Y a-t-il une vie après le Covid ?
Par Mohedine Bejaoui - « Nous sommes en guerre », par trois fois réitéra E. Macron la veille du premier confinement. Il annonça Dans son élan un soutien économique massif. « Quoi qu’il en coûte » martela-t-il. Et ça va coûter. La crise sanitaire engendrera à la France une dépense 424 milliard d’euros. Le Président français paraphrasa opportunément M. Draghi en faisant l’écho du « whatever it takes » prononcé par l’ex gouverneur de la BCE avant d’annoncer un plan de sauvetage bancaire lors de la crise financière de 2008. Trois mots qui auront sauvé l’Euro selon les experts unanimes. Il fut pourtant qualifié par les gardiens du temple libéral de « keynésien », ce qui dans leurs bouches n’est pas un compliment.
A la guerre comme à la guerre. La pandémie a occasionné des dégâts économiques majeurs même si les nations ont été épargnées des destructions d’infrastructures et de centres de production subis pendant les années 40. Il s’est bien agi d’un double choc violent, subit, simultané de l’offre et de la demande. Il fallait donc étouffer le feu qui gagna l’économie mondiale. On ouvra les vannes budgétaires aux Etats Unis, en Europe pour soutenir des entreprises, les ménages, les hôpitaux … On ne regarde pas la facture d’eau lorsqu’on éteint un incendie.
Assiste-t-on au retour de l’État Providence ? Revient-il à reculons ? Quelle marge de manœuvre pour les pays moins riches comme la Tunisie ?
Le consensus keynésien
Trump envoya un chèque de 1200 $, Biden signa un autre de 1400 $ pour soutenir les ménages américains pendant la crise sanitaire. 1900 milliards de $ sont déployés pour le plan d’urgence et 3000 milliards annoncés pour la relance durable, soit 25% du PIB. Inédit. Bien plus modeste, l’Union européenne mit 750 milliards € sur la table, cela reste néanmoins considérable au vu de la légendaire orthodoxie monétaire de la Banque centrale européenne. Les Etats de l’UE se sont affranchis des critères de convergence, ils laissèrent creuser leurs déficits sans s’émouvoir outre mesure.
Pendant des décennies la doxa ultralibérale assigna l’Etat à son rôle de garant du bon fonctionnement du marché, laissant le contrôle de la monnaie à la Banque centrale. Les plans de relance en cours annoncent le retour de la Policy-mix comme au bon vieux temps, tant pis pour l’inflation qui rongera la dette. A quelque chose malheur est bon. Des signes précurseurs ont été aperçus lors de la crise financière de 2008. La cupidité des opérateurs apatrides et l’absence de régulation financière ont amené les Etats à venir massivement en aide au système bancaire croulant sous « les toxiques subprimes ».
Des centaines de milliards ont été accordés avec l’aval des banques centrales subitement compréhensives pour sauver un système qui courait comme un poulet sans tête. Ainsi se privatisent les bénéfices et se socialisent les pertes « Busines as usual ». Le Covid 19 a fait tousser le reflexe étatique comme à chaque fois que l’économie s’enrhume, que les choses tournent mal et, que le marché reste perplexe.
Le triple rôle de l’Etat Providence selon Musgrave s’organise autour de l’affectation, la redistribution et la régulation. On assiste médusé au déploiement de ces trois leviers comme une réhabilitation de l’Etat, longtemps replié sur ces missions régaliennes sous des budgets contraints. La crise sanitaire est venue rappeler au bon souvenir des thuriféraires du marché omnipotent que l’Etat ne peut se contenter de son uniforme de gendarme, il a d’abord comme mission d’assurer les besoins vitaux des citoyens. Des aides massives ont été allouées en France, aux ménages les plus défavorisés, aux employés qui ont bénéficié du maintien de 87% de leurs salaires pendant le confinement, toutes les entreprises ont obtenu des aides pour couvrir leurs besoins de trésorerie et des crédits garanties par l’Etat. Les plans d’urgence ont bien fonctionné. L’économie mondiale ne s’est pas effondrée, cela explique son redémarrage en trombe. Il ne faudra néanmoins pas voir dans ce regain d’intérêt étatiste une réaction de survie qui une fois la crise passée les Etats retourneront sagement à leurs casernes comme de bons gendarmes. Il s’agit bien d’un changement de paradigme. L’intervention ponctuelle de 2008 a donné le la, même si le champ des opérations était spécifiquement monétaire.
Les interventions qui se déroulent sous nos yeux sont autrement plus structurelles. On se pince. On retrouve les fonctions classiques de l’Etat Providence qui compte conduire des politiques contra cycliques, il s’en donne le moyens y compris fiscaux. Rappelons que 3000 milliards $ sont prévus pour la relance américaine. Ils financeront les infrastructures, le développement numérique et la transition écologique. D’aucuns percevraient la silhouette d’une politique industrielle à l’ancienne. Ils ne se trompent pas, il est possible de faire du neuf avec du vieux, pourvue que ça marche. C’est un déploiement sans précédent depuis 1945 de politique publique initiée par la demande. Pour financer ce plan d’envergure le gouvernement américain compte augmenter l’impôt sur les bénéfices de 21 à 28%, le taux d’imposition des multinationales de 10 .5 à 15% et de faire passer la taxe sur les plus-values du capital de 20 à 39.6 %. Sur les deux rives de l’atlantique un « consensus keynésien » se dessine rappelant celui du New Deal américain d’après-guerre et son pendant européen le plan Marshall.
Cependant, les interventions sont financées au prix d’un endettement massif et par le recours à « la planche à billet ». Les Etats surendettés ne courent-ils pas des périls de banqueroute. Qui remboursera cette dette éternelle ? Sont-ce les générations futures dont l’avenir est déjà obéré par les retraites de leurs ainés ? Est-ce l’inflation, meilleur mauvais payeur des créances qu’elle sait éroder au fil du temps ? « Ne remboursons rien ! » disent les radicaux nostalgiques de « l’Emprunt russe ».
La croissance revient
Restons sérieux, remettons les choses dans leurs contextes et leurs mesures. L’Etat n’est pas en train de suppléer le marché dans une planification à la soviétique. Il ne s’agit ni de nationaliser, ni de se substituer aux entreprises. Le plan d’investissement US est un cadre d’accompagnement des initiatives et des anticipations favorables à l’investissement privé. Lorsque l’Etat construit une autoroute, les créateurs d’entreprises qui fabriquent des pelles fourniront des emplois, distribueront des salaires qui seront dépensés dans les magasins du coin au profit de la consommation des ménages. C’est le cercle vertueux. On escompte ainsi de bénéficier de l’effet « multiplicateur keynésien », un ressort de la croissance pulsée par la demande publique et relayée par la consommation et l’investissement privé. L’investissement productif de l’Etat donne de la visibilité, de la confiance au secteur privé. L’économie est avant tout une question de confiance, par gros temps l’investissement privé est en berne et l’épargne forcée augmente, parce que la peur est radine.
L’Etat néokeynésien recourt à de nouveaux instruments financiers qui n’étaient pas disponibles à la fin des années 40 à l’instar de « la titrisation », toute analogie avec cette époque se doit de garder non seulement les proportions mais aussi de nuancer le contenu de ses politiques et de souligner l’originalité du modus operandi. Aux USA les résultats préliminaires sont spectaculaires. Le PIB a augmenté en rythme annualisé de 33.1% au 3eme trimestre de 2020. Une croissance sans précédent depuis le début de cette statistique en 1947. La performance s’explique par les hausses de l’investissement des entreprises de 20.3%, de la consommation des ménages de 40.7%, des exportations de 59.7%. Les trois moteurs de la croissance sont lancés à toute vapeur. La croissance atteindra 7% en 2021, un autre record depuis les années 80. Le chômage reflue nettement, lors que certains secteurs sont sous tension par manque de bras.
La situation européenne -particulièrement française- suit la tendance avec le décalage temporel traditionnel. La Banque de France prévoit une croissance de près de 6% en 2021 en dépit du troisième confinement toujours en cours. Les prévisions concernant le chômage sont optimistes. Que demande le peuple ?
Les inquiétudes concernant la dette sont légitimes, mais rien ne plaide à verser dans le catastrophisme. La croissance remboursera une bonne partie de la dette, la croissance le reste. Le Japon dont la dette publique flirte avec 250 % du PIB n’est pas au bord de la banqueroute parce que sa dette est notamment domestique et que sa croissance est robuste et régulière.
Reviens Keynes Ils sont devenus raisonnables
Il y a toutefois à nuancer le propos, d’autres pays moins riches comme la Tunisie sont piégés par l’entrelacement de la crise économique, financière, politique que la pandémie révèle désormais au grand jour.
Quelles marges de manouvres peut dégager la Tunisie ?
Le dissensus tunisien
La Tunisie post révolutionnaire connait des difficultés qui se sont aggravées, atteignant un seuil critique. La pandémie est venue mettre à nu une économie en haillons. L’instabilité politique évoque le spectre libanais qui plane au-dessus de la tête d’une société anxieuse et fatiguée. Aucune politique économique durable n’est envisageable lorsque les instances étatiques se chamaillent. La multiplicité des arbitres tue l’arbitrage, ce qui compromet l’apparition de toute alternative sérieuse. Cela s’est vu. Les regards étrangers sont de moins au moins enclins à l‘indulgence. C’est long dix ans de transition, la mansuétude à ses limites.
Dans le marasme, on en appelle naturellement à l’Etat pour assurer les besoins essentiels de ces citoyens. Il n’y a pas de débats idéologiques à ce sujet, l’interventionnisme de l’Etat tunisien fait partie de l’ADN de notre histoire économique, notamment après l’indépendance. L’Etat est présent - à l’excès parfois- quasiment dans tous les secteurs par le truchement d’entreprises publiques. Alors qu’attend-il pour intervenir ?
Les prix flambent, le chômage explose, les pénuries de produits alimentaires se multiplient. A charge et à décharge du gouvernement il y a un problème de financement du plan d’urgence sur le terme court comme du plan de relance sur le terme moyen. Le manque de diligence de l’Etat s’explique par son indigence, pourtant tout indique l’avènement du « moment keynésien ».
L’essentiel du financement des plans de relance américain et européen a été assuré par les banques centrales et par l’endettement. La Tunisie ne dispose pas d’une monnaie internationale tels le dollar ou l’Euro, ni des réserves de la banque centrale européenne, ni de la crédibilité de l’économie française. Rappelons que l’agence Moody’s a dégradé la note tunisienne au niveau du risque quasi maximal (note B3). Cela va coûter cher d’emprunter alors que les taux accordés aux autres nations sont au plancher voire négatifs. Il reste l’alternative du financement domestique et le recours périlleux à « la planche à billets ». Cette initiative est dangereuse, elle risque d’accélérer des tensions inflationnistes auto entretenues (5% en 2021). Pourra-t-on se payer en sus une instabilité monétaire qui viendrait aggraver la dystrophie des capacités financières.
La bonne dette
Bon gré mal gré, la seule alternative envisageable est le financement extérieur. Les discussions entre le FMI et la Tunisie ont été entamées le 3 Mai courant. Le FMI se dit prêt à accompagner la Tunisie, sous réserve de mener les réformes nécessaires au retour aux fondamentaux. Il s’interroge à juste titre sur les priorités, les temporalités des séquences et, leur organisation en plan d’action. En somme un Plan d’Ajustement Structurel adossé à un calendrier précis. Pour obtenir l’aval du fonds il faudra répondre à l’interrogation : Qu’envisage-t-on comme plan structurel pour rééquilibrer le budget de l’Etat, assurer des investissements productifs et favoriser la croissance durable ? Vaste programme. Le FMI qui a mis beaucoup d’eau dans son vin est désormais soucieux de sauvegarder les équilibres sociaux et se garde bien de préconiser la levée brusque les subventions et autres compensations alimentaires. Cela laisse de la marge. Qui a pu imaginer le FMI plaider pour une taxe minimale imposable au FMN, « Afin d’assurer une équité sociale » comme le dit sa directrice K. Georgieva ?
A l’occasion de cet aggiornamento la Tunisie serait bien inspirée de s’engouffrer dans cette ouverture. Les soutiens politiques de l’administration américaine et de l’Union européenne sont un atout réel pour bénéficier de crédits moins onéreux. Le seul moyen dont dispose la Tunisie pour s’en sortir est de donner des gages de sérieux et de résolution qui lui font jusque-là défaut.
Il faudra l’exprimer clairement dans les propositions à faire au FMI. Rompre avec les dépenses de fonctionnements excessives dégagerait la voie à l’investissement productif. Ce ne sont pas les pistes qui manquent, les besoins d’infrastructures sont criants, le secteur de la santé est au bord de l’implosion, le système éducatif croule sous la massification inefficiente, la numérisation est à la traine, la dépendance énergétique s’accentue dans un pays ensoleillé à longueur d’année. L’Etat se doit d’affecter les crédits alloués aux secteurs qui impulseront la demande intérieure et relanceront la croissance et l’emploi. Il retrouverait ainsi ses fonctions d’allocateur, distributeur et, de régulateur en se donnant les moyens de sa politique dans un schéma de croissance qui tourne le dos définitivement à l’ancien modèle de développement dont l’agonie s’éternise. Il est possible de faire de la bonne dette.
Les dissensions politiques et l’instabilité gouvernementale que subit le pays depuis près de dix ans a achevé de créer un climat de défiance intérieure et de méfiance des bailleurs extérieurs. Invité de s’exprimer lors de sa dernière visite en France, le Président de la République reconnut des bouts des lèvres que le climat des affaires est mauvais. L’économiste et ex ministre des finances H. Ben Hammouda souligne la nécessité impérieuse de se défaire de la vision passéiste du développement dans le cadre d’un débat national qu’il appelle de ses vœux.
Il faudra néanmoins conduire des réformes douloureuses pour alléger les folles dépenses de fonctionnement et augmenter les recettes budgétaires. Les besoins de réforme concernent la fiscalité inefficace et permissive, les entreprises publiques déficitaires, le système bancaire atrophié, la bureaucratie tatillonne, la corruption endémique, le secteur informel, la contrebande… Faire l’économie de ces reformes rendrait toute velléité de relance chimérique. Il faudra se garder de distribuer les revenus que l’on pas encore créés, parce que toute relance de la demande de consommation dans une économie ouverte profiterait aux importations turques et chinoises et alimenterait une spirale inflationniste qui n’en demande pas tant. Alors que la relance de l’investissement productif (infrastructure, santé, éducation, numérique, énergie solaire, tourisme vert) remettrait l’économie sur un sentier de croissance durable et endogène.
Pourquoi un débat national ?
Parce qu’il s’agit d’une véritable révolution économique et politique inenvisageable sans l’élaboration d’un pacte social. On se frotte souvent à la rugosité du réel lorsqu’on convoque la théorie et son catalogue de bonnes intentions. Les ajustements structurels engendrent un orage anti inflammatoire où le remède risque d’être plus grave que la maladie.
Les reformes, conditions sine qua non du soutien du FMI et de la crédibilité aux yeux des bailleurs sont des ruptures dont le fracas social grince sous terre à bas bruit. Un compromis doit se dessiner entre les partenaires sociaux, la société civile, les partis politiques, les trois têtes de l’exécutif et du législatif. Le peuple doit être associé et informé de la gravité de la situation. Il faudra dire la vérité gage premier de l’adhésion. L’union nationale est d’une urgence vitale pour rendre possible « un consensus keynésien » dans le sillage du consensus national. C’est à cette condition que l’Etat puisse recouvrer sa légitimité aux yeux des citoyens et de la crédibilité auprès des bailleurs de fonds. La situation est critique mais le pire n’est pas certain.
Mohedine Bejaoui
Docteur en économie