Dans nos musées, la Cour des comptes épingle l’incurie, la discorde et l’opacité de la gestion
Par Professeur Houcine Jaïdi - Pour la Journée internationale des Musées (JIM), célébrée, en ce 18 mai, pour la 45e année consécutive, le Conseil international des Musées (ICOM) a choisi comme thème ‘’L’avenir des musées : se rétablir et se réinventer’’. Le lecteur du compte rendu de la mission de suivi, consacrée par la Cour des comptes à la gestion du patrimoine archéologique et consigné dans son 32e rapport annuel, publié tout récemment , ne peut pas s’empêcher de constater que le thème de la JIM 2021 résonne comme une injonction très appropriée et non moins nécessaire aux musées tunisiens. Avec leur curiosité infinie et leur rigueur exemplaire, les conseillers de la Cour viennent de diagnostiquer le mal qui ronge nos musées, noircit leur image et les paralyse jusqu’à amener un bon nombre parmi eux à fermer leur portes purement et simplement. Le constat est d’autant plus consternant qu’il s’agit, le plus souvent, de la persistance - et parfois même de l’aggravation - de carences dûment constatées dans le précédent rapport de la même instance de contrôle, qui date de … 2014. L’éclairage de la Cour des comptes dont le but premier est le contrôle de la gestion des deniers publics va, en fait, jusqu’à la révélation de graves dysfonctionnements institutionnels qui n’épargnent pas le ministère de tutelle, autrement dit l’appareil d’État.
Le décompte macabre des carences en tous genres et des fermetures en série
Dépositaires d’objets inestimables, les musées se doivent d’abord d’assurer la sécurité de tout ce qui s’y trouve exposé ou conservé dans les réserves. Dans l’accomplissement de cette tâche primordiale, la Cour a relevé des carences bien graves. Ainsi par exemple, au Musée des Arts islamiques de Raqqada-Kairouan, le nombre des caméras de surveillance et les installations de prévention contre l’incendie étaient insuffisants. Dans le même établissement, des manuscrits précieux, exposés, depuis une décennie, dans des vitrines qui ne bénéficiaient ni de la climatisation ni du contrôle de l’hygrométrie, subissaient des dégradations. Des quatre masques du Musée d’Utique, exposés à New York en 2014, il y en avait un qui n’était toujours pas récupéré en 2020.
Il y a plus de quinze ans, l’Institut National du Patrimoine (INP) s’est doté d’une base de données, baptisée VIRGILE et destinée à l’inventaire des objets exposés ou conservés dans les différents musées du pays. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes constate qu’en 2020, la base de données n’englobe encore qu’une part infime des objets archéologiques visés par l’inventaire, que toutes les ressources qu’elle offre ne sont pas utilisées et qu’elle est sans connexion avec la base de données consacrée aux objets archéologiques qui se trouvent sur les sites archéologiques et dans leurs réserves.
La Cour constate que les musées ne jouissent d’aucune autonomie et dépendent, dans les domaines scientifique et administratif, de l’autorité de la Direction générale de l’INP et, pour l’exploitation, de la Direction générale de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC). Elle relève aussi, comme elle l’avait noté en 2014, l’absence, à l’INP, d’une véritable politique de développement muséographique : les buts et la stratégie de cette mission essentielle ne sont pas définis ; les interventions en faveur des musées ne sont pas spécifiées dans le budget de l’INP ; les nouvelles créations et les opérations de maintenance peinent à être achevées quand elles ne sont pas à l’arrêt.
Le flou qui enveloppe l’activité de l’INP en matière de développement muséographique paralyse l’Agence du Patrimoine qui se trouve dans l’incapacité de programmer l’exploitation des nouveaux musées. Cette absence de coordination n’est pas la seule entrave au bon fonctionnement des musées. Les documents relatifs aux informations à caractère scientifique (notices de présentation générale, cartels…) ne peuvent être produits que par les chercheurs de l’INP ; les retards de livraison ou l’absence totale de ces éléments (pour des raisons que la Cour évoque avec moult détails) ont naturellement des conséquences très fâcheuses sur la qualité des expositions.
En 2014, la Cour avait constaté que la création des musées de Siliana et de Sidi Bouzid était encore à l’état de simples projets. Dans le rapport de 2020, ces deux projets sont signalés comme non achevés. Ce même rapport rappelle l’inachèvement, en 2014, des travaux de réaménagement des musées de Sfax et d’Utique et fait état de la fermeture, depuis le début de l’année 2015, du Musée archéologique de Sfax ainsi que du récent effondrement du Musée Dar Jallouli à Sfax. Il fait aussi remarquer que le réaménagement du Musée d’Utique n’était pas encore repris en 2020. L’institution de contrôle cite également le cas du Musée archéologique de Lamta, fermé depuis 2018 et celui de Dar Ben Abdallah fermé depuis de très nombreuses années et dont la restauration était encore à ses débuts en 2020.
Pour des raisons spécifiques, les problèmes du Musée du Bardo et du Musée de Carthage atteignent des niveaux inouïs.
Le Musée national du Bardo, un vaisseau-amiral qui continue à sombrer
La Cour rappelle dans le rapport de sa mission de 2020 que le ‘’Projet de gestion et de mise en valeur du patrimoine culturel’’ a été le premier projet à caractère culturel à avoir bénéficié, à l’échelle mondiale, d’un financement de la Banque mondiale qui date de 2001. A ce prêt de près 24 millions de dinars, l’Etat tunisien ajouta une contribution de 9,5 millions de dinars puis le budget global du projet s’est trouvé, en définitive, majoré d’une bonne moitié. Remodelé en cours de route, le projet a permis, entre autres composantes, l’extension du Musée du Bardo et le réaménagement partiel de son ancienne bâtisse.
Dans son rapport de 2014, la Cour avait relevé que les travaux du ‘’Nouveau Musée du Bardo’’, inauguré le 25 juillet 2012, n’avaient été réceptionnés que provisoirement au cours de l’année précédente. Peu de temps après, les manuscrits déposés dans les vitrines du Département islamique ont dû être retirés faute d’installations d’éclairage et de contrôle d’hygrométrie, indispensables à leur bonne conservation. Depuis, ces objets à la fois précieux et délicats sont mal rangés dans le coffre-fort du musée, trop exigu. Comme la réception provisoire de l’ameublement et des installations d’éclairage a eu lieu, en 2012, sans réserve, l’Agence du Patrimoine, qui avait été presque totalement tenue à l’écart de la gestion du projet, ne pouvait, jusqu’en 2020, ni se retourner contre un prestataire de service européen, ni clôturer les marchés. Acculée à restituer les garanties au prestataire de service, l’Agence s’est trouvée, aux yeux de la Cour des comptes en contradiction flagrante avec la réglementation des marchés publics.
La tragi-comédie du chantier du Bardo ne s’arrête pas à ces questions procédurales. En 2018, il s’avère que les portes de secours et les portes automatiques inaugurées en 2012 devaient être changées. L’année suivante, les responsables du musée demandent à changer des vitrines verticales du Département islamique, qui ne conviennent nullement à l’exposition des manuscrits. Il est aussi constaté que les locaux prévus pour abriter les réserves d‘objets en céramique du Musée du Bardo n’étaient pas assez spacieux. De ce fait, les collections du Musée Bardo, qui avaient été transférées (provisoirement), en 2007, dans des salles du Musée de Carthage fermées (provisoirement), ne pouvaient pas être récupérées.
Après avoir constaté, dans son rapport de 2014, l’inexistence d’un inventaire des objets gardés dans la salle coffre-fort du Musée du Bardo, la Cour des comptes eut à faire le même constat en 2020. A cette occasion, il a été remarqué que l’absence, dans ce local censé être le saint des saints en matière de sécurité, d’un appareil de contrôle de l’hygrométrie, avait causé des dégradations sérieuses à des manuscrits, à des pièces de monnaies et à des objets ethnographiques. Des délabrements sérieux ont également été observés dans les salles anciennes du musée : détérioration des plafonds en bois depuis une décennie, infiltrations d’eau qui endommagent des mosaïques murales…
Par ailleurs la Cour a relevé que le ministère des Affaires culturelles s’était distingué par son absence d’implication presque totale dans le projet d’agrandissement du Musée réalisé de 2002 à 2012. En témoigne, l’absence de toute évaluation des réalisations. La Cour n’a pas manqué de rappeler, à propos de cette défaillance, que le ministère de tutelle comprend une Direction générale du Patrimoine qui doit être ‘’activée’’ en vue d’assurer la coordination entre les différentes parties intervenantes.
A Carthage, la rénovation du doyen de nos musées est semée d’embûches depuis… 20 ans
Bien qu’il soit dédié presque exclusivement au site dans lequel il se trouve, le Musée de Carthage a le privilège de partager avec le Musée du Bardo le qualificatif ‘’national’’. Ce label trouve son explication, pour Carthage, dans les conditions de la création du musée et la suite de son histoire.
C’est en 1875, soit 13 ans avant l’inauguration du Musée du Bardo, que fut créé le Musée de Carthage sous le nom de ‘’Musée Saint-Louis de Carthage’’. Sa création en tant qu’établissement privé est due au Père Alfred Louis Delattre qui avait été envoyé par le cardinal Lavigerie installé, alors, à Alger. A la mort du cardinal, en 1892, son disciple, reconnaissant, opta pour l’appellation ‘’Musée Lavigerie de Saint-Louis de Carthage’’. Cédé à l’Etat Tunisien, en 1964, à la faveur de l’accord conclu avec le Vatican, le Musée fut dénommé ‘’Musée national de Carthage’’. Depuis, il a connu plusieurs opérations d’extension et de réaménagement particulièrement au cours des années 1990. Quelques années seulement après cette dernière intervention, a commencé pour le musée, une longue descente aux enfers qui en a fait, depuis une vingtaine d’années, le parent pauvre des musées tunisiens.
La Cour des comptes rappelle que la vieille bâtisse qui abrite le musée a montré, en 2001, des fissures qui ont entraîné la fermeture de quatre salles sur un total de six. Des travaux de consolidation ont été menés, quelques années plus tard, sans aboutir à la réouverture des salles fermées. Entretemps, la rénovation du musée a été retirée du ‘’Projet de gestion et de mise en valeur du patrimoine culturel’’ mis en œuvre à partir de 2002. En 2017, deux salles du musée devaient être rénovées grâce à la réaffectation d’un don italien de 1,5 million de dinars, qui était au départ destiné à la restauration des plafonds en bois du Musée du Bardo. Ce projet a fini par être abandonné du fait de la fermeture du Musée de Carthage au mois d’avril 2018. Les conditions dans lesquelles a été effectué le stockage des pièces archéologiques qui étaient exposées dans le musée n’ont pas été sans conséquences graves : la Cour des comptes a relevé la détérioration de nombreuses pièces de céramique conservées dans les salles fermées du musée.
Dans le cadre de sa mission de suivi accomplie en 2020, la Cour des comptes, qui avait relevé que le Musée de Carthage était fermé depuis plus de deux ans, a appris que le réaménagement de l’établissement ainsi que d’autres interventions intéressant le site archéologique étaient programmés. Il s’agit de l’un des volets du projet ‘’Tounes Wijhatouna’’ (Tunisie : notre destination) financé par l’Union européenne et destiné, grâce à plusieurs actions complémentaires, à accompagner la diversification de l’offre touristique tunisienne. Le financement, qui est de 45 millions euros au total, réserve 16,5 millions d’euros au patrimoine culturel, dont plusieurs millions d’euros sont destinés au site de Carthage et particulièrement à son musée, abords compris. La Cour a constaté qu’au niveau du ministère des Affaires culturelles, un seul agent était en charge du suivi de tous les travaux prévus pour le musée et le site de Carthage, que la convention relative à cette action avait été signée ‘’probablement au mois de décembre 2019’’ et que jusqu’au mois de juillet 2020 aucune conception globale et aucune réalisation concrète n’avaient été enregistrées. Un Comité de pilotage a finalement été installé par le ministère de tutelle, en août 2020, autrement dit dans la foulée de la mission de contrôle de la Cour.
Le visiteur, qui se présente à l’entrée du Musée de Carthage, trouve, à l’entrée, une pancarte bien défraichie qui annonce : ‘’Musée en rénovation’’. De cette indication laconique - qui ne donne aucune idée de la nature du projet, de son maître d’œuvre, de son financement et de la durée des travaux -, il pourrait, s’il est excessivement optimiste et confiant, déduire que les travaux vont bon train et que la réouverture du musée ne saurait tarder. Mais s’il s’avise de consulter le site web de France Expertise, la filiale de l’Agence française de développement qui est chargée de la mise en œuvre du projet intéressant le Musée de Carthage et son environnement, il saura que le laconisme du ministère des préposés au projet cache en fait un délai de plusieurs années. Expertise France explique au grand public les composantes du volet patrimoine culturel du projet ‘’Tounes Wijhatouna’’ et les différentes étapes de son exécution. Elle précise, entre autres, que les travaux programmés pour le musée et le site de Carthage font partie d’un (sous)Projet baptisé ‘’Patrimoine 3000 - Projet d’appui à la valorisation du patrimoine culturel tunisien’’ qui s’étale sur les années 2019-2023. Ainsi, le visiteur du site Web comprend que le Musée de Carthage rouvrira ses portes au plus tôt à la fin de l’année 2023.
Ce qui a été constaté par la Cour des comptes dans son rapport de 2014 et, à nouveau, en 2020, à propos du ‘’Projet de gestion et valorisation du patrimoine culturel’’ et ses remarques concernant le suivi peu rassurant du Projet ‘’Patrimoine 3000 - Projet d’appui à la valorisation du patrimoine culturel tunisien ’’ ne manquent pas de susciter de grandes inquiétudes. Le projet qui a démarré il y a un an et demi et qui intéresse, entre autres, le Musée de Carthage et ses abords - et concerne dans un autre volet la mise en place de concessions pour la gestion de quelques monuments historiques par des particuliers dans le cadre du partenariat Public-Privé - est une chance précieuse que le ministère de tutelle n’a pas le droit de manquer. Le Département en charge du patrimoine culturel s’honorerait à prouver qu’il a tiré des leçons d’une mauvaise expérience, toujours en cours, au Musée du Bardo.
Cinq questions cruciales pour l’avenir de nos musées
De la multitude de questions que soulève la gestion des musées telle qu’elle apparaît au miroir du dernier rapport de la Cour des comptes, cinq nous semblent revêtir un caractère décisif.
Il y a d’abord celle qui concerne le désintérêt sidérant du ministère des Affaires culturelles pour les musées et plus généralement pour le patrimoine culturel. Ce désintérêt, qui est rappelé par le dernier rapport de la Cour des comptes, en plus d’un endroit, invite à s’interroger sur l’idée que se fait le ministère de son rôle. Sa mission première ne consiste-t-elle pas à concevoir une politique du patrimoine, à coordonner les interventions des établissements qui sont sous sa tutelle et à contrôler leurs activités ? Force est de constater que, pour les musées comme pour l’ensemble du patrimoine archéologique, la crédibilité du ministère de tutelle est fortement entamée. L’autonomie des musées pour laquelle il promet, dans ses réponses aux interrogations de la Cour des comptes, de travailler à l’avenir, est en chantier depuis une dizaine d’années et semble lui poser un problème particulièrement ardu. Rappelons qu’en Algérie, les musées nationaux sont « dotés de la personnalité morale et de l’autonomie financière » depuis 1985 et qu’un ‘’statut-type des musées et des centres d’interprétation à caractère muséal’’ a été promulgué en 2011. Dans ce pays voisin, une vingtaine de musées nationaux et un centre d’interprétation créés officiellement de 1985 à 2012 tirent le meilleur profit de leur statut moderne et performant tant pour la muséographie que pour la recherche et l’éducation au patrimoine.
Le manque de moyens financiers, souvent avancé comme leitmotiv pour justifier l’inertie et la petitesse qui caractérise ce qui est entrepris dans nos musées, ne se trouve-t-il pas démystifié par le dernier rapport de la Cour des comptes ? Depuis 20 ans, les caisses du patrimoine archéologique, alimentées par des fonds tunisiens et étrangers, ressemblent au tonneau des Danaïdes, ce gouffre sans fonds, rempli à l’infini sans succès. En fait, le rapport de la Cour, montre qu’il est souvent question d’argent mal dépensé ou non dépensé. Le véritable problème est donc celui de la gouvernance et tourne surtout autour de l’indigence des ressources humaines, de la traçabilité des actes et de la recevabilité.
Le rapport de la Cour des comptes évalue les musées surtout à l’aune de la gestion des deniers publics dont ils profitent (budgets des établissements de tutelle, prêts, dons …). Ce faisant, il rappelle que le patrimoine culturel est un bien public qui ne saurait être transformé en une chasse gardée et gérée à huis-clos. Ce constat ne nous autorise-t-il pas à nous demander si le ministère en charge du patrimoine culturel ainsi que ses établissements de référence sont capables à eux seuls d’en assurer la gestion, tâche qui dépasse manifestement leurs capacités réelles ?
A en juger par le dernier rapport de la Cour des comptes, l’INP et l’Agence du Patrimoine qui se partagent, dans la confusion, la gestion des musées, ne paraissent-ils pas, en fait, en conflit - et pour le moins en compétition - qu’en posture de coopération à partir de domaines de compétences bien définis et de responsabilités précises ? Leurs prestations en matière de gestion et de mise en valeur du patrimoine, dans le cadre des musées, se caractérisent, entre autres, par le peu de considération qu’ils accordent à l’intérêt supérieur des objets exposés ou stockés dans les réserves et aux droits des usagers.
En définitive, se pose la question de savoir quel est l’avenir des musées en Tunisie ? Sont-ils capables, dans un délai raisonnable, de remplir pleinement leur rôle multidimensionnel en respectant les normes du XXIe siècle, largement adoptées dans de petits musées de pays peu touristiques ? Contribueront-ils, sans trop tarder, à faire évoluer l’image actuelle du patrimoine culturel, qui est le plus souvent celle d’un décor et d’un fardeau encombrant, vers celle d’un secteur rayonnant, source de richesse durable et titre de fierté ? Le dernier rapport de la Cour des comptes ne laisse guère de place à l’optimisme béat. Il a toutefois le grand mérite de montrer que le ‘’rétablissement’’ et la ‘’réinvention’’, prônés par le thème de la JIM 2021, sont possibles pour nos musées. Cette double entreprise n’exige, en fait, que l’application des lois actuelles et leur amélioration quand il le faut et, surtout la rupture avec toutes les pratiques qui ont conduit trop longtemps au déficit d’image et au manque à gagner.
Professeur Houcine Jaïdi