Ammar Mahjoubi: In Memoriam Hichem Djaït
Je n’avais pas connu Hichem à Sadiki : ma promotion y précédait de quelques années la sienne. Mais à Paris, à la cité universitaire d’Antony, nos logements étaient contigus et deux années durant, les dimanches nous rassemblaient ; pour discuter, parler de notre travail, de nos lectures, pour partager le repas préparé par nos épouses. Nous avions pu dénicher un « job alimentaire » à la radio. Nous y dialoguions en brodant sur le thème de notre séjour en France, de la vie à Paris des jeunes maghrébins, de la double culture, la dimension arabe acquise grâce à nos professeurs à Sadiki… Notre pécule autorisait les sorties, le cinéma et, surtout, le théâtre, accessible avec les prix réduits consentis aux étudiants. Je me rappelle qu’au répertoire du TNP, à cette époque, on jouait du Brecht (Mère Courage et ses enfants), du Jarry (Ubu roi), avec Jean Vilar et Gérard Philippe. Un régal…
À Tunis, la Faculté du 9 Avril et l’École Normale Supérieure nous avaient réunis, notamment au jury de l’agrégation d’Histoire avec Hamadi Cherif et Hafedh Sethom. Les cours de Hichem étaient assidûment suivis ; et les étudiants faisaient cas de ses opinions, parfois politiques (les jeunes et moins jeunes se rappelleront « Les arrivistes sont arrivés », ou plus tard ses « Points d’ombre » soulevés dans Réalités). Lorsque le maître, parfois, n’observait pas strictement l’horaire imparti, au grand dam du Secrétaire Général de l’ENS, ils en riaient sous cape. Hichem avait son caractère ; il était fier, distant, hautain même, surtout lorsqu’en guise de connaissances étaient débitées platitudes et insipidités, ou lorsque les règles du métier étaient outrageusement ignorées. Avec l'administration, la relation n’était pas facile et il avait une sainte horreur de la paperasse.
Le cloisonnement des disciplines et la périodisation aidant, je n’avais eu, longtemps, qu’une vague idée de ses travaux ; jusqu’au moment où j’eus besoin de consulter les médiévistes, en étudiant les couches tardives du site archéologique de Belalis Maior, à Henchir el-Faouar, près de Béja. Les transformations de l’urbanisme antique et ses conversions successives, du Vᵉ siècle à la fin de l’époque byzantine et aux premiers moments de l’occupation arabe, m’avaient amené à compulser deux articles de Hichem, parus dans Studia Islamica et dans la revue des Annales. Fondés sur des sources exclusivement textuelles et des données bibliographiques, il y avait proposé une topographie urbaine quasi complète pour le Kairouan des origines. Restaient les confirmations par l’archéologie, que les fouilleurs présumés n’ont jamais sérieusement abordées, jusqu’aujourd’hui. Reste aussi que le site n’était nullement inoccupé avant Okba… La lecture de sa thèse sur Al-Kūfa, naissance de la ville islamique me permit, plus tard, de contextualiser ces articles sur Kairouan. Mais même si l’on déplore l’absence d’une véritable étude territoriale par des archéologues, on ne peut qu’être séduit par cette description de la ville disparue, fondée sur la mise en œuvre des textes… Et on ne pouvait demander à Hichem d’empiéter sur le domaine des antiquisants et des archéologues. Il faudra cependant attendre, pour un éclairage plus approfondi de la naissance de l’urbanisme à Al-Kūfa, les apports de l’archéologie et de l’épigraphie, avec les inscriptions araméennes archaïques déjà exhumées et les inscriptions cunéiformes de l’Empire assyrien. Témoignages qui sont susceptibles de situer l’urbanisme, au début de l’expansion islamique, dans le cadre des mouvements migratoires qui, depuis l’époque romaine, propulsaient les tribus nomades venues du désert arabo-syrien vers la Mésopotamie. Bien avant l’Islam, les Araméens nomades, par exemple, avaient envahi le pays, s’étaient sédentarisés, avaient occupé et fondé des cités : les rois assyriens n’avaient eu de cesse de les traquer dans le désert, d’où leur venaient d’incessants renforts.
Après Al-Kūfa, vint La Grande Discorde. Le livre que j’avais lu avec ravissement, celui où Hichem avait donné sa pleine mesure. À Sadiki, « l’histoire musulmane » était confiée à de vénérables cheikhs de la Zitouna ; autant dire que c’était une vision édifiante, apologétique, affreusement partisane, pour ou contre Moawiya et Aïcha. Hichem avait pris la précaution de prévenir qu’il s’agissait «d’un livre écrit par un homme élevé dans la tradition islamique, qui doit lutter à la fois contre la vision traditionnelle des choses et contre un modernisme simplificateur». Ma lecture terminée, j’avais tenu à féliciter Hichem, lui dire qu’il faut lui savoir gré d’avoir su démêler l’écheveau compliqué des sources et de la bibliographie, « d’avoir ressuscité un pan de l’histoire islamique dans sa vérité et sa complexité… en faisant instaurer, avec cette période fondatrice de l’époque islamique un rapport cognitif profondément pénétré de sympathie, où se mêlent le savoir et le vécu ». Avec la trilogie sur La vie de Muhammad, j’ai retrouvé la rigueur méthodologique observée par La Grande Discorde… quoique, avec des sources tellement tardives, tellement difficiles à expliciter… qu’on en vient à considérer la réussite de l’entreprise comme une véritable gageure.
Les autres livres de Hichem (La personnalité et le devenir arabo-islamique, L’Europe et l’Islam…) et le dernier (Penser l’Histoire, Penser la Religion) alternent entre une pensée réflexive, avec ses intuitions, ses références philosophiques, son lyrisme parfois, et entre les données incertaines d’une histoire immédiate, avec ses hypothèses et ses attentes. Les considérations philosophiques y sont intéressantes, mais depuis les Grecs, l’Histoire s’était développée, avec la connaissance du passé, de l’action des anciens, de leurs œuvres, en dehors de la philosophie. Hérodote était différent de Socrate. Mais comme je l’avais écrit récemment, les textes historiques n’échappaient pas aux idées répandues par les philosophes. Celles-ci étaient même à l’origine des deux préoccupations primordiales des historiens : le concept de la loi et le souci du réel, avec en conséquence la nécessité de la critique.
Ammar Mahjoubi