Opinions - 10.08.2021

Malek Ben Salah : Lettre ouverte à Monsieur Le Président de la République

Malek Ben Salah : Lettre ouverte à Monsieur Le Président de la République

Monsieur Le Président de la République,

Les décisions que vous venez de prendre à partir de ce 25 Juillet sur les plans politiques et structurels … pour mettre fin aux inepties d’un grand nombre de politiciens incapables de gérer le pays correspond bien à une nécessité vitale pour l’avenir du Tunisien dans l’immédiat et pour l’avenir du pays.

Cependant la réussite totale de ce pas de géant que vous venez d’effectuer se doit d’être que soutenu par une bonne production agricole 2021-2022 qui soulagerait le ventre et la poche du Tunisien moyen, assurer sa sécurité alimentaire et hydraulique et garantir la réussite à long terme de ce que vous entreprenez aujourd’hui.

Dans un article récent, Si Ali Mhiri, chercheur et ancien professeur à l’INAT, a lancé encore une fois le sigal d’alarme à propos de la situation de l’agriculture sous l’intitulé: ’’Les changements climatiques, l’agriculture la sécurité alimentaire et le développement rural en  Tunisie’’.

A ce propos, le risque de désinvestissement dans le secteur agricole conduisant à une désagricolisation du milieu rural avec les problèmes sociaux qui pourraient suivre…, m’obligent à attirer l’attention sur quelques actions fondamentales à décider et à démarrer dans l’immédiat pour réussir cette campagne, réduire nos importations d’aliments pour la population et pour le cheptel et réduire également les coûts de production dont souffrent tous les citoyens. Le prochain ministre de l’agriculture devant en être chargé en toute priorité.

Actions à démarrer en priorité

Le temps me manquant crucialement pour les mettre en ordre, voici, à mon avis, les actions les plus importantes à mettre en place:

En matière de céréaliculture et d’élevage

Revoir les systèmes de production suivis sous les différents micro-climats et qui ne correspondent plus aux graves conséquences des changements climatiques que nous supportons et mesurer leurs impacts agronomiques et financiers et prendre les mesures pour les alléger au profit du producteur et du consommateur qui en pâtissent aujourd’hui. Déclarer que l’année 2021-2022 une année à fourrages qui doit conforter par la suite les cultures céréalières et leur productivité ;

Faire un grand effort d’extension des superficies de fourrages riches (200.000 ha supplémentaires au moins) et de fèves-féveroles (encore 200.000 autres ha supplémentaires au moins)  pour améliorer la qualité des sols devenus squelettiques par suite des mauvaises politiques végétales et animales suivies et améliorer leur résistance aux changements climatiques,  réduire en même temps les importations de soja, maïs, orge…. :

Pour cela, il faut :

- Mener une grande campagne d’accompagnement de l’agriculteur et d’information sur l’état catastrophique de ses sols, leur faible résistance aux aléas climatiques dont il n’a pas encore l’habitude et améliorer la rentabilité des céréales qui les suivent;

- Prévoir l’envoi de 2 ou 3 spécialistes dans le midi de la France et en Italie pour repérer et importer les variétés de fèves-féveroles les plus adaptées à nos conditions, idem pour les autres variétés de protéagineux adaptables (vesce notamment) ; ces quantités seront intégrées dans les systèmes existant au Nord du pays;

- Annoncer que l’Etat achèterait toutes quantités de graines de luzerne produites dans le pays pour les revendre comme semences…; ces quantités seront destinées à des emblavements en intercalaire des plantations arboricoles du Nord pour réduire leur besoins en ammonitrates et servir d’appoint – bon matché - pour l’alimentation du cheptel;

- Organiser bien entendu la distribution/vente ou gratuité de toutes ces semences, en sachant bien que cet effort n’est pas répétitifs et qu’il faudra initier les agriculteurs à les intégrer dans leurs assolements;

Profiter de cette politique fourragère pour améliorer, réduire le coût des productions animales par une alimentation à base de produits locaux au lieu des importés;

En matière d’arboriculture et d’oasis

L’oléiculture pouvant soulager notre balance commerciale également, en sensibilisant tous les agriculteurs pour cette année, qu’il faut effectuer une taille sévère des arbres dès la fin de la récolte des olives, ce qui permettra de nourrir à peu de frais le cheptel durant quelque temps, tout comme la réalisation d’une intensification provisoire des forêts et parcours déjà surexploités. Pour les oasis, une reconversion est à faire par un encouragement financier à l’arrachage des vieilles plantations et un équilibrage des plantations avec le potentiel réel en eau et probablement la réservation des sols de basse qualité en parcours pour le cheptel. Une création d’industries et de services, liée ou non à l’agriculture, est nécessaire à long terme en parallèle. De même la conversion de ces monocultures (oliveraies ou oasis) en systèmes intégrés de polyculture et d’élevage en bergerie.

De même, on ne s’arrêtera pas sur les nombreuses possibilités d’exploitation du sol intercalaire (par des cultures fourragères à cycle court, ou des plantes médicinales (comme à Sfax…), et la transformation et conditionnement de produits de terroir aussi bien pour les oasis au Sud que pour l’oliveraie et autres plantations arboricoles dans tout le pays.

En matière d’hydraulique

Arrêter l’ancienne politique de création de barrages à tour de bras et de périmètres ‘’dits’’ irrigués qui a coûté des milliards à la Tunisie pour des résultats si peu évidents et une Tunisie assoiffée aussi bien pour l’eau potable que pour l’eau agricole ; le recours au dessalement de l’eau de mer ne peut être que très limité et les énormes investissements nécessaires appellent à de grandes précautions et à limiter notre confiance dans les analyses faites même par de grands bureaux d’études… ;

Revoir la politique de distribution par la Sonede évitant les gaspillages, les piscines (en leur imposant une surtaxe très élevées) ; mais également revenir aux anciennes approches de construction obligatoire de citernes intérieures dans tout bâtiment ou immeuble… nouveaux ;

Revoir la politique d’exportation virtuelle de l’eau’’ en:

- Arrêtant définitivement l’extension de superficies destinées à l’exportation ‘’indirecte’’ de l’eau  (agrumes, dattes, primeurs…) en limitant les nouvelles  plantations au remplacement d’anciennes plantations en accord avec la recherche pour n’utiliser que les variétés les plus adaptées ;

- Chargeant les CRDA de bien circonscrire et déterminer la superficie des micro-zones qui ne peuvent être conduites qu’à l’irrigation et les cultures à y installer en été sous leur contrôle ; la production de tomates et de cucurbitacées devant être limitée aux stricts besoins de la population ;

Suspendre toutes ces politiques ‘’administratives’’ si coûteuses… de transfert inter-zones de l’eau, de construction de barrages, de lacs collinaires, de longues canalisations pour ces transferts …. incompatibles avec notre évapotranspiration intense et entreprendre une politique de l’eau, avec assistance de géologues, d’hydrogéologues et d’agronomes pour le repérage de sols, de roches et de cavités… qui peuvent accueillir la recharge des eaux de pluies, de crues et d’inondations, leur stockage et leur utilisation rationnelle par la Sonede ou autres… ; concepts nouveaux à développer…

Vision pour les terres domaniales

J’avais écrits à plusieurs reprises sur la mauvaise gestion des terres domaniales et les mauvais choix effectués et leur conséquence sur la production nationale. Une option volontariste d’évolution par adaptation aux divers risques, dont ceux liés aux aléas climatiques, est nécessaire. La mutation de cette situation ne peut être qu’en mettant en place un système de privatisation de ces terres.

Ce pourquoi il faudrait prendre les mesures suivantes :

Ces terres devant être en mesure de rétribuer équitablement les différents acteurs de la chaîne de valeurs, trois paradigmes sont à prendre en considération au niveau de l’exploitation, des exploitants et de la mise sur le marché des productions :

L’exploitation agricole : il s’agira, après une étude rapide des différentes parcelles existantes pour arrêter de près sa vocation et les systèmes d’exploitations les plus adaptés de fixer la superficie la meilleure pour la découper en exploitation de 50 à 100 ha et les distribuer dès le début de cette campagne à des tandems de diplômés (agronome +gestionnaire) sous forme d’une location-vente sur 20 ans. Un encadrement par les institutions d’enseignement et de recherche devra leur être assuré.

Les exploitants agricoles formés par le tandem ‘’agronome+diplômés en gestion’’ devront se sentir et agir en chefs d’exploitation, véritable colonne vertébrale d’un développement rural intégré. Les terres seront exploitées selon les systèmes de production durant les premières années ; et à améliorer progressivement les années suivantes ; l’association entre plusieurs tandems est à encourager quelques soit l’objectif et la forme…. ;   

La transformation des systèmes adoptés dans ces exploitations, aussi bien pluviaux qu’irrigués doit se faire progressivement, compte tenu des changements climatiques qui apparaîtront. Dans les faits, chaque exploitation bénéficiant d’une nappe d’eau devra chercher à l’exploiter selon son potentiel réel par des cultures adaptées aux canicules estivales ou par une agro-industrie ou un élevage dimensionné avec elle. Mais pour les systèmes dits irrigués, une évolution vers des exploitations pluviales avec quelques parcelles irriguées est indispensable.

Monsieur Le Président de la République,

Avec mes 63 années d’expérience aux côtés des agriculteurs et de l’agriculture, j’ai essayé de ne pas être long pour rattraper 10 années de navigation sans gouvernail…. Votre responsabilité est grande, et la recherche de conseillers compétents n’est pas évidente, c’est pour cela que je vous adresse la présente. Il est temps, aujourd’hui, pour nos gouvernants de démarrer la prochaine campagne en engageant les actions et en dictant aux décideurs de tous niveaux les responsabilités qui leur reviennent.

Malek Ben Salah
Ingénieur général d’agronomie, consultant international,
Spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris