Entre FMI, notation souveraine et contraintes sociales : l'arbitrage difficile pour le gouvernement tunisien
Par Zouhair El Kadhi et Férid Ben Brahim - Il est incontestable que l’économie tunisienne traverse sa plus mauvaise décennie depuis l’indépendance et qu’elle va se heurter à de rudes écueils. Une croissance en berne, un chômage et une dette qui explosent et les besoins de financement du budget ont atteint des sommets historiques. Faut-il rappeler que cette situation n’est que le résultat d’une fuite en avant pratiquée depuis dix ans. Dit autrement, le gouvernement actuel assumera sa responsabilité certes mais il serait injuste de lui faire porter les erreurs du passé. L’enjeu n’est pas de chercher des boucs émissaires mais de trouver une voie de sortie face à une situation extrêmement fragile. En tout état de cause, l’actuel gouvernement doit mobiliser plus de 16 milliards de dinars pour boucler son budget.
Ainsi, le recours au FMI devient incontournable dans la mesure où celui-ci permettra de mobiliser d’autres financements, si nécessaires et sur lesquels vient s’ajouter la menace d’une dégradation de la note souveraine !
Partant, l’enjeu actuel est comment trouver un accord avec le FMI? D’une manière concrète comment arbitrer entre les exigences du FMI, notamment d’importantes coupes budgétaires, et les contraintes sociales dans une conjoncture morose.
Les exigences du FMI, certes impopulaires mais bénéfiques pour le pays…
Parmi les exigences du FMI, on retrouve en premier lieu la question de la masse salariale. En effet, il ne faut pas être un grand clerc pour constater que le niveau de la masse salariale est non seulement important mais également inacceptable. C’est même injuste car, au final, seuls les fonctionnaires de l’Etat bénéficient de l’argent ducontribuable.
Rappelons à cet égard que la masse salariale représente 61% de nos ressources budgétaires propres, soit l’équivalent de 17,4% du PIB. Il se trouve que 30% de la masse salariale est consacré au secteur de l’éducation avec des résultats plus que médiocres. Le gouvernement s’est fixé comme objectif très ambitieux de 15% le ratio masse salariale rapportée au PIB d’ici 2022. Un tel objectif est très difficile à atteindre avec l’unique action des départs volontaires. Pis encore, la centrale syndicale (UGTT) réclame un nouveau round de négociation salariale, ce qui rend l’objectif du gouvernement très peu probable.
La seconde exigence est en lien avec les subventions. Le FMI demande une rationalisation des subventions notamment énergétiques. Dans ce contexte, le gouvernement propose une hausse des prix des denrées alimentaires, l'électricité et le gaz naturel d'ici 2024. Il s’agit de remplacer les subventions actuelles par des transferts directs en espèces (cash transferts) pour les plus démunis. Ce mécanisme n’est pas aisé à mettre en place sachant que l’Etat ne dispose pas d’une base de données fiables permettant le succès de ces actions. Il faut également être très prudent quant aux subventions énergétiques et s’assurer que les hausses s’agissant des bouteilles de gaz soient graduelles.
La troisième exigence concerne le fardeau des entreprises publiques. Le FMI souhaite des solutions concrètes et efficaces pour mettre fin à une hémorragie budgétaire inquiétante. A cet égard l’option de privatisation de quelques entreprises n’est plus écartée. Le gouvernement, tentant d’amadouer l’UGTT, ne veut pas parler de privatisation et préfère utiliser le terme restructuration.
Le besoin d’un recours massif au financement sur le marché local devient inéluctable mais n’est pas sans risques
Avec un accès limité aux financements externes, le gouvernement et les grandes entreprises publiques pourraient se tourner vers les banques locales comme ce fut le cas l’année dernière. En effet, l'exposition des banques au secteur public s'en est trouvée accrue, allant jusqu’à 45% du total des actifs des banques.
Les perspectives d'un recours massif aux marchés internationaux étant limitées, l'exposition des banques à l'État devrait s'accélérer dans les années à venir. Cela pourrait évincer le crédit au secteur privé à un moment où le financement privé est absolument nécessaire pour stimuler la reprise. En outre, les perspectives économiques pour la Tunisie nous amènent à estimer que les besoins budgétaires pourraient encore s'aggraver de 3 points du PIB supplémentaires dans le cadre d'un scénario de choc impliquant un resserrement rapide des conditions financières mondiales et un retard de l'ajustement budgétaire dû à une reprise lente. Si les banques nationales financent ces besoins inattendus, en plus du financement nécessaire prévu en 2021-22, l’Etat absorberait 10 à 20 % supplémentaires des actifs des banques sous forme de dette publique à la fin de 2022. En conséquence, les banques publiques et privées pourraient atteindre des niveaux d'exposition au secteur public similaires à ceux observés actuellement au Liban. Rappelons à ce titre que le gouvernement a couvert plus de 50 % de ses besoins de financement publics bruts par des financements bancaires nationaux en 2020.
La Tunisie aurait besoin d'une stratégie budgétaire et d'une gestion de la dette à moyen terme crédibles et clairement communiquées. Cette stratégie nécessitera une étroite coordination entre la politique monétaire (Banque Centrale), la politique budgétaire et la réglementation du secteur financier, afin de parvenir à une vision commune de la capacité d'absorption globale des marchés financiers nationaux.
La Tunisie dont la marge de manœuvre budgétaire est limitée, voire inexistante, devra lancer des plans d'assainissement favorables à la croissance lorsque la crise s'estompera. Les décideurs doivent dès lors s'efforcer d'atténuer de manière proactive le risque de refinancement et de l’assèchement du marché aux acteurs privés.
Les opérations de gestion du passif (telles que l'allongement des échéances) pourront améliorer les conditions de la dette à court terme et le profil de la dette à moyen terme.
D’une manière générale, le gouvernement a intérêt à proposer une vision globale du redressement économique et éviter le replâtrage. Une telle vision devrait clairement distinguer objectifs et moyens tout comme l’horizon court et moyen terme. Les actions doivent être orientées vers le redressement de l’appareil de production, la création de valeur ajoutée et l’exportation.
En tout état de cause l’avenir n’est pas radieux mais échapper à la démagogie des lobbies et des avantages acquis doit être la boussole de tout gouvernement crédible et sincère. Si cette stratégie de la vérité est enterrée par les adeptes de la politique de l’autruche alors les réveils seront douloureux et les rééchelonnements inéluctables.
Télécharger le Tableau de bord de la conjoncture économique de la Tunisie juin 2021
Zouhair El Kadhi, et Férid Ben Brahim