News - 17.06.2021

L’islam et la démocratie, une révolution intérieure: Le plaidoyer de Yadh Ben Achour

L’islam et la démocratie, une révolution intérieure: Le plaidoyer de Yadh Ben Achour

Par Hédi Dhoukar - À la faveur de ce que les médias appellent « printemps arabe », le professeur Yadh Ben Achour s’est vu propulsé sous les projecteurs de l’actualité en participant à la transition et au chantier de la nouvelle Constitution.

L’auteur de Aux fondements de l’orthodoxie sunnite  s’est trouvé à cette occasion confronté à une situation où son expérience de juriste chevronné— pour ainsi dire de père en fils — était sollicitée. Il s’était trouvé comme un maçon au pied du mur, obligé de mettre la main à la truelle. Comment le chantre de «l’islam libéral» s’était-il tiré de ce chantier face à l’essaim de juristes-maçons de l’islamisme politique réel ?

Développé dans Tunisie, une révolution en pays d’islam, son témoignage ne livre pas la clé de l’aventure. On est donc fondé de la chercher dans le dernier essai de l’auteur : L’islam et la démocratie. Une révolution intérieure.

Dès le titre, nous sommes interpellés par cette notion de «révolution intérieure». Elle implique en effet un engagement personnel. Dans son livre, Yadh Ben Achour ne s’en prive pas. Il y développe le fond de sa pensée qu’il faut étudier avec attention, car elle est représentative d’une orientation sociopolitique et psychologique majeure qui travaille en profondeur — intérieurement donc — la personnalité tunisienne. Quel que soit son point de vue, nul ne peut ignorer la qualité et la représentativité d’un auteur vu sa filiation traditionnelle, son statut de témoin d’une génération ayant vécu une histoire chargée, ainsi que son parcours savant dans les dédales des jurisprudences traditionnelle et moderne. Pour toutes ces raisons, il est un continuateur du mouvement réformiste des débuts du siècle dernier illustré par les penseurs qui ont interrogé l’Occident, et ne cessent de le faire, pour comprendre ce qui est arrivé aux musulmans qu’il a brutalement réveillés de plusieurs siècles de torpeur. Il puise donc dans le patrimoine islamique un outillage intellectuel critique, et dans le savoir moderne des leviers, et des points d’appui.

Cet essai sur l’islam et la démocratie peut être lu aussi comme un aparté : un discours qui se situe à côté, de l’œuvre du spécialiste et de l’érudit, sans que l’on soit forcé d’y voir son prolongement. Il s’agit en effet d’un parti-pris personnel fortement assumé et hautement instructif, et se présente comme l’aboutissement de l’engagement d’un musulman libéral, défenseur de la société civile, des droits de l’homme et du système démocratique.

L’auteur de «Politique, religion et droit dans le monde arabe»  n’utilise cependant pas les droits de l’homme comme levier principal de sa démonstration. Il se réfère à un principe plus universel à ses yeux, celui de la «non-souffrance», à partir duquel il articule sa vision d’une «norme» démocratique universelle, non sans reconnaître, en passant, que «s’interroger sur l’universalité de la norme démocratique, c’est (…) prendre le risque d’aller sur des routes sans issue», car «s’agissant de l’homme (…), il est prétentieux de le situer dans un cadre qui puisse, à proprement parler, être qualifié d’universel».

Comment éviter un tel obstacle épistémologique?

La réponse se trouve dès l’introduction : «Le seul principe capable de servir de fondement à l’universalité de la norme démocratique est le principe de non-souffrance, dans la mesure où le concept de démocratie, reposant sur les principes de la dignité, de la liberté, de l’égalité et de la participation, protège la personne humaine contre la souffrance, dans toutes les composantes de son être : biologique, spirituelle, sociale et politique. Nous plaçons par conséquent la norme démocratique au-dessus des contingences historiques et nous sauvons son universalité de l’enfer du relativisme, dans lequel veulent l’enfermer ses divers et nombreux adversaires, notamment les partisans de la démocratie islamique, qui ne sont pas malheureusement les seuls à la haïr.»

La non-souffrance élevée en principe peut donner lieu à d’interminables débats. Ce que l’on retient, par contre, comme un fait objectif et, en l’occurrence, ce qui nous éclaire sur son expérience évoquée plus haut, c’est la pique contre «la démocratie islamique ». Elle signifie implicitement que la norme démocratique ne saurait être relative au fait religieux, mais considérée comme un absolu. S’appuyant sur Marcel Gauchet, il avait auparavant rappelé en effet que « la démocratie est une nouvelle manière d’être de l’humanité, sous la totalité de ses aspects» . Si elle ne fait pas de métaphysique, «elle est elle-même une métaphysique en acte», loin de l’esprit des religions, y compris évidemment l’islam».

Il est intéressant de souligner ici que l’attribut du sujet (la «métaphysique») est accolé à la démocratie et non pas à la religion renvoyée, elle, non à un système métaphysique qui est normalement le sien, mais à un «esprit». Cette audace sémantique repose sur une réalité historique. Le cours logique de la métaphysique, depuis La République de Platon jusqu’au Léviathan de Thomas Hobbes, porte sur la politique et sur le droit séculier. Hobbes ayant lui-même appuyé sa démonstration en faveur de l’édification d’un Etat souverain artificiel — c’est la signification du titre de son ouvrage — basé sur le contrat et le droit, en tournant en dérision, non pas l’Église, mais son clergé, ou plutôt l’esprit clérical.

L’autre pique contre «la démocratie islamique» consiste dans son association avec la haine. Cette charge, tout aussi instructive, est étayée plus loin : «S’il y a vraiment quelque part une haine de la démocratie», elle vient des ces inquisiteurs qui ne s’intéressent qu’à l’homme éternel de l’au-delà, en le préférant à l’homme d’ici-bas. «Pour tous les inquisiteurs, les lanceurs de fatwa, les faiseurs de bombes, les bourreaux de la décapitation et du fouet, qui se sont conféré le «droit de délier et de lier», selon la formule séculaire des docteurs musulmans de la loi, pour rendre l’homme heureux, il est nécessaire de lui ôter la liberté».

Plus loin, le fils du Cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour ajoute : «Ce dont nous avons désespérément besoin aujourd’hui, c’est de nous inspirer à la fois des théoriciens de la liberté et de notre propre culture religieuse et mystique, de combiner les libertés externe et interne: la liberté fondée sur la soumission et la soumission fondée sur la liberté» (97)

Ce plaidoyer pour la démocratie de Yadh Ben Achour est ainsi porté par une énorme force de conviction, tout en étant nourri par l’érudition de l’auteur, particulièrement pour ce qui concerne les penseurs de l’islam libéral, de l’époque abbasside jusqu’à nos jours. Son essai apparaît donc comme une tentative d’étayer, par la théorie, ce qui pourrait donner dans la pratique, l’adoption de la démocratie en pays d’islam.

Yadh Ben Achour
L’islam et la démocratie. Une révolution intérieure.

Paris, Le débat/Gallimard 2020
 

Hédi Dhoukar

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