore un exemple flagrant de l’ingérence américaine dans les affaires intérieures de l’Etat tunisiennes qui a transformé le pays en une entité fantomatique qui n’est plus très loin de la Somalie ou de l’Afghanistan.

A parler seulement de légalité internationale, chose à laquelle l'exécutif américain ne se rattache qu’en partie, pour expliquer certains silences embarrassants et certaines prises de positions circonstanciées dépourvues de légitimité ; ces derniers en effet s'expliqueraient, à en croire certains discours, par le non-respect par les Etats unis de la souveraineté et de l'indépendance des Etats faibles ou affaiblis comme la Tunisie et le non-respect corollaire du principe de non-ingérence qui en découlerait. Il est vrai qu'il existe un principe de non-ingérence ou de non-intervention en droit international, qui interdit à un Etat de s'ingérer dans les affaires intérieures d'un autre Etat qui, souverain, lui est égal en droit. Cependant, la teneur et la portée de cette interdiction sont très différentes de ce que le discours diplomatique américain veut faire croire à chaque fois que les USA n'ont pas voulu, ou au contraire ont voulu, prendre position pour ou contre les Etats ou les factions et groupements qu’ils considèrent comme leurs amis d’un moment ou leurs moins pires ennemis au sein des Etats. Depuis leur abandon de la doctrine Monroe lors de la première guerre mondiale, les Etats Unis ont ambitionné de modeler le monde selon leur propre conception. Et même s’ils admettent l’existence d’un Droit international, celui qu’ils appliquent est la version américaine du droit international, avec des principes directeurs élastiques et malléables à merci.

L'affirmation du principe

Il existe bien un principe de non-ingérence établi en Droit international, selon lequel un Etat ne saurait intervenir dans ce grand fourre-tout que l'on appelle généralement les affaires intérieures ou la compétence nationale, réservée ou encore exclusive d'un autre Etat (En ce sens par ex. l'arrêt au fond de la C. I. J., dans l'affaire des ‘’Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, (Nicaragua c. Etats Unis d'Amérique) ’’, C.I.J. Rec. 1986, p. 14, § 202 : « Le principe de non-intervention met en jeu le droit de tout Etat souverain de conduire ses affaires sans ingérence extérieure ; bien que les exemples d'atteinte au principe ne soient pas rares, la Cour estime qu'il fait partie intégrante du Droit international coutumier. Comme la Cour a eu l'occasion de le dire : « Entre Etats indépendants, le respect de la souveraineté territoriale est l'une des bases essentielles des rapports internationaux » (C.I.J. Recueil 1949, p. 35), et le droit international exige aussi le respect de l'intégrité politique ».).

C’est l'Etat qui bénéficie de ce principe de non-intervention

Ce principe a partie liée avec le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (Principe d’autodétermination des peuples), lui aussi incontestablement posé par le droit international. Cependant, les rapports entre ces deux principes sont ambivalents. Quelle intervention, donc, est interdite pour un Etat étranger ? En particulier, la non-intervention favorisera de facto l'un ou l'autre clan, en cas de mouvement de résistance entre le peuple soutenant la présidence d’un côté et le gouvernement et le parlement, de l’autre, selon la configuration du rapport de forces en Tunisie. Sur un autre plan, il n'est pas évident de savoir qui est le bénéficiaire de ce droit ; est-ce l'Etat établi détenteur des instruments de la gouvernance dans son droit de déterminer son organisation politique, économique et sociale, malgré les obstacles posés par un gouvernement et un parlement complotistes, semant le désordre.

En effet, si on considère que le droit international protège les populations dans leur droit de choisir leur système, les Etats étrangers ne peuvent donc intervenir pour soutenir la résistance des institutions (Chef du gouvernement et parlement) contestées. Ce principe de non-ingérence bénéficie à la Présidence de la République, qui pourra l'invoquer contre une intervention des Etats étrangers, comme les USA, dans sa façon de gérer la situation. Il semble bien, encore aujourd'hui, que ce soit l'Etat qui bénéficie de ce principe et qui aurait dû l’invoquer diplomatiquement le 13 août dernier (Voir, ‘’Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci’’ (Nicaragua c. Etats Unis d'Amérique), fond, arrêt 27 juin 1986, C.I.J. Rec. 1986, p. 14, § 246 : « le principe de non-intervention relève du droit international coutumier. Or il perdrait assurément toute signification réelle comme principe de droit si l'intervention pouvait être justifiée par une simple demande d'assistance formulée par un groupe d'opposants dans un autre Etat, en l'occurrence des opposants au régime du Nicaragua, à supposer qu'en l'espèce cette demande ait été réellement formulée.

On voit mal en effet ce qui resterait du principe de non-intervention en droit international si l'intervention qui peut déjà être justifiée par la demande d'un gouvernement, devait aussi être admise à la demande de l'opposition à celui-ci. Tout Etat serait ainsi en mesure d'intervenir à tout coup dans les affaires intérieures d'un autre Etat, à la requête, tantôt de son gouvernement, tantôt de son opposition. Une telle situation ne correspond pas, de l'avis de la Cour, à l'état actuel du droit international ») ; cependant, la période est propice, par l'intensité et l'étendue du phénomène révolutionnaire, à une éventuelle évolution du droit coutumier et il faudra regarder attentivement la pratique des différents Etats impliqués pour apprécier si le droit international est en train ou non de changer.

Cette interdiction de l'ingérence est opposable aux Etats tiers et est généralement fondée à ce titre, outre sur la souveraineté de chaque Etat, sur le principe d'égalité des Etats. Elle est également opposable à certaines organisations internationales en vertu de l'inclusion dans leur traité constitutif de clauses visant à protéger la compétence exclusive ou nationale des Etats membres. Le cas de l'ONU est particulier ; la disposition pertinente est l'article 2 §7 de la Charte des Nations Unies qui prévoit qu’ « Aucune disposition de la présente charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un Etat ni n'oblige les membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte. Toutefois ce principe ne porte en rien atteinte à l'application des mesures de coercition prévues au chapitre VII ». En somme, le Conseil de sécurité bénéficierait d'un privilège exorbitant quand il utilise son pouvoir de contrainte ; il ne se verrait pas opposer le principe de non-intervention.

En réalité, la formule n'est pas très heureuse car ce dernier ne joue tout simplement pas dans le cadre de la deuxième phrase de l'article 2 § 7. En effet, le mécanisme de sécurité collective du chapitre VII de la Charte gouverne l'action du Conseil de sécurité en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d'acte d'agression, c'est-à-dire dans trois hypothèses qui intéressent le maintien de la paix et la sécurité internationales et donc les autres Etats et entités membres des NU dont, au premier plan, le Conseil de sécurité revêtu, en vertu de l'article 24 de la Charte, de la responsabilité principale en la matière qui, donc, ne relève plus, dès qu'il s'en saisit, de la compétence exclusive de l'Etat concerné.

Portée du principe

Pour bien mesurer ce qui est interdit par le principe de non-intervention, il faut déterminer cette sphère de liberté d'un Etat dans laquelle ses pairs n'ont pas le droit de s'immiscer, puis plus précisément, les comportements de ces derniers qui peuvent être qualifiés d'ingérences illicites dans cette sphère.

Le champ de la compétence réservée

Selon le Droit international, la compétence nationale ou réservée d'un Etat désigne le champ d'action de celui-ci, qui relève de son seul pouvoir de décision et échappe à l'empire de règles internationales (En ce sens, la Cour Permanente de Justice Internationale, Avis consultatif concernant ‘’les décrets de nationalité promulgués en Tunisie et au Maroc (zone française)’’ le 8 novembre 1921, donné par la C.P.J.I. le 7 février 1923, Rec. C.P.J.I. Série B, n° 4, pp. 22-23 : « Les mots «compétence exclusive » semblent envisager certaines matières qui, bien que pouvant toucher de très près aux intérêts de plus d'un Etat, ne sont pas, en principe, réglées par le droit international. En ce qui concerne ces matières, chaque Etat est seul maître de ses décisions »).

Rien, à ce titre, ne relève « par nature » de ce champ de compétences, en ce sens que certaines matières seraient fondamentalement et donc éternellement considérées comme « nationales » par les Etats et échapperaient par conséquent aux regards étrangers. Du fait de la pratique des Etats membres de la société internationale, cette compétence nationale varie au fur et à mesure du développement du droit international, toute nouvelle règle de ce dernier, relative à la manière dont doivent se comporter les Etats, constituant une limite supplémentaire à la liberté de ceux-ci. (Voir ‘’Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats Unis d'Amérique)’’, fond, arrêt 27 juin 1986, C.I.J. Rec. 1986, p. 24 : « La question de savoir si une certaine matière rentre ou ne rentre pas dans le domaine exclusif d'un Etat est une question essentiellement relative : elle dépend du développement des rapports internationaux. C'est ainsi que, dans l'état actuel du droit international, les questions de nationalité sont, en principe, de l'avis de la Cour, comprises dans ce domaine réservé »). Et l'appréciation de la sphère de liberté d'un système politique, économique ou social relève du noyau de cette compétence exclusive de l'Etat. (En ce sens, ‘’Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats Unis d'Amérique)’’, fond, arrêt 27 juin 1986, C.I.J. Rec. 1986, p. 14, 108 : « ce principe interdit à tout Etat ou groupe d'Etats d'intervenir directement ou indirectement dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre Etat. L'intervention interdite doit donc porter sur des matières à propos desquelles le principe de souveraineté des Etats permet à chacun d'entre eux de se décider librement. Il en est ainsi du choix du système politique économique, social et culturel et de la formulation des relations extérieures ».).

Cependant, cela n'est plus du tout aussi évident. D'abord, dès que des normes internationales spéciales posent des exigences de démocratie, et ces normes sont de plus en plus nombreuses, la compétence des Etats auxquels elles sont opposables n'est plus nationale et une prise de position étrangère ne peut plus s'analyser comme une ingérence. En outre, il convient d'admettre que l'énonciation des Droits de l'Homme devient un vecteur de pénétration dans la manière dont un Etat gouverne et gère sa population. Plus précisément, la consécration universelle d'un certain nombre de droits politiques, économiques, sociaux et/ou culturels peut être analysée comme commandant aux Etats l'adoption d'un type de système politique, économique ou social et en tout état de cause comme proscrivant les systèmes dictatoriaux faisant l'objet des insurrections actuelles. On peut songer notamment aux libertés d'expression, d'association ou de la presse qui ne peuvent être réellement assurées que dans le cadre d'une forme démocratique du pouvoir politique. Ainsi, la liberté du choix du système politique, économique, social et culturel d’un Etat par sa population est devenue une liberté conditionnée par le caractère démocratique et par la compatibilité avec les Droits humains. La pratique est à ce titre particulièrement éloquente. Il n'y eut guère que la France pour considérer qu'intervenir oralement au sujet de l'insurrection tunisienne puis de la révolution égyptienne, pouvait constituer une ingérence dans les affaires intérieures de ces deux Etats, car elle ne s'interdit pas de donner son avis sur d'autres situations simultanées.

Les comportements interdits

L'intervention qui est interdite est l'exercice de la contrainte matérielle ou morale (Voir en ce sens la Cour internationale de justice dans l'Affaire du Détroit de Corfou, arrêt du 9 avril 1949 : C.I.J. Rec. 1949, p. 4, p. 35.), pas une simple prise de position orale, ainsi que l'a très clairement déclaré la Cour internationale de justice : « L'intervention est illicite lorsqu'à propos de ces choix, qui doivent demeurer libres, elle utilise des moyens de contrainte. Cet élément de contrainte, constitutif de l'intervention prohibée et formant son essence même, est particulièrement évident dans le cas d'une intervention utilisant la force, soit sous la forme directe d'une action militaire soit sous celle, indirecte, du soutien à des activités armées subversives ou terroristes à l'intérieur d'un autre Etat ». (Voir, Rec. 1986, p. 108, § 205. Lire aussi § 206 : « 'Avant de parvenir à une conclusion sur la nature de l'intervention prohibée, la Cour doit s'assurer que la pratique des Etats justifie cette conclusion. Or un certain nombre d'exemples d'interventions étrangères dans un Etat au bénéfice de forces d'opposition au gouvernement de celui-ci ont pu être relevées au cours des dernières années. La Cour ne songe pas ici au processus de décolonisation. Cette question n'est pas en cause en la présente affaire.

La Cour doit examiner s'il n'existerait pas des signes d'une pratique dénotant la croyance en une sorte de droit général qui autoriserait les Etats à intervenir, directement ou non, avec ou sans force armée, pour appuyer l'opposition interne d'un autre Etat, dont la cause paraîtrait particulièrement digne en raison des valeurs politiques et morales avec lesquelles elle s'identifierait. L'apparition d'un tel droit général supposerait une modification fondamentale du droit international coutumier relatif au principe de non-intervention » ; § 209 : « La Cour constate par conséquent que le droit international contemporain ne prévoit aucun droit général d'intervention de ce genre en faveur de l'opposition existant dans un autre Etat. Sa conclusion sera que les actes constituant une violation du principe coutumier de non-intervention qui impliquent, sous une forme directe ou indirecte, l'emploi de la force dans les relations internationales, constitueront aussi une violation du principe interdisant celui-ci »). De même : « La Cour considère qu'en droit international, si un Etat, en vue de faire pression sur un autre Etat, appuie et assiste, dans le territoire de celui-ci, des bandes armées dont l'action tend à renverser son gouvernement, cela équivaut à intervenir dans ses affaires intérieures et cela que l'objectif de l'Etat qui fournit appui et assistance aille ou non aussi loin ». En l'espèce, « l'appui fourni par les Etats-Unis, jusqu'à fin septembre 1984, aux activités militaires et paramilitaires des contras au Nicaragua, sous forme de soutien financier, d'entraînement, de fournitures d'armes, de renseignements et de soutien logistique, constituait une violation indubitable du principe de non-intervention » (Ibidem, p. 124.).

En revanche, « Il n'est pas douteux que la fourniture d'une aide strictement humanitaire à des personnes ou à des forces se trouvant dans un autre pays, quels que soient leurs affiliations politiques ou leurs objectifs, ne saurait être considérée comme une intervention illicite ou à tout autre point de vue contraire au droit international » (Ibidem., p. 124.). De même, enfin, concernant le fait de prendre au détriment d'un gouvernement certaines mesures économiques, notamment l'interruption de l'aide économique, la réduction de quotas d'importation provenant de cet Etat et un embargo commercial, la Cour déclara : « Pour le moment, il suffira d'indiquer que la Cour ne peut considérer les mesures économiques mises en cause comme des violations du principe coutumier de la non-intervention » (Ibid., pp. 125-126.).

D'une manière générale, s'il est très difficile de dire précisément ce qui constitue une intervention illégale (Les résolutions de l'Assemblée générale A/RES/2131 (XX), du 21 décembre 1965, « Déclaration sur l'inadmissibilité de l'intervention dans les affaires intérieures des Etats et la protection de leur indépendance et de leur souveraineté » ; A/RES/31/91, du 14 décembre 1976, « Non-intervention dans les affaires intérieures des Etats » et A/RES/36/103, 9 décembre 1981, « Déclaration sur l'inadmissibilité de l'intervention et de l'ingérence dans les affaires intérieures des Etats » sont très imprécises sur le type d'intervention interdite, tout comme la très importante (car plus fidèle au droit coutumier) résolution 2625 (XXV), « Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies » du 24 octobre 1970.), il ne fait aucun doute qu'une simple déclaration politique n'est pas interdite même si elle peut être tenue pour discourtoise par celui qui en ferait l'objet. Est-ce le cas dans la situation qui nous occupe ?

On l'aura compris, parce que le sujet échappe aux seuls gouvernements en proie aux révolutions et parce que seule une certaine contrainte pourrait en tout état de cause constituer une ingérence, c'est pour des raisons exclusivement politiques que les Etats Unis ne se prononce sur chaque insurrection actuelle en faveur de celle-ci, et des attentes de liberté politique qu'elle porte, que lorsque le dictateur ami est tombé (Cf la situation lors de la révolution iranienne de 1979). La situation en Libye est différente en raison de l'usage qui y est fait, par le pouvoir en place, de la force armée ; pourtant, on ne trouve sur le site du ministère des affaires étrangères qu'une intervention relative à la seule Libye qui concerne le rapatriement des américains. Le Président n'interviendra quant à lui que sans expliquer pourquoi, soudainement, ne constitue pas une ingérence la formule suivante : « Le Président des USA appelle à l'arrêt immédiat des violences et à une solution politique afin de répondre à l'aspiration du peuple libyen à la démocratie et à la liberté ». Serait-ce la même position à l’encontre de la Tunisie actuelle ?

Monji Ben Raies
Universitaire, juriste internationaliste et politiste
Chercheur en droit public et Sciences politique
Université de Tunis El Manar
Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis