News - 12.06.2021

Jean Fontaine: Le migrant inversé

Jean Fontaine: Le migrant inversé

C’est en Tunisie que je suis retourné à la vie. J’y continue à faire ce qui est le plus important, non pas forcément continuer l’Ibla ou le Centre d’études de Carthage, mais remercier les gens, contribuant, moi le migrant inversé, à rendre le pays plus humain. Moi, à qui la Tunisie a donné tant d’humanité.» Jean Fontaine tenait à l’écrire en profonde passion dans son dernier livre Solidaire aller… retour (Arabesques, 2020). Lui qui avait tant reçu de la Tunisie, et lui a tant donné pendant 65 ans, vient de s’éteindre à l’âge de 86 ans. Il avait 20 ans lorsqu’il avait débarqué en 1956 dans une Tunisie emportée par l’euphorie de l’indépendance.

«Le cancer commençait à figurer parmi les souvenirs. Mauvais? Pas sûr. C’est en Tunisie que je suis retourné à la vie. J’y continue à faire ce qui est le plus important, non pas forcément continuer l’Ibla ou le Centre d’études de Carthage, mais remercier les gens, contribuant, moi le migrant inversé, à rendre le pays plus humain. Moi, à qui la Tunisie a donné tant d’humanité.»

Quelques mois seulement avant de nous quitter, Jean Fontaine a choisi pour Leaders les bonnes feuilles suivantes de son dernier livre.

Solidaire aller…retour de Jean Fontaine
Arabesques, 2020, 155 pages

Bonnes feuilles

Présentation

Dans ce 28e livre, me considérant comme « migrant inversé », je souhaite montrer comment les Tunisiens ont toujours répondu positivement aux initiatives que je pouvais prendre. Sur l’ensemble de mes activités des 55 dernières années, j’ai choisi l’Ibla (Institut des belles-lettres arabes), le Centre d’études de Carthage, l’intérêt pour les salafistes, l’accompagnement des malades du sida, la visite des prisonniers étrangers dans les établissements pénitentiaires tunisiens, le lancement d’alerte sur l’exploitation des Ivoiriennes, et enfin la manière dont on m’a guéri du cancer ici.

Ibla

J’y suis arrivé le 23 juin 1965. Sur la place de la résidence du Leader, ex-place aux Moutons, à gauche en arrivant, trône un grand immeuble aveugle. Toutes les fenêtres s’ouvrent sur une cour intérieure. Au fil des années, la politique émancipatrice de Bourguiba produit son effet. Les habitants commencent à se risquer à montrer leurs épouses ou leurs filles. D’où l’apparition de nouvelles fenêtres. Elles sont toutes différentes, mais combien significatives.

Dans ce contexte, j’assume simultanément la responsabilité de la bibliothèque de recherche et de la revue. Mon premier souci, en tant que conservateur de la bibliothèque, est de mettre à la disposition des lecteurs l’ensemble de la production tunisienne en sciences humaines.

Ma seconde préoccupation était de compléter les œuvres originales des grands écrivains (al-masâdir), pour les anciens sous forme de nouvelle édition, pour les contemporains sous forme de nouvelle publication.

En 1977, on me demande de prendre la direction de la revue IBLA, fondée en 1937, et dont j’ai retracé l’histoire dans les deux textes cités au début de ce chapitre. En ce temps-là, son contenu est décidé exclusivement au cours des réunions hebdomadaires de la communauté des Pères Blancs. Ma première décision est de constituer un comité de direction ou de lecture, comme chacun voulait le désigner.

Migrantes

À ma demande expresse, je parle de ce problème devant tous les prêtres de Tunisie, le 18 janvier 2017. En introduction, de manière un peu brutale, je leur dis : «La maquerelle et la prostituée communient côte à côte à la messe dans votre église. Qu’est-ce qu’on fait ?»

Ces citations font partie du rôle que j’ai essayé de jouer dans la prise de conscience du phénomène et de la responsabilité de chacun. Maintenant la loi existe tout comme l’Instance de lutte contre la traite des êtres humains. Des démarches ont été entreprises pour mettre au courant les évêques de Côte d’Ivoire de sorte qu’ils préviennent leurs ouailles des dangers du réseau. Le phénomène baisse en importance.

Ce qui reste, c’est le nombre important des Subsahariens en Tunisie, venant parfois grâce à un trafic des visas. Souvent ils vivent dans de véritables ghettos. J’en connais au moins deux dans la banlieue nord de Tunis. À côté des catholiques que l’on peut plus facilement identifier, on trouve les adeptes des Églises évangéliques anarchiques qui, souvent, paient la dîme à leur pasteur. Enfin, on m’a signalé, dans ces groupes, des musulmanes extrémistes qui s’engagent dans l’endoctrinement.

Prisons

De 2004 à 2010, j’ai effectué 400 visites des prisonniers étrangers dans les établissements pénitentiaires tunisiens. Difficile de savoir ce qui est autorisé ou défendu en prison. (...). Les vêtements ne posant aucun problème, parfois, on peut obtenir de laisser un objet en intervenant auprès de la direction générale des prisons qui est dans le quartier Lafayette. Pour l’argent que l’on voudrait donner, la possibilité varie avec les établissements. Laisser quelque chose transformé en bons de cantine est habituel. Pour l’argent liquide, il faut envoyer un mandat.

(...) Les détenus dits chrétiens que je rencontre proviennent d’une vingtaine de pays déclarés. En réalité, les Africains anglophones disent provenir d’un pays francophone, apparemment pour un problème de visa, surtout pour ne pas être refoulés chez eux. La plupart des détenus de la prison de Borj el-Amri sont inscrits sous une fausse identité.

Peu d’entre eux ont une culture qui dépasse la moyenne. La majorité s’exprime en anglais. Ils souhaitent pouvoir lire des revues comme Time, Newsweek, Jeune Afrique, Afrique Asie (presque toujours interdit sous Ben Ali), ou surtout Onze mondial et Afrique Football. Ils sont toujours contents de recevoir des articles extraits des sites internet ou des journaux de leurs pays respectifs, même s’ils datent un peu.

Incendie de la bibliothèque de l’Ibla, le 5 janvier 2010

Le conseiller culturel du président Ben Ali était M. Abdelhamid Slama, dont j’ai parlé précédemment dans le chapitre sur la bibliothèque de l’Ibla (page 23). C’est pour lui que je préparais la documentation qu’il venait consulter le dimanche. Par reconnaissance, il a suggéré au président de prendre en charge les frais de la restauration du bâtiment Les travaux ont été menés par l’Institut national du patrimoine, avec Mme Halima Rhouma comme architecte.

L’aménagement respecte désormais les normes de sécurité internationales. C’est le bureau Pixis qui s’en est chargé. Son directeur, M. Patrice Ray, nous a offert gracieusement ses prestations. La principale transformation est la séparation complète entre les bibliothèques, au rez-de-chaussée, et les appartements de la communauté père blanc à l’étage.

La Bibliothèque nationale nous a d’abord permis d’y tenir une réunion de travail importante au début des travaux. Elle nous a aussi prêté une centaine de cageots que d’ailleurs aujourd’hui nous n’avons toujours pas restitués. Ces cageots ont été une aide décisive pour le transport des livres de l’Ibla à la cave de la Prélature et pour ranger sur place ceux qui devaient être reliés. La Bibliothèque nationale a aussi restauré et relié 174 livres des 18e et 19e siècles, et les Archives nationales 29 livres des 16e et 17e siècles. 320 personnes et institutions nous ont aidés à ressusciter. Il est étonnant de voir combien de bonnes volontés et de compétences se rassemblent spontanément autour de l’Ibla.

Épanouissement

Afin de préciser ma situation de migrant inversé, je m’appuierai sur le livre de Fawzia Zouari, Pour en finir avec Shahrazad (Tunis, Cérès, 1996). Cette auteure vit depuis de nombreuses années à Paris, migrante du Sud vers le Nord. Dans son livre, elle exprime ce que cette existence lui inspire. Mais si on remplace Fawzia par Jean et Paris par Tunis, on se trouve exactement dans le même scénario. Sauf que le mien est inversé.

Comment repérer l’identité de l’autre, devenir étranger à soi-même pour muer dans l’étrangeté de l’autre ? Puis-je me désenclaver par goût de liberté ? Qui suis-je devant le regard étranger ?

Ma situation de migrant inversé pose de nombreuses questions abordées en 2018, fort heureusement, par la Commission tunisienne pour les libertés individuelles et l’égalité (Colibe). Elle étudie le droit de partir et de quitter, le droit de se déplacer, le droit de revenir (aux sources), de dire non (même à Dieu), de s’en tenir à ses devoirs, de se faire une règle de vie de ses devoirs, de trouver sa liberté dans l’absence apparente de droits aux yeux des autres.

Les Tunisiens se sont montrés solidaires d’un homme qui avait essayé de l’être envers eux. Celle-ci, dans les deux sens, a-t-elle produit quelque effet ?

C’est bien sûr aux autres d’en décider. Me permettrais-je cependant d’émettre une hypothèse. Le résultat est allé crescendo. Partant du domaine intellectuel, il est passé par l’affectif, pour aboutir au spirituel. Le travail dans une bibliothèque ou pour diriger une revue aiguise l’esprit d’autant plus qu’il se fait en partageant avec d’autres qui, dans ce cas, n’appartenaient pas au même monde culturel. Des amitiés naissent, plus ou moins profondes, mais réelles. Quand on parle sincèrement de ses convictions et de ses affections, vient inévitablement la question du sens. Difficile de durer sans un substrat spirituel solide que l’on peut présenter aussi quand l’occasion nous y invite.

Ce livre n’a pas de conclusion.
 

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